Née en 1934 à la Guadeloupe, Maryse Quidal/Boucolon part étudier à La Sorbonne à Paris en 1953, épouse peu après un acteur guinéen, Mamadou Condé, et s’installe en Guinée et au Ghana où elle résidera 12 ans. Elle divorce et retourne à Paris avec ses enfants, épouse un Britannique et commence une carrière littéraire et universitaire puis partage son temps entre la France et les Etats-Unis. En 1986, elle revient s’installer dans son île natale dans cette « île –prison » comme elle le note dans une communication faite en Haïti à cette même époque, intitulée “Notes sur un retour au pays natal”. En effet Maryse Condé insiste sur les sentiments d’oppression et d’ennui qui avaient marqué son adolescence en Guadeloupe, elle affirme qu’elle ne regardait alors la mer “que pour avoir le désir de s’échapper des Antilles”, et de ce pays qui n’était pour elle qu’un “vide”, un “néant». Maryse Condé a toujours entretenu des rapports extrêmement ambivalents avec les Antilles.
Souvent présentée comme une écrivaine nomade, elle se réclame de l’errance. Une errance qui se double d’une quête de soi puisque comme elle l’indique dans une interview accordée à Elisabeth Nunez :
« j’écris pour moi-même, pour trouver une réponse aux questions que je me pose. »
Françoise Lionnet, dans un article intitulé «Traversée de la mangrove : Maryse Condé et la créolité » dresse un parallèle entre le vécu personnel de l’auteur et l’évolution de sa posture depuis Heremakhonon (1976) jusqu’à Traversée de la mangrove (1989). Car c’est bien une forme d’errance qui caractérise la vie et la production littéraire de Condé dans les années 70 et 80 à travers des romans qui explorent les thèmes de l’exil et de la diaspora, redoublant la posture de l’auteure «en diaspora» La vie scélérate (87), Ségou (84-85) à Tituba (1986). Si ce premier roman (Heremakhonon) illustrait son séjour avorté en Afrique, Traversée représente la cristallisation du retour de Maryse Condé au pays natal.
Il s’agit pour moi de démontrer que l’avènement du mouvement de la créolité en 1986 (date de la parution du premier roman de Patrick Chamoiseau, Chronique des 7 misères) a marqué l’écriture de Maryse Condé qui, avec Traversée de la mangrove, débute, à mon sens, son cycle caribéen. Ce roman peut être considéré comme un Retour au Pays Natal. Avec Traversée, tel son double fictionnel Francis Sancher, elle revient au pays. Mais c’est un pays qu’elle a quitté depuis longtemps, une terre fantasmée qui la hante, mais qu’elle n’habite pas.
La Séparation
Déjà en 1986, évoquant sa migration Maryse Condé indiquait que quoique née dans la Caraïbe, elle n’était pas née en tant que Caribéenne et qu’elle l’était devenue plus tard. En effet née dans une famille noire de la bourgeoisie guadeloupéenne, elle se vit comme française (comme tous les Antillais des années 50) jusqu’à son arrivée en France où elle découvre, comme Aimé Césaire ou Frantz Fanon des années plus tôt, qu’elle était d’abord une femme noire.
Les écrits du mouvement de la Négritude vont la conforter dans sa recherche de la redéfinition de son identité en Afrique. Une Afrique nécessairement mythifiée. Cette recherche coïncide paradoxalement à une négation de son antillanité qui correspond à « un rejet de mon enfance, de la terre de mon enfance. » Le malaise qu’elle ressentira en Guinée (Une saison à Rihata 1981) lui révèle que l’Afrique n’est pas son lieu, qu’elle est considérée comme une étrangère. .
Paris, interstice
Pourtant, en quittant l’Afrique elle choisit le retour en terre neutre, Paris où fourmille une diaspora noire (Haïtiens, Brésiliens etc.) renforçant son identité d’exilée, créant ainsi une autre île à l’intérieur de l’exil. Une sorte d’espace interstitiel, liminaire un tiers espace pour reprendre l’expression d’Homi Bhabha, espace fécond mais pourtant heurté d’interrogations. Car c’est à partir de son retour à Paris que Maryse Condé tente de résoudre sa question de l’Afrique sans pour autant se définir comme pleinement Antillaise.
