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Toni Morrison, Mémoires d’une Hérétique

Dans sa famille ‘’la lecture était un acte politique, un acte agressif et anti-blanc‘’. De ce socle s’est érigée une écriture rebelle et pamphlétaire, questionnement politique post-négritude. Toute l’œuvre de cette grande dame de lettres américaine est une déconstruction des injonctions raciales et patriarcales qui a façonné quatre générations de lecteurs, d’auteurs mais aussi et surtout d’auteures se revendiquant de son héritage. 

Dans ma famille, sa lecture a été un fondement politique, féministe et antiraciste. Il y avait toujours un livre de Toni Morrison posé sur la table de chevet de ma mère, un dans son sac et dans chacune de ses valises. Des livres usés, cornés, aux pages jaunies lus et relus religieusement. Enfant, leurs couvertures m’apparaissaient étrangement familières : ces chaines brisées (Le Chant de Salomon – 10/18) ou cette femme noire pensive à la tèt maré (Beloved – 10/18) me contaient une Histoire reniée, enfouie, spectrale que je pressentais bien avant que quiconque ne me la raconte. Et lorsque ma mère a placé l’un de ses romans entre mes mains j’ai, malgré mon jeune âge, compris la portée de son immense contribution à la littérature. Je ne pouvais simplement pas encore réaliser la magnitude de la secousse que serait son œuvre sur ma vie de femme noire. Je suis créole amendée d’êtres, de dialectes, de paysages, d’une temporalité et d’expériences qui n’étaient pas de son langage. J’ai apprivoisé sa langue sans protection, j’ai suivi à travers ses narrations un fil mémoriel inconscient que je croyais rompu, fait de destins communs contrariés et monopolisés par une survivance de la pensée raciale.

J’ai été très tôt subjuguée par le parcours exemplaire de Chloé Ardelia Wooford, cette petite fille noire aux rêves rebelles qui, devenue Toni Morrison a défoncé les portes du Pulitzer (1987) et du Nobel de Littérature (1993) avec sa plume bélier. Subjuguée aussi par cette femme locksée, au port de tête altier, impressionnante de charisme et de ‘’brillance’’ qui remettait à sa place de façon aussi sarcastique que lapidaire critiques et journalistes blancs qui faisaient mine de ne pas la comprendre. Le dessein de Toni Morrison semble pour autant avoir toujours été celui de transmettre. Tour à tour professeure d’université, mère et éditrice, ce n’est qu’à l’aube de ses quarante ans qu’elle devient auteure sans jamais renoncer à enseigner. 

Toni Morrison au Toronto International Festival of Authors, Octobre 19, 1982.
 Reg Innell/Toronto Star via Getty Images

Subjuguée aussi par cette femme locksée, au port de tête altier, impressionnante de charisme et de ‘’brillance’

Son premier roman L’œil le plus bleu est publié en 1970 : la petite Pecola onze ans, prie assidûment pour avoir de grands yeux bleus afin que, le croit-elle fermement, sa vie purement et simplement broyée par le racisme, l’inceste et une mère indifférente soit plus belle. Elle ne sera jamais exaucée. Ce tableau réaliste, dramatique et dense est un four. Impossible pour lui de trouver écho dans une société américaine embourbée dans la guerre au Vietnam, obsédée par la menace rouge et réalisant tout juste qu’il lui faut (réellement) intégrer la population noire de l’Amérique. Pas de rencontre non plus entre ce premier ouvrage et la communauté afro-américaine des années 70. L’histoire de Pecola est celle de la laideur et du désamour de soi quand la communauté scandait les mots de Paulette Nardal : ‘’Black is beautiful’’. Son histoire est celle du mal-être des descendants d’esclaves emprisonnés dans un espace renié quand ils clament leur Black Power, une vulnérabilité secrète jetée en pâture aux yeux des Blancs. L’œil le plus bleu est l’antithèse de la condition noire que le contexte social et politique de l’époque souhaite montrer. Une sorte de dédoublement de la condition noire que W.E.B Dubois définit dans les Ames du peuple noir comme  la vie dédoublée : 

avec des pensées dédoublées, des devoirs dédoublés et des classes sociales dédoublées [qui] donne inévitablement naissance à un langage dédoublé́ et des idéaux dédoublés : l’esprit est tenté par les faux-semblants ou la révolte, par l’hypocrisie ou le radicalisme

