Ce qui est pratique avec les oeuvres de fiction qu’elles soient littéraires ou audiovisuelles c’est qu’elles créent des personnages souvent plus vrais que le réel. Qui parfois expliquent l’esprit du temps et nous permettent de synthétiser une idée complexe.
Par exemple, le bovarysme, ce sentiment d’insatisfaction permanent caractéristique du personnage d’Emma Bovary, l’héroïne du roman de Flaubert, Madame Bovary, publié en 1856. Emma rêve de Paris, de la Grande Ville, s’ennuie de la monotonie de sa vie provinciale. Elle vit par la procuration des livres qui lui donnent des envies de grandeur, d’une autre réalité. Toutes ses tentatives pour traduire ce romanesque dans le réel se traduisent par des déceptions. Emma traduit un type de son temps, celui d’une petite élite romantique, plus ou moins lettrée, et la fermeture, le cloisonnement et les contraintes d’une société bourgeoise. Notamment pour une femme éprise de liberté sociale et sentimentale.
Un autre exemple serait celui de Peter Pan. Personnage de livre (The Little White Bird de J.M Barrie, 1929) puis adapté en film dès les années 1920, en dessin animé par Walt Disney, puis encore en film par le même studio en 1991 (Hook) et en 2003 (Peter Pan).
Peter Pan est une icône culturelle et un symbole. Celui de l’enfant facétieux, à l’esprit libre, qui ne grandit jamais. Chef du groupe des Enfants Perdus, Peter fait face à des êtres tous plus extraordinaires les uns que les autres, entre le féérique et l’aventure : des fées, des sirènes, des pirates ou des Indiens d’Amérique qu’il doit parfois affronter. Mais personne ne meurt vraiment au Pays Imaginaire. Peter est alors un deuxième symbole : celui du temps de l’innocence mais aussi de l’ignorance, sans jamais avoir à faire face à leurs conséquences. Forcément, quelqu’un de malin a eu l’idée d’en faire un syndrome : celui d’hommes qui refusent de grandir. De devenir des adultes. Le syndrome de Peter Pan. Vous connaissez probablement des gens qui en souffrent.
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Et nous en arrivons donc à Daria.
Daria est une série télévisée d’animation américaine, diffusée entre 1997 et 2001 par MTV aux États-Unis, puis en 1998 par Canal + pour le public français. Si les enfants français lambdas des années 1980 ont été élevés principalement au lait généreux de l’animation japonaise, Daria est sans doute LE show animé de leur adolescence. Ou peut-être, dans une ère pré-téléchargement, pré-streaming, dans les familles qui pouvaient se payer un décodeur et un abonnement Canal+, était-ce déjà un marqueur élitiste ?
Daria c’est le nom de notre personnage principal, Daria Morgendoffer, lunettes rondes, yeux plissés, bouche serrée, Daria bouquine, a deux posters dans sa chambre : un portrait de Kafka et un autre d’un corps en décomposition.
Le dessin animé prend place dans la banlieue fictionnelle de Lawndale, littéralement la “Vallée des Pelouses”, clairement un lieu de la classe moyenne supérieure américaine avec ses grandes maisons souvent identiques, ses gated communities et son grand mall aseptisé.
La voix monotone, Daria multiplie les remarques acerbes :
Au petit déjeuner, à sa mère avocate, bosswoman jamais présente, obsédée par sa carrière et son papa poule (ou papa mâle beta selon votre positionnement sur l’échelle misogyne de l’Incel).
Au lycée, devant l’inanité de ses congénères, tous trop superficiels, comme les sportifs et les pom-pom girls ; ou sa petite soeur obsédée par la mode et son apparence ; ou trop sérieux, comme la reine du Lycée, Jodie et son petit amie Mack, seuls personnages afro-américains de la série.
Le show fait une satire de cette vie lycéenne avec ces types bien connus disséminés par la fiction américaine à travers le monde : les sportifs, les queen bee, les populaires, les ados marginaux et rebelles, les adultes absents, carriéristes, souvent incapables de comprendre les jeunes en face d’eux.
Daria elle, c’est l’adolescente intello-rebelle. Drôle, ironique, incomprise. Daria voit à travers le bullshit. Daria n’a pas d’amis sinon Jane, l’artiste, qui lui ressemble et est la seule capable de la retoquer.
Le personnage naît dans un contexte particulier, celui de la fin des années 1990. Celui d’une Amérique seule hyper-puissance mondiale, où l’on parle de la fin des idéologies, où le capitalisme et la démocratie libérale ont gagné. Le philosophe Francis Fukuyama parlera même de Fin de l’Histoire.
