Dans ZIST 18 (voir aussi Ce Sang Impur mis en ligne gratuitement), je mentionnais que Jacques Chirac (Sciences Po Paris, ENA) avait inauguré, en tant que ministre de l’Agriculture en 1972, la pratique gouvernementale de la République française d’autoriser la mise sur le marché (AMM) de la chlordécone aux Antilles françaises alors que tout indiquait le danger que représentait son utilisation. La conversation s’est poursuivie sur Twitter à travers un tweet résumant ce fait. Mon choix d’écriture lors de Sang Impur m’avait prévenu de tout dire et surtout de tout expliquer. Ce fait est loin d’être une anecdote. Ce qui s’est passé pour le chlordécone n’est pas un accident, une simple anecdote dans la vie d’un Chef d’État. Les américains disent it’s not a bug, it’s the feature. Ce n’est pas une petite erreur de la République, c’est malheureusement une fonctionnalité.
Beaucoup ont remarqué qu’en 1972, la toxicité de la chlordécone n’était pas encore totalement prouvée. L’interdiction du képone (le nom du produit de la chlordécone à l’époque) aux Etats-Unis ne date que de 1975 après la pollution massive de la James River par l’usine qui la produisait. Il me fut même répondu que “Jacques Chirac n’a fait qu’établir une autorisation de mise sur le marché (partout en France), le vrai scandale c’est la dérogation de 1990, sous Mitterrand-Rocard.” Il est bien entendu évident qu’autoriser la mise en marché d’un pesticide pour protéger la production de bananes, en France, dans les années 1970, aurait aussi pu concerner le Périgord.
Dire tout cela, exonérer en somme, c’est oublier qu’en 1972, la toxicité (reprotoxicité, stérilité, écotoxicité) de la chlordécone est établie chez les mammifères. C’est oublier que dès 1974, en Martinique, sont déposées les premières demandes contre l’utilisation du produit par les agriculteurs de la banane. C’est aussi oublier que deux fois* la mise en marché de la chlordécone sera refusée par la Commission des toxiques en agriculture en France parce que ces producteurs refusèrent de montrer les différents bilans, analyses et études des impacts de la molécule. Forcément. C’est donc en sautant par-dessus l’avis de cette commission – comme par-dessus un tourniquet –, que Jacques Chirac va faire passer cette première autorisation de mise sur le marché. Ainsi de 1972 à 1981, le képone sera commercialisé sans aucune homologation, les Autorisations de Mise sur le Marché (AMM) provisoires similaires à celle de Chirac se répétant.
C’est donc en sautant par-dessus l’avis de cette commission – comme par-dessus un tourniquet –, que Jacques Chirac va faire passer cette première autorisation de mise sur le marché.
Je n’ai pas eu à faire de grandes recherches pour trouver cette information. Deux clics sur Internet. Pourtant, le premier réflexe de beaucoup c’est d’exonérer : Jacques Chirac ne pouvait pas savoir. Alors qu’en réalité, il ne voulait pas savoir.
Il y a quelques années, pas si longtemps, disons trois-quatre ans, je me suis retrouvé pris dans une conversation avec des concitoyennes sur la question du racisme d’État et de son existence en France. Deux jeunes femmes brillantes : l’une, future magistrate (Sciences Po, École nationale de la magistrature) sûre de son droit, et l’autre (Sciences Po, probablement une autre grande école) animait ce qui est probablement le plus gros think tank de la gauche française, sûre de sa morale. Je tenais de mon côté, respectueusement, que son existence était une évidence. Elles me disaient que c’était impossible car il n’y avait pas de lois discriminatoires au sein de la République française. Et, comme souvent, quand on tient un débat sur le racisme en France avec des gens qui sont persuadés qu’il n’existe pas sur la Terre Sainte dont les frontières bloquent les nuages radioactifs et les idéologies nauséabondes, j’ai dû prendre l’exemple étatsunien pour éclairer les mécanismes du racisme.