W.E.B Dubois, Les Âmes du peuple noir

Dès son premier roman Morrison a donc choisi son camp, celui de la révolte. Celui du contre-courant, du réel, de ce qui est, sans rien travestir de l’ignominie réciproque. Elle a choisi de montrer l’aliénation des siens, dévoiler les secrets intériorisés d’une communauté, sortir, comme le disait Frantz Fanon vingt ans plus tôt, de l’opacité. 

En 1974, alors éditrice, elle publie et préface pour la prestigieuse maison d’édition Random House le ‘Black Book’, représentation iconographique des Africains-Américains dans l’Histoire. C’est une étape selon moi, trop négligée de son travail d’écrivain parce qu’elle est l’embase de l’édifice culturel qu’elle va, dans les années suivantes, bâtir. Ce travail fouillé de recherches est la base de son processus d’écriture. C’est aussi un élément fondateur de son legs artistique et l’inspiration de son roman le plus populaire et le plus acclamé : Beloved. C’est en travaillant sur ce recueil qu’elle va découvrir l’histoire de Margareth Garner, esclave mulâtresse en fuite et mère infanticide accusée de marronnage mais surtout du vol de son maître et non pas de meurtre de ses enfants. Quelle ironique abjection ! 

Le Black Book

En tant que descendante d’esclaves elle-même, la quête de l’origine est bien évidemment pour Toni Morrison, un questionnement artistique et politique majeur. Mais il me semble que son point de départ est la question de la survivance. Comment les Noirs américains (et plus largement la « diaspora de l’esclavage ») ont-ils pu survivre générations après générations, collectivement à l’ignominie de la Traite et ses conséquences ? Comment ont-ils pu supporter d’être sans cesse reniés par un système raciste institutionnalisé (esclavage, ségrégation) sans être atomisés ?

Le constat de Toni Morrison est que la survivance noire aux Amériques n’a pu être possible que grâce à un mécanisme d’autodéfense psychique : l’oubli. On pourrait rejoindre la notion d’oubli positif que l’on trouve chez Nietzsche ‘Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté ne pourraient exister sans faculté d’oubli’, mais ce que l’auteure met en lumière, ce qui est fondamental pour elle, c’est que cette survivance est un leurre. Le refoulement est une gangrène dont les symptômes ne cessent de se manifester sous formes de tares visibles  comme la violence, le sexisme et le racisme et invisibles. Bien qu’elles soient tues et ignorées ces hantises du passé sont des chaînes mentales qui empêchent la délivrance.

Le refoulement est une gangrène dont les symptômes ne cessent de se manifester sous formes de tares visibles  comme la violence, le sexisme et le racisme et invisibles. Bien qu’elles soient tues et ignorées ces hantises du passé sont des chaînes mentales qui empêchent la délivrance. La libération vient chez Morrison de la parole.

La libération (freedom) vient chez Morrison de la parole. La guérison martèle-t-elle roman après roman est impossible tant que le traumatisme est tu. Cette ‘’parole du souvenir’’ en quelque sorte, doit être libérée et transmise afin de dépasser les chocs et particulièrement le traumatisme originel qu’est le Passage du milieu. Mais que dire ? Et comment parler de ce que l’esprit a mis des générations à enfouir dans l’obscurité ? 

Là se trouve le génie narratif de Toni Morrison : faire de l’opacité du récit américain, la page vierge d’une production romanesque foisonnante. A partir d’éléments réels, de bribes de la mémoire collective elle va en sortant des cadres spatio-temporels (re) connus, se réapproprier le folklore, les cérémonies interdites, la mythologie afin de faire de créer au travers de ce nouvel imaginaire le rite purgatif, premier pas vers la résurrection. 