La publication de Ségou (1984-1985) qui décrit une Afrique précoloniale, prospère et flamboyante, illustre de manière magnifique la fin de son conflit intérieur avec l’Afrique. Une sorte de séparation. Elle entame alors l’écriture de ce que les critiques définissent comme les romans caribéens : Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (1986), La vie scélérate (87), et donc Traversée de la mangrove (1989).
Turbulences créoles
Traversée de la Mangrove est le roman de l’irruption de la créolité et en cela je le pose comme un moment décisif tant du point de vue biographique, autobiographique que narratif.
En effet, la publication de ce roman coïncide avec la turbulence, l’émoi qu’a créé le mouvement de la créolité sur la scène littéraire française et antillaise. Le mouvement de la créolité apparait au début des années 80 est théorisé en 1989 dans un manifeste intitulé « Éloge de la créolité » rédigé par les écrivains et créolistes Raphael Confiant, Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé. Il faut savoir que bien avant la publication de cet essai, Chamoiseau écrivait des bandes dessinées en créole (Koutja) sous le pseudonyme d’Abel, Bernabé avait publié une grammaire du créole et élaboré un système graphique de la langue qui fait autorité dans le monde créole jusqu’à aujourd’hui et que Confiant avait déjà publié 3 romans en créole (sans grand succès d’ailleurs). La publication d’Éloge de la créolité se positionne en rupture avec le mouvement de la Négritude. Il propose de valoriser les différences culturelles et le divers (théorie développée par E.Glissant), la diversalité, opposée à l’universalité qui, selon eux ne favorisent que l’UN, eurocentré et occidental. A partir du terme « créole » qui dans son acceptation la plus courante à l’époque coloniale (XVème-XIXème siècles), signifie « né en Amérique », les intellectuels ont formé différents concepts « créolisation, créolité » qui désignent respectivement la formation d’une société et d’une culture créoles et l’affirmation d’une culture créole.
Le terme « créole » provient du latin creare qui signifie en français créer/être créé et du portugais criollo (natif des Amériques). Il désigne d’abord le colon né en Amérique, loin de la métropole, puis l’esclave né dans la plantation, ensuite ce terme sera appliqué à la langue, l’architecture, la cuisine etc… En effet le terme créole désignera la langue commune crée par ces deux populations pour échanger, donner les ordres et les appliquer, pour survivre au sein du système de la plantation s’agissant des esclavagés africains. Car, faut-il le rappeler, la langue française au 17ème siècle n’était pas parlée par la majorité des Français du royaume : coexistaient l’occitan, le breton, le normand, le poitevin par exemple et ces différents groupes ne se comprenaient pas entre eux. De même aux esclavagés africains il fut interdit de parler leurs langues d’origine c’est-à-dire l’éwé, le fon, l’ibo etc.…pour éviter complots et massacres de maîtres. Toutes ces langues vont donc se métisser sur le plan syntaxique, lexical pour enfanter un nouvel idiome : le créole.
Pendant trois siècles par volonté avérée d’assimilation, la langue française a mené une guerre contre le créole qui fut désigné sous les vocables péjoratifs de « jargon de Nègres » « patois » baragouin ». Elle s’imposa comme la langue de la Raison, de la logique et du Beau. Ainsi fut-il interdit jusque dans les années 1970 de parler cette langue à l’école sous peine d’être puni (à noter que le même sort était réservé aux autres langues régionales : l’occitan, le breton etc…). Cette guerre menée par le gouvernement français a imprimé un fort sentiment de culpabilité linguistique dans la psyché des Antillais, qui se sont mis à mépriser leur propre langue, à traquer le moindre « créolisme » c’est-à-dire l’intrusion subreptice du créole au cœur même de la langue française.