« Te souviens-tu de cette scène de Selma, le film d’Ava Duvernay, où Annie Lee Cooper, jouée par Oprah Winfrey, essaye de s’inscrire sur les listes de vote ? ai-je dit. Légalement, elle est citoyenne et peut voter, tout dans la constitution et dans les lois de son État l’y autorise. Sauf que pour pouvoir s’inscrire sur les listes électorales et donc pouvoir utiliser son droit, elle doit faire démonstration de sa connaissance de la constitution. Le clerc, après avoir menacé de la dénoncer – pour oser vouloir utiliser son droit –, lui demande de réciter le préambule de la constitution en entier. Elle commence sans ciller. Le clerc, se rendant immédiatement compte que ce n’est pas assez, lui demande combien de juges compte l’État entier de l’Alabama. Lorsqu’elle lui donne la réponse exacte de soixante-sept, le clerc lui réclame de nommer chacun d’entre eux. Ce qu’il sait parfaitement impossible. Elle ne pourra pas voter. Sa demande d’inscription sur les listes électorales est rejetée d’un gros tampon rouge. DENIED.
À cette époque, dans les années 1960 aux États-Unis, il n’est écrit nulle part que les Afro-Américains n’ont pas le droit de voter. Nul texte de lois ne spécifie qu’ils ne peuvent s’inscrire sur les listes électorales. Aucun texte, non plus, ne prévoit que l’officier de cour en charge des inscriptions ait pour rôle de mettre en place toutes les techniques possibles et imaginables pour empêcher les gens de s’inscrire. Ou qu’il le fasse afin de spécifiquement empêcher les noirs américains de l’État de l’Alabama de voter. Pourtant c’est exactement ce qui se passait. Pendant des décennies. Systématiquement. »
Et, pendant un instant, j’ai peut-être réussi à faire vaciller l’idée que la République n’était pas que du côté des gentils et du Progrès quand il s’est agi de la question coloniale, de l’Empire et du racisme. Mais ce serait me jeter des fleurs. Et ce ne fut probablement pas le cas. Probablement ai-je été rangé comme indigéniste, ou extrémiste, ou je ne sais quoi.
En vérité, je ne devrais pas avoir à aller aussi loin avec des compatriotes pour faire sens du réel. Après tout, les nègres des Antilles françaises peuvent voter et élire leurs représentants depuis 1848. Ça n’empêchera pas de voir apparaître au tournant du xxe siècle, des pratiques assez similaires à celles que je viens de décrire aux Etats-Unis. On verra même des gendarmes barricader des bureaux de votes pour empêcher la négraille** d’élire qui elle veut. On verra même des gendarmes tirer sur ceux qui osaient vouloir exercer leur droit. On connaîtra même des gendarmes assassiner des élus tentant de contrecarrer ce déni de leur droit. Je ne crois pas qu’il y ait un seul cas, de Bassignac à Chalvet, en passant par le Diamant, le Carbet, Fort-de-France et Pointe-à-Pitre où des agents des forces publiques tirant sur des foules exerçant leurs droits aient été condamnés.
Tu m’imagines parler de Zizines et Des Étages*** à des diplômées de Sciences Po ? Ce serait tirer balle à blanc. Ce serait un détail de l’Histoire.
Dans le cas de la chlordécone, depuis bientôt cinq décennies, Edith Cresson (HEC, PS), Louis Mermaz (Agrégé, PS) Henri Nallet (Sciences Po Bordeaux, PS), Jean-Pierre Soissons (Sciences Po, ENA, UDF), Agnès Buzyn (Hématologue, Professeur d’université, LREM) et autres hauts fonctionnaires (préfets, directeurs d’agence et de commissions), tous ont suivi ce même précédent. Si des personnels, des mêmes écoles, qui exercent le même type de responsabilités dans les plus hauts échelons de la République reproduisent, génération après génération, les mêmes comportements, établissent des normes qui mettent en danger sciemment des concitoyens, minimisent les conséquences de leurs décisions, voire suppriment activement les moyens d’en établir les conséquences et d’obtenir justice, il s’agit, il s’agit de…
Je cherche le mot qui pourrait décrire ce système.
Si des personnels, des mêmes écoles, qui exercent le même type de responsabilités dans les plus hauts échelons de la République reproduisent, génération après génération, les mêmes comportements, établissent des normes qui mettent en danger sciemment des concitoyens, minimisent les conséquences de leurs décisions, voire suppriment activement les moyens d’en établir les conséquences et d’obtenir justice, il s’agit, il s’agit de…
Il y a les lois, et puis il y a les normes, les pratiques, qui n’ont pas besoin d’être dites pour être assumées et répétées. Et, rien à faire, le signal de la norme à appliquer sur ce sujet, fut lancé par celui qui fut chef d’une aile politique majeure du pays, Maire de Paris, Premier ministre et Président.