Et ce n’est sans doute pas un hasard si son roman le plus récompensé est Beloved (Prix Pulitzer – 1988), il est aussi le plus explicite. Sethe, la protagoniste est une ancienne esclave. Dix-huit ans auparavant, dans un acte de violence mais surtout d’amour maternel désespéré, elle a égorgé son enfant pour lui épargner une vie de servitude. Depuis, Sethe et ses autres enfants n’ont jamais cessé d’être hantés par la petite fille. L’arrivée d’une inconnue de vingt ans, prénommée Beloved, va donner à cette mère hors-la-loi, rongée par le spectre d’un infanticide tragique l’occasion d’exorciser son passé. 

La critique n’a cessé de chercher dans ses œuvres les figures bibliques et mythiques (grecques et romaines). Ceux qui ont vu dans la mère infanticide de Beloved une « Médée noire », se trompent sur l’intention de l’auteure. « Non, dit-elle avec un dédain certain, Sethe n’aurait pas assassiné sa fille pour un homme. » Le roman est aussi régulièrement résumé à une histoire sur l’esclavage pourtant cette phrase à elle seule suffit à expliquer l’autre grand thème du roman : la maternité. Thème qui se retrouve dans beaucoup d’autres puisque la femme, dans l’œuvre morrisienne est une figure tutélaire de la survie. Paradoxal dans ce cas puisque c’est la mère qui « offre » la mort à son enfant. La fonction de Beloved, figure de la fille assassinée, est de faire ressurgir le passé de sa mère mais aussi de montrer que la relation mère-fille reste aussi ambiguë que la figure de la « revenante ». 

Pour beaucoup de lecteurs, Sethe l’héroïne, est une métaphore de la communauté afro-descendante, j’y ai plutôt vu une représentation de la société américaine dans son entièreté, rongée dans sa propre maison (sur son sol) par la hantise de ses crimes odieux (génocide indien, esclavage). Le refus des personnages de croire aux fantômes étant une métaphore du révisionnisme de ceux qui voudraient nier les crimes de l’Amérique. La communauté afro-américaine est comme Paul D, l’amant de Sethe, partagée entre le désir de savoir, de recouvrer la mémoire et celui de chasser et faire taire à tout jamais chaque manifestation du refoulement en rationnalisant ce qu’il croit être une hallucination.

Que ce soit dans Beloved que je viens d’évoquer où une fille hante sa mère jusqu’à revenir de chair et d’os, Sula où le fils assassiné est révélé à sa mère, Le Chant de Salomon, Tar Baby ou bien encore  Love, les revenants et les ancêtres sont constamment présents dans l’imaginaire morrisien. Le mythe, passé oralement de génération en génération est le réceptacle de la mémoire de la communauté. Cette oralité est le marqueur d’une transmission féminine avant qu’elle ne soit africaine.

Je viens d’une famille matrifocale, ma mère logiquement m’a initiée à Toni Morrison, mais il est intéressant de constater que l’auteure, issue d’une famille nucléaire, a également été façonnée par le récit féminin. Dans toutes ses interviews, elle a longuement insisté sur la façon dont elle a forgé la mythologie de son écriture sur les talents de conteuse de sa grand-mère et de sa mère Ramah Wofford. Le silence des femmes noires lui paraissait assourdissant, elle a dans son écriture donné du pouvoir à leurs maux.

C’est sans doute pour cela que les voix de femmes chez Toni Morrison portent le mythe. Elles sont incantatoires, prophétiques, thérapeutiques, mais aussi douloureuses, amères et opprimées criant simultanément plusieurs formes de domination et de discrimination. A travers leurs voix, les mots deviennent corps (Beloved), musique (Jazz), incarnent le futur (Un don, Home, Paradise). 

Toni Morrison partage avec ses amies Angela Davis et Maya Angelou mais aussi Audre Lorde et Bell Hooks, pour ne citer qu’elles parmi d’autres grandes figures littéraires et militantes noires américaines, l’engagement militant d’une communauté intellectuelle de femmes. La lutte émancipatrice de ces femmes trouve un essor dans un féminisme intersectionnel combattant en même temps et à forces égales le sexisme et le racisme dont elles sont victimes. Dans Paradise  (1997), son premier roman après avoir reçu le Prix Nobel, elle décrit une communauté de femmes vivant en marge d’une ville utopique, rejetant le conformisme et inventant un mode de vie perennisé uniquement grâce à la solidarité et la sororité. S’est-elle inspirée du village d’Umoja au Kenya ? Ce village interdit aux hommes créé en 1990 par Rebecca Lolosoli après avoir été agressée par des soldats britanniques sous le silence complice de son mari. Il est devenu pour les femmes Samburu, décidées à ne plus vivre sous la domination des lois patriarcales, un sanctuaire où règne l’harmonie et la démocratie. 