Un monde où les Américains sont constamment réaffirmés dans l’idéologie que leur pays est spécial, unique, qu’ils l’ont cette happiness et que personne ne vit mieux qu’eux. Mais cette couche de confort matériel n’est qu’une illusion. Et dans ce show rythmé de guitares grunge (le son d’une rébellion déjà désuète), Daria voit ce monde de privilège qu’est le sien pour ce qu’il est: confus, ennuyant, aliénant. Un Triste Monde Tragique.
Devant l’absurdité de son monde elle se défend avec ses armes : la désinvolture, le sarcasme, et le refus permanent face à la fausseté des conventions sociales. Daria c’est le cynisme. Ce type de personnage désillusionné n’est pas nouveau : d’Holden Caulfield du roman The Catcher in the Rye (L’Attrape-coeurs en VF) de J.D. Salinger ou encore L’Étranger d’Albert Camus, il y a pléthore de personnages symbolisant le sentiment d’aliénation face au monde, de s’y sentir en inadéquation. Chez Salinger, on a un ado mal à l’aise, qui ne veut pas perdre la pureté et l’innocence de l’enfance, dont la phase de rébellion dure essentiellement une semaine, une phase qui va passer. Chez Camus, nous avons un adulte insensible, un héros de l’absurde qui va en pousser la logique jusqu’au bout, dans un nihilisme meurtrier.
Ils pourraient être comme deux pôles opposés de notre personnage. À Daria, nous rajoutons le sarcasme et l’ironie permanente face à l’absurdité du monde car il n’y a que ça de vrai.
Alors, proposons un premier symptôme de notre Syndrome de Daria : ceux et celles qui en souffrent ne peuvent s’empêcher de constamment faire des remarques ironiques ou de faire preuve de sarcasme. Parce qu’ils se sentent aliénés. Parce que c’est un moyen de garder une forme de santé mentale. Par envie d’être en rupture. Ou peut-être de se distinguer ?
Car l’autre point commun de ces trois personnages, c’est qu’ils sont tous privilégiés. Holden, le héros principal de l’Attrape-Coeur est un garçon de bonne famille qui va dans une prep-school d’élite de la côte Est des États-Unis. Meursault de l’Étranger est un « homme du Midi » dans une Algérie coloniale, sa vie est ennui : boulot, loisirs, petites aventures amoureuses… Coups de main à son ami Raymond le proxénète afin qu’il humilie une femme arabe qu’il avait précédemment battu. Tout cela finit par le meurtre du frère de cette femme venu chercher justice… Ha ! Comme la vie est absurde pour nos héros !
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En 1998, j’avais 14 ans, pile dans le marché-cible de l’oeuvre. Daria c’était edgy, même si dès le premier épisode le show se moque lui-même de ce concept et de son utilisation en marketing. La blague dans la blague. Quand Daria fait ses sarcasmes, ce n’est pas tant aux adultes ou autres personnages du show qu’elle s’adresse, mais à nous, ceux qui regardent. La capacité du show à briser le quatrième mur, à être méta est une de ses signatures. Et moi-même j’étais in.
En 2019, quasiment tout dans la culture culture est méta. Un inside joke dans l’inside joke, une blague à part que tout le monde comprend, un meme : c’est-à-dire la réutilisation permanente des mêmes images mais détournées jusqu’à ce que le contexte initial de leur création soit perdue. Au point même que l’on pourrait se demander si la figure du troll n’est pas tout simplement un dérivé de Daria qui a tourné mal.
Du cinéma (de Fight Club à Deadpool), à la publicité, au traitement de la politique et du social dans les médias (du Daily Show et ses multiples enfants, au Petit Journal), nous sommes constamment invités par le contenu que nous consommons à nous moquer du contenu que nous consommons. Et donc à consommer sa critique. Mais c’est une critique qui ne vaut rien, qui ne veut rien dire. Elle est un jeu, un clin d’oeil qui nous rassure sur notre propre intelligence et cela même si dans nos loisirs et activités culturelles nous restons dans une position de consommateur. Un clin d’oeil qui nous dit que nous ne sommes pas des bêtes passives, même si finalement nous nous conformons. C’est le bonheur et le rire de la victoire morale sur un monde que l’on ne saurait changer.
Pour faire simple : il n’y aucune originalité à être Daria aujourd’hui. L’ironie n’est plus une niche, c’est devenue la manière dont le monde se marchandise à nous même en retour. Une commodité.
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Quelque chose m’a frappé lors des feux qui déchirent l’Amazonie ce derniers mois. D’un côté les élans de choc, de soutien, de proposition concrète dans les médias et sur les réseaux. Car il s’agit d’une tragédie totale, d’une horreur civilisationnelle aux conséquences planétaires.
Dans un contexte de réchauffement climatique, de fonte des glaces polaires, de pollution et de déplétion des océans, voire l’une des plus grandes forêts du monde brûler sous nos yeux, en direct, du fait de l’homme dit tout des excès et mensonges de notre civilisation.