Cette situation diglossique généra un fort sentiment d’insécurité linguistique et identitaire au sein des populations antillaises. Il faudra attendre les romans d’Edouard Glissant dans les années 1960 (le mouvement de l’Antillanité) puis les auteurs de la créolité dans les années 1980 pour que le désir d’Aimé Césaire émis en 1930, à savoir « négrifier la langue française » fût exaucé.
Les auteurs de ce concept de la créolité affirment l’existence d’une relation entre l’identité antillaise et une esthétique propre. Ils popularisent une définition de l’être créole, qui syntaxiquement construite sur le mode négatif, autorise la construction de schémas relationnels illimités tout en refusant les synthèses faciles : « ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous revendiquons créoles ». La créolité est « l’agrégat interactionnel ou transactionnel des éléments culturels caraïbes, africains, asiatiques et levantins que le joug de l’Histoire a réuni sur le même sol. C’est le monde diffracté mais recomposé. » (Éloge de la créolité )
L’hybridation de la langue française et du créole est alors revendiquée comme l’une des tâches primordiales de ces écrivains afin de pouvoir trouver et construire leur propre langage. Car au-delà de la langue en tant qu’outil linguistique, il y a le discours, la vision du monde, qui pour trouver son originalité, ne peut considérer la langue comme un objet neutre.
« On peut écrire en français, un français habité par le créole et traduire l’identité antillaise » affirme Raphael Confiant.
Ainsi la langue française se verra bousculée dans sa norme syntaxique. La langue créole charrie de nouvelles expressions, des métaphores vives qui feront le bonheur de la scène critique française. Alors que Confiant, par exemple réhabilite des termes du français archaïque utilisés en créole usuel comme bayer (donner), parer (être prêt), retrouvant par ce procédé l’inventivité insolente, paillarde de François Rabelais, Chamoiseau quant à lui, déconstruit des termes créoles ou bien les insère tels quels : déparler (délirer), toutes qualités de (toutes sortes de/ toutt kalité) et pratique une irruption flamboyante des créolismes. Tous les deux inventent un nouveau langage et créent un bouillonnement linguistique en rétablissant l’oralité dans l’écriture. D’un point de vue littéraire, cette nouvelle fiction se caractérise non seulement par l’hétéroglossie mais aussi par la polyphonie, le foisonnement des personnages. Les auteurs de la créolité, à travers le recours à l’imaginaire créole, restaurent la figure centrale du conteur.
En tant que concepts identitaire, la créolité implique un double processus : celui d’une adaptation entre différentes civilisations et historicités et celui d’une confrontation d’ordre culturel et anthropologique au sein d’un même lieu: entre colons français, esclavagés africains, puis engagés indiens au 19ème siècle, suivis d’immigrants chinois et levantins. Ces communautés sont non-segmentées. La pensée post-moderne se constituant sur les ruines de la postulation de l’UN, propose le concept opposé de la fragmentation l’être, ce qui suppose du vide là où il y avait du plein, de l’archipélie là où s’imposaient des masses continentales.
D’où le concept de « diversalité » proposé par les auteurs de la créolité opposé à celui d’universalité. Ainsi la langue créole, longtemps méprisée, déniée, reniée devient le vecteur de cette diversalité et de cette pluralité qui caractérisent la société antillaise. La langue créole considérée comme interdite en littérature, envahit alors les romans sous forme d’interlecte, code linguistique construit autour de l’échange, l’interférence, l’accommodation et la transformation : Chronique des 7 misères (Chamoiseau 1986), Le Nègre et l’Amiral (Confiant 1988). La langue utilisée par ces auteurs n’aspire pas au monolinguisme « authentique »mais au contraire crée une disruption du langage depuis l’utilisation des termes créoles en passant par des néologismes jusqu’au français standard. Ils vont « dérespecter » la langue française. Le mouvement de la créolité qui se définit en rupture de la Négritude d’Aimé Césaire, inscrit le créole dans l’univers du roman en tant que langue mais aussi en tant qu’imaginaire déterminant de l’écriture caribéenne francophone.