Dans son roman, l’Insoutenable Légèreté de l’Être, l’écrivain tchèque Milan Kundera définit sa conception de ce qu’est le kitsch. On connaît le kitsch comme ces oeuvres d’art, populaires certes, mais considérées sans aucune valeur artistique car souvent trop propres sur elle, trop sentimentales, trop génériques. Pour Kundera, le kitsch c’est la volonté de ne pas vouloir voir la merde, de ne pas vouloir voir sa merde. C’est pour cela que le design de nos toilettes est inspiré de la fleur de lotus et du cygne. Il y a toute sorte de kitsch, Kundera écrit qu’il existe le “kitsch catholique, protestant, juif, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européen, américain, national, international”. Dans les régimes totalitaires, Kundera tient que le kitsch se manifeste par le système concentrationnaire du goulag car c’est là que le régime exfiltre toutes ses choses qu’il ne veut pas voir. Plus le régime grandit dans son totalitarisme, plus le goulag s’agrandit.
Le kitsch colonial, ou doudouisme, se manifeste par plusieurs aspects. Par son charme tropical inoffensif. L’exotisme. Les belles doudous. Le madras et les colliers choux. Par le punch sur le tarmac. Par la douceur des alizés allongé dans le hamac. Par ses femmes sexualisées et ses hommes pénis. Par leur fainéantise. Par le besoin de les guider vers la liberté et le progrès. De leur apprendre ce qu’est le travail et l’effort. Et donc son corollaire, le bagne. Littéralement : les bagnes de France ferment avec l’établissement des colonies et la politique impériale du XIXe siècle. Le bagne de Cayenne loin de désigner un endroit est un archipel de camps sur tout le territoire de la Guyane. C’est au bagne de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, que seront expurgés les Communards français. Eux et leurs idées.
Ainsi, les Outre-mer sont ces endroits où l’on jette les hommes et les idées, où l’inimaginable peut-être autorisé sans avoir à y penser. Et où ce qui y existe a du mal à être pensé. Ce qui se manifeste par des hoquets et barbarismes langagiers : goyave devient gau-yave etc… En aucun cas, cet Outre-Mer ne saurait faire sens du réel, du contemporain métropolitain. Il est là pour faire joli, pour faire plus grand. Dans le cas de la chlordécone disparaît ainsi une réalité politique et géostratégique et qui explique le choix automatique que fait Jacques Chirac en 1972. Que dans un contexte de décolonisation, il faut maintenir les Antilles en France – et je dis France ici car ces logiques étatiques que je décris ne disparaissent pas avec les changements de régime –, et que ce maintien passe par le sauvegarde d’une économie de comptoir basée sur une monoculture d’exportation afin de continuer à rattacher les intérêts de la classe socio-économique dominante aux intérêts de la France. C’est déjà ce qui explique l’assassinat de Charles Zizine et Louis Des Étages en 1925. Contrairement au XIXe siècle et au contexte post-abolition, l’extension de l’État de droit aux anciennes masses esclaves n’est plus la condition du maintien du territoire dans le giron de la souveraineté française. Au contraire.
“Nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas ». En 1995, Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de l’État Français dans les actions du régime de Vichy, notamment la déportation des Juifs de France, rompant ainsi avec une tradition nationale qui était aussi celle de son parti ; une tradition gaullienne. La Nation ne pouvait plus se construire sur cet impensé, ce déni. Ce qui émerge, au jour le jour, avec les auditions de la Commission chlordécone c’est une crise étatique qui révèle une logique systémique. Alors, peut-être, le président actuel reconnaîtra lui aussi, la responsabilité de la France dans ses actions Outre-Mer. Que l’impensé sortira enfin du bagne où il est relégué.
Mais je n’ai plus cet espoir.
* Matthieu Fintz. L’autorisation du chlordécone en France, 1968-1981 : Eléments historiques sur l’arrivée du chlordécone en France. 2010. ffhal-00584031
** Hommage à Césaire évidemment
*** Deux élus martiniquais, Louis Des Étages, maire de Rivière-Salée, et Charles Zizine, conseiller général de Ducos, ont été assassinés lors d’un scrutin municipal frauduleux. Sur consigne du gouverneur de la colonie, les gendarmes empêchent les gens de voter afin de favoriser l’élection de candidats békés. Venus sur les lieux à Ducos pour photographier la mairie encerclée de fils de fer barbelés, ils seront tués à vue. Le gendarme Rouquette bénéficiera d’un non-lieu et sera rapatrié en France. Le même jour, une dizaine de personnes seront tuées au Diamant par des gendarmes pour avoir voulu exercer leur droits.