Le Message, c’est le Médium
Marshall Mac Luhan, philosophe des médias canadien
En 2017, apparaît un média digital d’un nouveau genre, RAK le média, purement basé sur les réseaux sociaux et qui s’insère dans ce qui devait être la nouvelle forme dominante des médias : l’audio, via le podcast, et la vidéo, via les courtes capsules de contenus. Ce nouveau paradigme qui ne durera pas longtemps – un an – aura coûté quand même le job de pas mal de journalistes et de rédactions à travers le monde.
Fondé par deux diplômés d’une prestigieuse école de pub française, Yannis Sainte-Rose* et Joey Augustinien, le contenu est pensé et maximisé pour la viralité. RAK s’inspire beaucoup des nouveaux médias états-uniens pour ces formats : Vox pour les explainers – l’explication d’un point d’actualité -, Complex (pure player culture urbaine) pour les formats musicaux, Brut pour les reportages, et d’autres. Ce plagiat n’est pas une mauvaise chose, même s’il n’est jamais assumé, parce qu’il signifie qu’il y a une ambition de se confronter à ce qui se fait de mieux dans le domaine. L’une des premières vidéos de RAK sur le blason régional et la signification des différents drapeaux en Martinique a joué un vrai rôle dans la compréhension par le grand public d’une problématique symbolique forte. RAK se dit média indépendant. De qui ? De quoi ? Cela n’est jamais indiqué.
Le jour même de la disparition de France-Antilles, circulait dans toutes les messageries WhatsApp de l’île, une capsule vidéo “choc” de RAK montrant les heurts entre des “militants anti-chlordécone” tentant de “boycotter”, selon leurs termes, un centre commercial dans le centre de l’île (le même que pour Le Sucre) parce qu’appartenant à Bernard Hayot.
Bernard Hayot est le frère de Yves Hayot, figure de l’industrie de la banane et du rhum, chef importateur et lobbyiste de la chlordécone aux Antilles. Il est lui-même propriétaire d’un des plus grands groupes de distribution et est la 300e fortune française. En dehors de ce lien de parenté, et du fait qu’ils appartiennent à la même caste ethno-sociale, les békés, il n’a jamais été établi aucun lien entre Bernard Hayot, ses activités, et le commerce de la chlordécone. **
Une fanm djòk, jean bleu, débardeur noir, maré tèt, la mâchoire serrée, harangue sa troupe de militants bien arrangée en cercle : “Matinijé nous sé matinijé ! Nou ni mèm sang” dit-elle avec conviction alors que son groupe se recueille et boit ses paroles profondes. La caméra la suit parfaitement, cadrée des pieds à la tête, dans une contre-plongée parfaite du début à la fin de sa déambulation. Ce plan est irréalisable s’il n’a pas été préparé, orchestré.
“CETTE VIDÉO CONTIENT DES IMAGES POUVANT HEURTER LA SENSIBILITÉ” nous dit le prochain plan sur un insert à fond rouge, avant d’intimer (avec un point d’interrogation, pas fou) que le directeur du supermarché aurait été auteur de violence. Toutes les images qui suivront seront accompagnées d’une musique enlevée, sorte de bèlè électronique.
Que regarde-t-on ? Des images de guerre ? D’émeutes ? Un clip ? Un film ? Le montage, le grain, le rythme, la musique, tout prête à croire que c’est tout ça. Alors qu’il s’agit juste de deux personnes qui se battent pour une file de caddies. La vidéo s’ensuit avec une proposition de réconciliation de l’héroïne, une invitation à la ronde, à woulé mango en signe d’unité des martiniquais noirs. Le monsieur est guadeloupéen… Tout est bien qui finit bien ? Non. Hors écran, l’héroïne finit par porter plainte. Le directeur et sa femme finissent harcelés sur leurs profils de réseaux sociaux par les mêmes militants qui prônaient l’union de la race…***
Ce qui n’est jamais dit dans cette vidéo, c’est que la militante est membre et collaboratrice du média. Elle fait le générique d’un de leur podcast. Son frère, dont la musique est celle de la capsule vidéo est le réalisateur musical de tous les contenus de la plateforme. Il a aussi déjà servi deux fois “d’artiste du jour”. La liste des enchevêtrements et des conflits d’intérêts est trop longue pour continuer. Mais cela ne nous est jamais dit. Au contraire. Se pose une question essentielle : si le média et les acteurs qu’il dépeints sont les mêmes personnes, amis, collaborateurs, voire des partenaires en affaires, le contenu qui est partagé est-il de l’information, de la publicité ou de la propagande ?
* Je parle de Yannis et de son travail en bons termes dans l’édito de Zist 17. Cet article est le relais de discussions et de commentaires faits aux deux fondateurs. En face. Il s’agit surtout d’une critique de la dérive sur le fond.
** Et malgré l’héritage multiséculaire du nom Hayot en Martinique, de ce qu’il signifie, de la conquête française sur les amérindiens (c’est un Hayot), à l’esclavage (#HayotInHere), à l’Usine (#HayotStillThere) ce “c’est son frère, il est donc coupable” m’arrête. Parle-t-on seulement de la chlordécone ? S’agit-il d’intégrer ce qui se passe avec la chlordécone dans la question plus large des crimes contre l’humanité qui ont émaillé notre histoire ? De son règlement ? Ou bien de remettre en cause la source même de l’inégalité de richesse qui existe en Martinique ? Alors un blocage de centres commerciaux, puisque c’est de cela qu’il s’agit, est-il le moyen de mettre en place les conditions d’une justice sociale qui appellerait un changement structurel à échelle nationale ? Pour une autre fois.
*** Le directeur du centre commercial est un membre proche de la famille d’un artiste venu en soutien des militants lors d’une manifestation organisée par Kemi Seba en Martinique. Que le média n’ait même pas cherché cette information dans son empressement de faire du buzz n’est pas surprenant. En outre, il marque peut-être une difficulté à penser la société antillaise dans sa complexité. Je crois qu’on y reviendra aussi.
Penser un média digital antillais au XXIe siècle est une série
La première partie est ici
La suite ici
La fin, par là