Réception des écrits de la Créolité
Si le mouvement littéraire en tant que tel eut un retentissement important sur la scène française, en revanche il a généré chez beaucoup d’Antillais (auteurs ou non), surprise et émoi. Car, à leurs yeux, ce mouvement n’était ni plus ni moins une entreprise de destruction du mouvement de la Négritude, une souillure de la belle langue française. On parla d’effet de mode, de produit commercial, de littérature mineure alors qu’en même temps Confiant et Chamoiseau se voyaient décerner de nombreux prix littéraires dont le Prix Goncourt en 1992 pour Texaco. Cette liberté de ton, cette résistance aux canons vont séduire Maryse Condé, la rebelle. Dans un article publié en 1989, elle adopte donc un nouveau point de vue, et en vient à s’interroger sur le rôle que peut jouer l’écrivain dans la société antillaise. Aussi devons-nous interroger la démarche adoptée par l’auteur : celle d’intégrer un mouvement littéraire contesté aux Antilles mais admiré en France. Maryse Condé a-t-elle été poussée par un désir d’ancrage, de reterritorialisation dans sa nouvelle réalité antillaise ? Ou bien par un besoin d’être acceptée par cette nouvelle génération rebelle en rupture d’exotisme ?
A ce propos, elle confie lors d’une entrevue à Françoise Lionnet :
« Quand je suis revenue en Guadeloupe, c’était le début de l’école de la créolité. Ce qui m’a obligé à me poser des questions sur les langues maternelles à ma disposition. Au fur et à mesure, le créole est venu investir le français, m’aider à briser la prison des langues dans laquelle j’étais enfermée ».
Elle déclare dans une interview accordée à la revue Chemins critiques «[…] Habiter ce pays c’est résoudre une énigme, l’énigme de particularismes culturels qui demeurent. […] Habiter ce pays c’est parler de lui au présent. C’est écrire sur lui au présent. Donc finalement, habiter ce pays c’est réfléchir un peu sur l’œuvre littéraire. C’est repenser l’œuvre littéraire. C’est repenser sa fonction d’écrivain ». C’est donc dans ce contexte de reterritorialisation que Maryse Condé entreprend d’innover au niveau du lexique, de la syntaxe, des structures narratives, et de la représentation. Elle enracine le texte de Traversée dans le réel antillais.
Le roman commence quand un homme appelé Francis Sancher vient de mourir soudainement, pour des raisons obscures. Il s’était dit hanté par une malédiction qui frappe tous les mâles de sa famille. Sancher a eu des relations sexuelles avec deux jeunes femmes du village, Mira Et Vilma, qui « tombent enceintes » de lui. Les habitants du village se rassemblent pendant la veillée pour pleurer la mort de Sancher. Il est bientôt évident que les villageois ont des avis très différents sur Sancher tandis que certains le haïssent, d’autres trouvaient en lui un sauveur. Le roman se décline en vingt chapitres, chacun étant narré par un personnage différent (à l’exception de Mira, qui déroule sa parole sur deux chapitres). La complexité de l’œuvre est, en partie, produite par le nombre de narrateurs, dix-neuf, qui créent déjà un texte polyphonique chacun avec son style linguistique, sa langue et son discours propre. Chacun donne son point de vue particulier sur une réalité changeante et diverse.
La société de Rivière au Sel offre une vision microcosmique de la hiérarchie raciale qui caractérise la société antillaise autour de la mort mystérieuse de Francis Sancher, cet inconnu arrivé dans le village quelques années auparavant et dont la mort bouleverse le tissu social de cette petite communauté rurale. Aucun personnage ne sait d’où il vient ni ne comprend le mystère de ses origines : « on ne savait s’il était Blanc, Noir ou Indien. Il portait tous les gènes raciaux dans son corps. » On pourrait arguer que d’un point de vue métaphorique Francis Sancher reflète les Antilles et leur histoire. Il porte à la fois l’histoire individuelle et collective, offrant un point commun de référence à une communauté apparemment disparate. Ce sont toutes les voix mêlées de la communauté de Maryse Condé. L’esthétique narrative du roman fait appel à une conscience fragmentée, dispersée, répartie entre les différents personnages.
