Paris, Jour 8
« Je vais peut-être écrire dessus.
Avec le confinement, ça m’a poussé à rentrer. Et rentrer, pour moi c’était rentrer à Paris. Pas rester en Martinique. Pendant mon séjour ça a été une question prégnante, dans mes relations avec mon père durant ce séjour, dans ma définition de mon identité de Française d’origine. D’ailleurs, j’suis une meuf du Sud. Des Sud. Deux Sud différents. Je viens d’endroits qui sont dans la périphérie. Tu découvres Paris tu vois. J’ai grandis à Arles. C’est petit. Rivière-Pilote c’est plus grand que le centre-ville d’Arles. C’est très pauvre aussi. C’est une ville où il y a beaucoup de Harkis. Tu sens qu’il y a dix ans tout le monde parlait occitan ! Et c’est comme en Martinique, forcément, si tu te démerdes bien, tu sais, tu sens qu’il faudra en partir. J’ai jamais su dire “Je suis martiniquaise, je suis française”. J’ai l’impression de mentir. Parce que ce n’est ni l’un ni l’autre. Ou les deux. Quand tu es métisse, de deux parents de pays colonisés, enfin ma mère est né en pays colonisé mais Française… (elle hésite) Où se situer n’est pas simple.
Ça m’est revenu la première fois quand je suis revenue en Martinique. Parce que je n’étais pas revenue depuis longtemps et mon père non plus. Donc c’était un peu abstrait. Pour moi la Martinique c’était un lieu. Chez mes tantes, en banlieue parisienne. C’était un moment, les fêtes de famille chez elles. C’était un peu les gardiennes de la culture. Mon retour a été dynamité par des circonstances familiales. Je me sens martiniquaise mais il y a un peu toujours un rapport à la mort à cause de ça. Ma famille ici est ultra-traditionnelle, toutes les femmes, il n’y a pas cette culture de bouger, ce n’est pas du tout du tout ça, aucun intérêt pour Paris, aucun intérêt pour la France. Ce n’est pas du Mayotte Capécia.
Tous les gens exilés ils diront ça, l’exil exacerbe, ça rend tout plus fort, plus important, plus émotionnel, ça peut aussi avoir quelque chose d’un peu artificiel, on surjoue… Je sais pas. On joue le Français, on joue le Martiniquais. Être au pays t’enferme aussi, mais pas exactement. Je suis le bout d’une chaîne d’une transmission qu’on a voulu interrompre. Mon père c’est la réussite de la fin de transmission. Mais on peut vaincre ça, en cherchant, en lisant, en racontant ces histoires, tu répares les choses. On en sort de ça. Il faut chercher, retrouver les livres. La double identité peut-être une force. C’est à Bordeaux que j’ai compris mon milieu social. J’ai découvert les Antillais Hollywood, une Martinique de superbes maisons avec vue sur mer, piscines, bateaux, les soirées. Un milieu de top winners d’école de commerce. C’est ce que mon père voulait pour moi je pense. Bah… Raté !
À l’aéroport, je me suis retrouvée avec un groupe de Français terribles. Paf ! Retour à la réalité des rapports de force “métropolitains”. On n’a pas pu embarqué. Sauf un type qui criait à tue-tête “Je suis cardiologue, laissez-moi passer !”. Donc on s’est retrouvé à la Batelière avec les touristes du Club Med. Tu vois l’hôtel ? Celui avec des fresques gigantesques à chaque étage montrant l’industrie dans les îles au temps des colonies, c’est-à-dire des esclaves qui travaillent sous le regard du maître. En même temps il est bizarre, car il fait hôtel de luxe des années 1960. Et donc dîner, moi et mon père attablés avec les touristes hexagonaux, et ça a été le festival. Le rhum c’est super, les femmes sont belles, les gens sont sympas mais un peu lents, ils en pouvaient plus de la sauce chien, et puis la fainéantise… et on était là. À côté d’eux. Ils ont eu l’élégance de dire les choses à demi-mots, sourires en coin. Et j’étais énervée, je bouillais, mais je n’avais pas mon mot à dire parce que je n’étais pas martiniquaise. Ou du moins, cette phrase qui revient souvent dans la bouche de mon père, m’a freiné.
On a changé de table. Je suis rentré le lendemain matin.
Anna est chez elle
Ces chroniques sont issues de vraies conversations mais réécrites et parfois recomposées. J’espère leur faire justice. Corona Chroniques est une série, un épisode tous les jours. Retrouvez les précédentes Chroniques :
23/03/2020 Giula, Rome
24/03/2020 Aurélie, Montréal
25/03/2020 Luis, Berlin
26/03/2020 Marina, Copenhague
27/03/2020 Carla, Barcelone
31/03/2020 Amélia, Paris
01/04/2020 Ben, Sud de la France
02/04/2020 Sanza, Hong Kong
03/04/2020 Nicolas, Kuala Lumpur
04/04/2020 Amandine, Saint-Denis
06/04/2020 Hsiao Wei, Taipei
08/04/2020 Marie-Hélène, Gros-Morne
09/04/2020 Nadia, Schoelcher
10/04/2020 Célia, Sainte-Marie