Je n’aurai jamais de réponse à cette question mais la rémanence du mythe africain est prééminente dans la mythologie morrisienne à de nombreuses autres reprises. 

Le moyen d’abolition du mythe de la domination occidentale chez Morrison est la mythologie africaine. Beloved sortie des eaux, fait appel au mythe zaïrois de Bakulu, qui veut que les défunts de la famille résident dans les lacs et les rivières à proximité, ainsi qu’à deux mythes yorubas : celui d’Oshun, divinité des eaux, de la vie, et de la maternité et celui d’Abiku, mythe de l’enfant mort qui revient hanter ou s’incarner de nouveau auprès de sa mère. 

Le mythe africain perçu comme du folklore, est ainsi replacé dans l’Histoire américaine déterminant le rôle décolonial d’une œuvre éminemment politique, cela va de soi. Morrison rappelle que la magie, la transmission du mythe et du rite étaient et sont encore, une résistance à l’oppresseur. Le mythe s’opposant à la toute-puissance mentale, au principe de réalité unique mais aussi à l’impérialisme culturel d’un groupe dominant.

Si la notion de décolonisation commence peu à peu à se populariser la décolonisation de l’imaginaire occidental me parait encore très taboue. En juillet 2019 par exemple, Disney annonce avoir casté Halle Bailey, une jeune actrice noire pour le nouveau live-action de La Petite Sirène. Des boucliers de hastags #NotmyAriel (#PasmonAriel) se sont soulevés pour protester et avec eux, pléthore d’arguments racistes aussi farfelus que pathétiques. 

Au prime abord on peut regarder en persiflant des adultes rouscailler contre la future couleur de peau d’un personnage de Disney, cela n’en reste pas moins un symptôme de cet imaginaire collectif javelisé et étriqué. Le mythe de la sirène est pour la pensée dominante au mieux un mythe grec ou un conte d’Andersen tiré du folklore scandinave et au pire, un dessin animé. Au-delà de l’hystérie collective et de l’absurdité de débattre sérieusement en 2019 sur la couleur d’un monstre imaginaire, personne (à ma connaissance), pas même Disney n’a opposé aux critiques que Mami Wata, Manman Dlo ou Yemanjà étaient aussi des mythes africanistes de la sirène et que cette polémique n’avait donc pas lieu d’être. 

Ces apports mythiques et fantastiques au récit évoqués plus tôt, réintègrent le sacré dans l’espace imaginaire occidental. Cette mise en récit de Toni Morrison est considérée par la critique et par beaucoup d’universitaires comme relevant du réalisme magique. Je crois là encore, sans aller jusqu’à dire que c’est inexact que c’est… disons, maladroit. 

D’abord parce que l’auteure elle-même réfutait cette étiquette qu’elle considérait être « un genre de romans écrit par des hommes sud-américains afin de ne pas réellement parler de politique ». Ensuite, le réalisme magique est une identité culturelle spécifique au monde latino-américain dont Toni Morrison malgré la permanente comparaison à Gabriel García Márquez (Nobel de Littérature – 1982), dont le roman Cent ans de solitude est cité comme l’exemple le plus abouti de réalisme magique, n’est pas originaire. Je crois que cette notion est profondément liée à sa Terre d’élection qu’est le Sud de leurs Amériques.

En France, ce concept est quasiment inexistant, toutes les œuvres de ce style étant assignées à la catégorie fantastique. Il y a dans notre culture littéraire une idée selon laquelle la magie est attachée à la faiblesse et/ou la simplicité d’esprit. Ces deux concepts antinomiques que sont le réalisme et la magie ne peuvent cohabiter. Lire Toni Morrison en partant du  postulat que les éléments magiques sont irréels, fantasques et pouvant être remis en cause par les personnages ou par le lecteur lui-même serait une façon de lire à contresens.