Ainsi la veillée autour du corps de Francis réunit la communauté multicolore. La veillée mortuaire constitue l’espace au récit. C’est le lieu de rencontre et de reconnaissance, de creuset où les diverses cultures représentées par les personnages dialoguent entre elles et avec le lecteur. Comme le souligne la chercheure Françoise Lionnet, avec ce roman, Condé se donne donc accès à une structure symbolique qui se fait et se défait à travers les récits de chaque personnage. Ces récits, “anecdotes sans queue ni tête”, tissent des rapports réels et dynamiques entre les différents narrateurs et acteurs représentant chacun divers aspects de la culture guadeloupéenne: les familles Lameaulnes et Ramsaran, l’une créole et l’autre indienne; Man Sonson, la guérisseuse; Moïse, le pariah; Léocadie, l’institutrice; Cyrille, le conteur; Dodose et Sonny Pélagie; Lucien Evariste; Émile, l’historien; et Xantippe, sorte d’esprit des lieux qui garde intacte la mémoire du “tan lontan”.
A l’occasion de la publication de Traversée, Maryse Condé sollicite la collaboration (caution ?) de Patrick Chamoiseau comme premier lecteur. L’intervention de Chamoiseau a été publiée dans la prestigieuse revue américaine Callaloo en 1991. Chamoiseau commence en expliquant que Condé l’a sollicité parce que bien qu’ayant des conceptions différentes du roman, le dialogue pouvait être engagé et que du point de vue de la théorie de la créolité, l’analyse de Traversée pouvait être pertinente. Au cours de cet exercice, Chamoiseau ne se pose pas comme le commandeur prescrivant le guide du bien-écrire-la-créolité, au contraire il se plaît à retrouver des éléments caractéristiques de l’esthétique de la créolité tel que la veillée mortuaire qui constitue l’espace du roman, la figure du conteur quoique non centrale dans ce texte, révèle dans son silence, la résistance collective à la mort et à la nuit.
En effet, la parole de « Cyrille, le conteur », est transmise par un narrateur non-personnel et en discours indirect libre; Cyrille, lui, n’a aucun contrôle sur son propre récit, car ses paroles sont rapportées par le narrateur. Cyrille a recours à deux langues : le français et le créole. Le conteur, comme l’écrivain, est un « passeur de langue » et des histoires culturelles; pour que Cyrille remplisse sa fonction dans la communauté de Rivière de Sel, il faut qu’il « passe » la langue, qu’il l’emploie dans ses histoires pour la valoriser et pour la promouvoir dans le village. Sans cette insistance sur la valeur de la langue natale, le conteur, Cyrille, ne serait qu’un homme qui aime parler, alors que « le conteur » signale aux lecteurs une image précise de ce qu’il représente pour la communauté. L’identité de Cyrille est fortement liée à sa situation linguistique et à sa fonction dans la communauté. Nous retrouvons, de manière évidente, la figure du « marqueur de paroles » proposée par Chamoiseau, l’écrivain est l’héritier du conteur, dans les sociétés créoles.
Francis Sancher, ce vagabond, cet errant appartient lui aussi à l’univers de la créolité : père absent, oblitéré, il a plusieurs enfants avec des femmes différentes, des ich dèwo. Quant aux autres personnages, poursuit Chamoiseau, ils sont divers, loin de la représentation monolithique de l’homme noir de la Négritude : Haïtiens, mulâtres, chabines, mulâtresses, origines entremêlées des mémoires de la Caraïbe.
La langue du retour
Maryse Condé emmaille son texte d’expressions créoles, créant une « langue du retour ». Ce qui nous intéresse surtout dans l’analyse textuelle de Traversée de la mangrove, découle des théories de l’hétérolinguisme tel que Rainier Grutman l’a défini, est : « […] la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelle que forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principal ». Le fait hétérolinguistique représente tous les mots, phrases, et expressions qui sont produits dans une langue autre que le français« standard » dans une œuvre francophone.
