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Kamau, Le Guerrier Serein

J’ai dix-huit ans et je commence mes études d’anglais en Guadeloupe, au CUAG (Centre Universitaire des Antilles et de la Guyane). Dans ce magnifique et vétuste lycée Carnot qui abrite les étudiants, un professeur nous enseigne la littérature de la Caraïbe anglophone et soudain nous entendons des voix qui nous ressemblent ; Naipaul, Lamming, Brathwaite, Walcott.

Un jour, l’un d’entre eux, alors professeur à l’Université des West-Indies (UWI) vient nous parler ; il vient nous voir. Il est Rastafarian (à l’époque troublée où ils étaient vilipendés comme des briseurs de système). Il est simple, il est humble et il performe sa poésie cassée, chahute les mots « Fling me the Word and I will blind your gods », il les chaloupe et les balance. Edward Kamau Brathwaite.

Il crie. Doucement. Puis dévore les mots qui trébuchent dans sa bouche comme il les roule dans ses pages. Il crie en décrivant l’odyssée des recrachés de la Traversée. Les West-Indians (comme on le disait alors) et les Antillais et les afro-Américains. The Arrivants, « une Trilogie du Nouveau-Monde », est la somme de trois séquences temporelles : Rights of Passage (Afrique/Amériques) Masks (le retour initiatique vers l’Afrique) et Islands (retour vers les îles de la Caraïbe).

Il est à fois la fiction et le réel, le rêvé et le trébuché puisque l’écriture du volet Masks se déroule au Ghana où il réside sept ans. Dans sa quête vaine de l’Ancêtre, il comprend qu’il doit devenir son propre ancêtre :

I travelled to a distant town
I could not find my mother
I could not find my father
I could not hear the drum
Whose ancestor am I ?


J’ai voyagé jusqu’à une ville lointaine
Je n’y ai pas trouvé ma mère
Je n’y ai pas trouvé mon père
Je n’y ai pas entendu le tambour
Quel ancêtre suis-je ?


Il s’appellera désormais Kamau, le guerrier serein.

Et il revient dans sa Caraïbe orpheline qui performe son Limbo. Ce Limbo qu’il fait concept peut être défini comme la recherche d’un équilibre dans un tiers-espace de re-création et d’invention de soi qui tente de se déterminer dans l’entremêlement de l’appartenance et de l’errance. Cet espace liminaire, au seuil, dans un entre-deux, qui pourrait suggérer un vide, une absence, est au contraire, vibrant et dense. Interstice mais non refuge, il est instable, imprévisible et heurté.

Il rappelle l’état du limbo régi par l’incertitude et la dislocation du corps. Avant de se métamorphoser en danse folklorique pour touristes, le limbo est d’abord une danse rituelle en l’honneur de Legba, le dieu des carrefours, l’ouvreur de barrières. Selon l’anthropologue Sojah Stanley-Niaah*, « cette danse reflète le cycle complet de la vie. Le danseur se déplace sous une barre que l’on descend le plus bas possible, puis il émerge de l’autre côté, arc-bouté comme dans le triomphe de la vie sur la mort ».

Cette posture paradoxale de repli et d’étirement peut être juxtaposée à l’idée de la position ontologique « compliquée » du poète, un terme qui provient du latin complicare, « plié ensemble, et replié »** . Cette liminalité rappelle le rythme du limbo, qui associe le danseur de limbo en déséquilibre sublimé, à la condition de l’Antillais après la traversée traumatique du Passage du Milieu, de l’Afrique au Nouveau Monde.

And limbo stick is the silence in front of me
limbo
limbo
limbo like me
limbo
limbo like me
long dark night is the silence in front of me
limbo
limbo like me
stick hit sound
and the ship like it ready
stick hit sound
and the dark still steady
limbo
limbo like me
long dark deck and the water surrounding me
long dark deck and the silence is over me
limbo
limbo like me
stick is the whip
and the dark deck is slavery
stick is the whip
and the dark deck is slavery
limbo
limbo like me
drum stick knock
and the darkness is over me
knees spread wide
and the water is hiding
limbo

limbo like me
knees spread wide
and the dark ground is under me
down
down
down
and the drummer is calling me
limbo
limbo like me
sun coming up
and the drummers are praising me
out of the dark
and the dumb god are raising me
up
up
up
and the music is saving me
hot
slow
step
on the burning ground***

Sa thèse sur la créolisation de la société jamaicaine au XVIIIe siècle reste une des références majeures de l’historiographie caribéenne, et singulièrement de l’histoire des constructions et représentations sociales dans les sociétés coloniales esclavagistes caribéennes. The Development of Creole Society in Jamaica, 1770-1820 est publié en 1972.

En recherche, guerrier, porteur de lumière, Edward Kamau Brathwaite est un de ceux qui a enchanté notre complexe poétique du chancellement.

Edward Kamau Brathwaite, né Lawson Edward Brathwaite le 11 mai 1930 à Bridgetown (Barbade) est mort le 4 février 2020 à la Barbade.

* Sojah Stanley-Niaah, “Mapping of Black Atlantic Performance Geographies: From Slave Ship to Ghetto,” in Katherine McKittrick and Clyde Woods, eds., Black Geographies and the Politics of Place (Cambridge, MA: South End, 2007).
** Deleuze, Gilles, Le Pli, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 189
*** Limbo, Kamau Brathwaite

Dominique Aurélia est enseignante-chercheure à l’Université des Antilles. Elle enseigne la littérature caribéenne anglophone et américaine, en particulier, les récits de la Traversée écrits par des femmes (Middle Passage narratives). Elle a publié de nombreux articles et chapitres d’ouvrages sur la littérature caribéenne, les théories postcoloniales et l’art caribéen dans des revues académiques internationales. Nouvelliste, elle est à l’origine du concept de L’en-Ville développé plus tard par Patrick Chamoiseau dans Texaco (Prix Goncourt 1992).