Dans les cultures animistes dont elle nourrit sa plume, le monde du visible et de l’invisible sont entrelacés. Les objets, les morts, les animaux ont une parole que Toni Morrison ne crée pas  mais qu’elle dévoile et ces nuances implicites sont cruciales. Elle nous répète inlassablement que le risque serait de vouloir réduire notre expérience humaine à ce que nous comprenons, alors qu’elle est imprégnée d’une autre dimension. C’est le mystère qui, donne à l’être la capacité d’évoluer et de comprendre. De viser au-delà d’une perception ordinaire et imposée par l’Autre. C’est retrouver la dimension ésotérique du mythe, celle où l’initié en accédant au plus haut niveau de savoir peut en saisir toute la portée. 

Dans son discours de Stockholm, en 1993, elle met, en parabole, face à face, un groupe de jeunes ignorants suffisants et une vieille femme aveugle réputée sage qui, par ses réponses elliptiques va les renvoyer jusqu’à la profondeur, jusque-là insoupçonnée, de de leur questionnement. C’est l’aveuglement de cette femme, et ce qu’elle ne dit pas qui dévoile au groupe un début de vérité. 

La clairvoyance est une thématique reprise quinze ans plus tard dans Un Don. L’intrigue est bien trop complexe pour être résumée ici, elle se déroule deux cents ans avant Beloved aux débuts de la traite négrière transatlantique, avant que l’esclavage ne soit racisé et institutionnalisé. Cet épisode de l’Histoire est peu abordé en général, il y est fait mention de personnages d’origine européenne, africaine, indienne, métissée serviles au même niveau, buvant à la même bouteille et partageant tous le traumatisme de l’arrachement à leur milieu. 

Il y a dans l’écriture de Toni Morrison en général et particulièrement dans ce neuvième roman quelque chose de pourri « du » royaume de William Faulkner. Elle détesterait sans doute la comparaison avec un énième homme blanc, elle qui se revendiquait uniquement de l’héritage de Baldwin. Mais Faulkner était son sujet de thèse et j’ai du mal à ne pas faire le rapprochement entre les deux arcs narratifs d’ Un don et du roman de Faulkner, Le bruit et la fureur. Elle s’est emparée des sujets faulknériens à sa manière, avec poésie et onirisme. Faulkner explorait une Amérique des années 50 en proie à ses démons, sans rien travestir de la laideur, du handicap, de la maladie mentale, des travers de cette Amérique puritaine qu’il exécrait et pour laquelle son écriture était « impie-toyable ». Elle, habite une narration décousue, brute où les temporalités sont multiples et les pensées des personnages de couleur, de classe sociale et de genre différents au point que leurs voix deviennent difficilement identifiables. 

Un don est une œuvre dont la lecture est ardue pourtant elle fait partie selon moi des romans qu’il faut avoir lus de Toni Morrison. Cette histoire est la genèse de l’œuvre de l’auteure mais aussi celle de la construction de l’identité plurielle et traumatique de l’Amérique. Celle d’un melting-pot, d’une utopie vouée à l’échec dès ses prémisses. 

Bien sur cette incursion furtive dans le travail de Toni Morrison va s’achever sur le thème de l’identité américaine. Comment définir son appartenance à un pays qui vous rejette ? L’auteure a confié avoir ressenti ce sentiment pour la première fois à l’investiture de Barack Obama, alors qu’Aretha Franklin entonnait God Bless America. En 2009 ! Cette femme connue dans le monde entier, reconnue par les plus hautes instances de son art et représentant par son travail et son talent les États-Unis ne s’est réellement sentie américaine qu’en 2009 ! C’est un sentiment que nous connaissons bien aux Antilles, et nos intellectuels ne dérogent pas non plus à cette règle de la patrie non reconnaissante. 