Le fait hétérolinguistique est présent dans le texte de Condé; il se manifeste par la présence de plusieurs langues qui se côtoient, s’entremêlent parfois : le français, le créole, le « fréole », mais aussi l’anglais, l’espagnol, le hindi et le latin. Avant de vous soumettre la liste des exemples lexicaux, syntaxiques et métaphoriques qui éruptent, surgissent dans Traversée, il convient de rappeler que Chamoiseau dans sa lecture critique du roman, évoquant cette nouvelle langue qu’utilise Condé , lui reproche toutefois les notes de bas de page , les explications de tournures syntaxiques (le refus de l’opacité) : une écriture authentique exige qu’on se débarrasse de l’extériorité et que l’on développe une vision intérieure qui traite de la réalité antillaise.
Un roman de l’entre-deux ou l’échec du retour
Traversée est un roman de l’entre-deux. En effet, l’entre-deux est un espace complexe. Aux représentations dominantes d’espaces circonscrits, clos, enracinés dans un imaginaire du terroir, l’entre-deux vient ajouter celles d’espaces dérivés, flottants. L’entredeux désigne à la fois une transition, une articulation, un pont, un passage mais aussi une séparation, une discontinuité, une différence. Telle la mangrove qui est un espace d’eau saumâtre, ni mer, ni rivière mais mer et rivière, mais terre et eau, c’est un espace d’entrecroisement, un espace carrefour.
En cela, Maryse Condé figure son propre questionnement, interroge son propre retour aux Antilles. Beaucoup de ses personnages étouffent dans une île trop étroite « où l’œil cogne aux mornes ». Il se dégage de ce roman une impression d’étouffement lié au foisonnement des arbres tels des espaces infranchissables contre lesquels se heurte l’auteur.
En conclusion, Traversée, malgré son choix de l’hétéroglossie, de la résolution des destinées autour et grâce à Francis Sancher, figure l’échec du retour. Ce roman est une tentative de compromis dans son approche de la créolité. Dès le roman suivant, La colonie du nouveau monde (1993), Condé va renoncer à emprunter la voix de la créolité. Rebelle à tout dogmatisme, elle va critiquer « cette posture masculine qui formalise un projet esthétique en une confusion entre les ambitions politiques et poétiques » (1993). La créolité, souligne-t-elle ne doit pas se transformer en terrorisme culturel. A chacun sa créolité, conclut-elle.
On peut dire que Maryse Condé a toutefois procédé par le biais de cette nouvelle parole à une sorte de rite de passage, se séparant de l’Ancien Monde (Afrique et Europe à la fois) et pénétrant dans le Nouveau Monde (les Antilles). Mais elle va demeurer au seuil de ce monde, toujours dans un espace liminaire.
Traversée doit être lu comme un roman qui résiste à l’obsession des origines et des racines. Avec ce roman, Maryse Condé a trouvé une demeure à l’intérieur de l’écriture elle-même.
Si dans Traversée ses personnages ont atteint l’autre rive, progressent vers la conscience d’une identité caribéenne, il semble que pour ce qui concerne Maryse Condé, la traversée est achevée En effet, l’espace de l’île avec ses laideurs mesquines, ses contradictions paralysantes ne lui permettent pas de féconder son écriture. Elle choisit alors de procéder pour de bon à une sorte d’écart entre les rives de l’Amérique et celles de la Guadeloupe. Après tout, confesse-t-elle, « un écrivain a-t-il besoin d’une terre natale ? »
C’est comme si tourmentée par un commencement perdu et un enracinement impossible, elle évitait toute fixité qui menaçait de la dévorer, préférant prendre résidence dans l’éphémère du voyage, assumant l’errance qui était profondément enracinée en elle.
Elle va donc continuer sa quête à travers la publication, dans les années 90, de romans, récits, nouvelles, livres pour enfants, toujours centrés sur la Caraïbe, comme si elle essayait de défaire l’écheveau emmêlé de son appartenance. Cette mise à distance géographique correspond à des aller-retours USA/Guadeloupe/Paris/Afrique qui lui offrent toute latitude d’être de partout et de démontrer à travers ses écrits que les notions de centre et de marge éclatent en un kaléidoscope diasporique de multiplicités de genres, d’identités mosaïques et de lieux.