D’un capitalisme rapace et de l’avidité d’hommes et de femmes déjà immensément riches mais pour qui ce n’est jamais assez. De sa proximité avec une extrême droite qui fait son grand retour. Pardon, pas proximité, de la concomitance de ce capitalisme avec l’extrême droite.
D’un Jair Bolsonaro et de son gouvernement qualifiés de fascistes, héritiers directs de la dictature militaire meurtrière qui a régné de 1964 à 1985, mais qui révèle un mal plus ancien. Son racisme intense, son envie d’apporter la civilisation aux “sauvages” qui vivent dans des “zoos” traduit un esprit pionnier, ou plutôt colonial. Celui d’un grand pays d’esclavage qui n’a pas connu sa Guerre de Sécession, où ses grands planteurs, ceux-là même qui étaient propriétaires d’esclaves, ceux-là même dont on retrouve les latifundias jusqu’à aujourd’hui, ont gouverné de la Vieille République à chacune des Réactions qui parsème son histoire.
De la fiction d’une nation “arc-en-ciel” de la part d’un pays qui après avoir accueilli l’essentiel de la machine de la Traite Transatlantique, a aboli l’esclavage quasiment au 20e siècle (1888), et a cherché à blanchir sa population grâce à une immigration européenne massive.
D’une fin de notre existence collective sur cette planète, parce que malgré toute notre intelligence nous sommes incapables de résoudre ces vieux sorts.
De l’autre côté, on a vu se multiplier les memes ironiques, sur ces mêmes gens qui se laissaient choquer et qui osent découvrir seulement aujourd’hui (peut-être, peut-être pas, comment vraiment connaître les activités et convictions profondes de nos “amis” des réseaux ?) les dangers auxquels nous faisons face et voudraient les changer (là encore, comment le savoir ?) à coup de posts Facebook ou Twitter.
“Ils ne faisaient pas preuve d’écologisme avant”, “Quand on vous dit d’arrêter de manger de la viande !”, ou encore “et tout ça alors que vous refusez de jeter vos mégots”, nous disent ces hérauts des bonnes manières, le sourire en coin disant un “tu as vu !”, probablement destiné à des “amis” non-nommés mais dont ils espèrent qu’ils se reconnaîtront.
Et je me demande s’ils se rendent compte que si tout le monde faisaient ces gestes là dans la minute et les poursuivaient dans les mois qui suivent, les feux en Amazonie ne s’arrêteraient toujours pas.
Il ne s’agit pas donc de noter un problème puis de proposer quelque chose de vraiment concret pour le résoudre. Ni non plus de faire un bon mot qui permettrait de se libérer de la pesanteur absurde de cette situation. Si c’était le cas, il n’y aurait pas le côté moralisateur. Il s’agit simplement de se faire valider socialement, de se distinguer par son illumination précoce, et, en un sens, de rabaisser. Un syndrome de Daria particulièrement pervers, celui de Daria Morgendorffer(s) qui n’ont jamais quitté le lycée.
Si on regarde les profils de ces donneurs de leçon, il y a essentiellement des enfants (ou de grands enfants pour ceux de ma génération) de la classe moyenne. Souvent cadres supérieurs, ingénieurs, digital marketeurs, créas. Quelques rentiers. Des gens partie prenante du système. Totalement dans le système.
Tout comme Daria, qui malgré le fait de professer tout le temps sa morale, ne rompt jamais avec le statut et le confort de sa classe moyenne sup : cette ironie, ce sarcasme qui ne se traduit par rien, c’est celui de ceux qui peuvent se le permettre. Qui peuvent se permettre que rien ne change, car en vérité, ils ne seront pas les premiers touchés par les désastres.
Ce détachement permanent face au monde, cette ironie prolongée n’est devenu que du nihilisme égocentré qui se cache au fond sous l’humour. Une sorte de protection sur un soi vide. Elle traduit une incapacité à être présent dans ce monde autrement que dans le doux frottement confortable et permanent de sa propre intelligence.
C’est le sarcasme de la bourgeoisie.
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Pour un enfant des Amériques – ou autres espaces anciennement « sauvages »- il y a quelque chose de sinistre chez Peter Pan. Son Pays Imaginaire avec ses îles volcaniques, ses forêts luxuriantes, ses flamands roses, ses lagunes, ses sirènes, ses Indiens et ses pirates, c’est le mien. Son Pays Imaginaire où il peut s’amuser et faire ce qu’il veut, où il n’y a pas d’adultes, et donc pas de règles, c’est le mien. Ce pays où lui et sa bande de chenapans peuvent agir comme ils veulent, sans jamais avoir à payer les conséquences, c’est le mien.
Il y a quelque chose de Peter Pan chez Jair Bolsonaro. Et pendant que JairPeter danse autour du feu, nos Darias, sourires tordus, un Arabica de chez Starbucks dans une main, portable dans l’autre, regardent le monde brûler, une saillie à la fois. Lalala la la.