Dans Le chant de Salomon, roman-hommage à son père et au Sud, le personnage de Pilate caractérisée par son absence de nombril, amputée de son lien originel, va guider le héros dans la quête d’un trésor mythique qui n’est « que » le secret de ses origines contenu dans une comptine. Mais sans connaitre son lieu originel, sans appartenance réelle à son pays, où être chez soi ? Et comment définir son identité surtout lorsque cette dernière est définie au travers d’un prisme raciste ?  Elle y répond avec brio dans son avant-dernière fiction, selon moi la plus universelle et paradoxalement la plus identitaire. Dans Home, il n’est jamais fait mention de l’origine de Frank le personnage principal, il sillonne l’Amérique sous Jim Crow à la recherche de sa sœur, avec The Negro Motorist Green Book (Le livre de l’automobiliste nègre), sorte de guide du routard des lieux autorisés aux Noirs pendant la Ségrégation. 

En occultant les adjectifs de couleurs pour raconter ses personnages, elle renvoie le lecteur à ses propres stéréotypes. La définition identitaire se fait grâce aux expériences sociales des protagonistes. Cette définition de l’identité raciale par l’expérience sociale est celle qui prévaut aujourd’hui. Depuis les années 80 naissent simultanément en Grande-Bretagne et aux USA, une forme d’études culturelles, les « critical whiteness studies » influencées par des courants féministes, marxistes, mais aussi par la littérature profondément africaine-américaine de Toni Morrison. C’est ainsi que va se développer le concept de « blanchité », nom par lequel se dessinent les contours d’un racisme systémique. 

Raisonner en termes binaires un monde de plus en plus mondialisé et créolisé est obsolète. Cela établit en conséquence qu’on ne nait pas Noir mais on le devient dans le regard de l’Autre. Je trouve toujours intéressant d’entendre le témoignage d’Africains racontant le jour où ils sont « devenus » noirs : le jour où en voyageant, en sortant de leur cadre, le racisme a modifié leur perception d’eux-mêmes.

Ce racisme véhiculaire, démontre Toni Morrison, est appris, volontairement perpétué par la répétition comme une table de multiplication que l’on apprendrait à un enfant. C’est ce qui aura déclenché sa fureur et son style brutal, à l’opposé des slave narratives qui devaient suggérer afin de ne pas choquer l’Amérique blanche.  C’est ce qui va ouvrir la voie à une autre forme de récit. Il s’agit désormais pour pléthore d’artistes de relater l’expérience de la race non plus du regard blanc sur le noir mais du regard noir sur le noir sans séparer l’esthétique du politique. Dans son cas, l’esthétisme est de fait politique. Sans affect, sans misérabilisme, sans jugement. Elle a, on le sait, d’abord écrit pour sa communauté, pour qu’elle se regarde en face. De déconstruction en décolonisation elle a tenté de sortir du binarisme :  noir / blanc, Nord / Sud, individuel / collectif. Puis, une fois face au miroir, elle a reconquis nos propres imaginaires politiques abandonnés. Car la politique n’a de sens que si elle est mue par une vision, une capacité à imaginer le monde différemment mais aussi à s’imaginer dans un monde différent. Une politique capable d’accepter une Histoire polyphonique et plurielle.

De la Virginie sauvage et anarchique du XVIIème siècle (Un don) à l’esclavage (Beloved). De l’Harlem Renaissance (Jazz) à la condition ouvrière des années 40 (L’œil le plus bleu, Love). Puis de la Ségrégation (Home) au début de la bourgeoisie afro-américaine (Tar Baby) et aux utopies des années 70 (Paradise) elle a de récit en récit, recousu le « quilt » des esclaves de bribes de mémoire jusqu’à retracer le destin historique, émotionnel et spirituel de l’Amérique. 

Dans un entretien accordé à François Busnel en avril 2018, pour « La Grande Librairie », elle disait qu’elle ne souhaitait pas mourir avec Donald Trump au pouvoir, et qu’elle survivrait à sa mandature. Chloé Wooford a perdu ce pari mais Toni Morrison elle, l’hérétique, la dissidente, la marginale embrassant un militantisme mythique, s’est positionnée derrière le voile qu’elle nous a appris à soulever afin de conter encore et encore cette Histoire parallèle jusqu’à ce qu’un jour nous puissions imaginer les allées de chênes et de magnolias endémiques au Sud des États-Unis, sans que nos yeux ne voient se balancer à leurs branches les fruits étranges du racisme. Ce n’était pas un rêve, tout est réel.