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Le grand camouflage urbain

A Fort-de-France, 38 voies sur 1104 portent le nom d’une femme. Dans la commune voisine de Schoelcher, il y en a 8 sur 99. 

J’ai eu en 2020 l’honneur de siéger dans les commissions mémorielles de Schoelcher et de Fort-de-France. La première a terminé ses travaux et, en l’état actuel des choses, je n’ai pas l’intention de retourner siéger à la seconde. 

Mon rôle dans ces deux commissions était simple : encourager la féminisation de l’odonymie, c’est-à-dire des noms des rues, chaque fois qu’on en aurait l’occasion. Et pour moi, vu le niveau d’où on part, “chaque fois qu’on en a l’occasion”, cela revient à dire “systématiquement”. 

Ça vous paraît exagéré ? Allons voir, et on en reparle après. 

A Fort-de-France, 38 voies sur 1104 portent le nom d’une femme. Dans la commune voisine de Schoelcher, il y en a 8 sur 99. 

Les édiles sont au courant. Après une phase de déni, on a fait les gros yeux, poussé des soupirs de dépit face à l’injustice du monde et le sexisme et puis… plus rien. 

Il n’y a pourtant pas “rien” à faire : à Paris, ville dirigée par une mairesse socialiste, on est passé de 6 à 12% de noms de femmes dans les rues en 6 ans ! la recette magique ? N’attribuer aux voies à rebaptiser que des noms de femmes. C’est mathématique. Et ça fonctionne. 

Ce qui en 2021 est regrettable, c’est qu’une ville de l’importance de Fort-de-France ne prenne aucune mesure d’envergure pour résorber une telle injustice, et que ses choix favorisent au contraire l’accentuation du phénomène.

Nous n’avons pas à porter éternellement l’héritage d’un vingtième siècle aussi misogyne que les précédents. Et nous n’avons pas à attendre patiemment que par je ne sais quel deus ex machina, des millénaires de machisme s’effacent et emportent avec eux les préjugés qui en sourdine gouvernent systématiquement le choix des noms de rue. On ne va pas rester là à attendre gentiment que des plaques décident toutes seules de changer de genre…

On n’attendra pas. 

La lutte contre le patriarcat et les inégalités de genre est un enjeu mondial. Il n’est plus l’heure d’essayer de convaincre de son bien-fondé. Si vous voulez entrer dans la course, batjé ! Sinon l’histoire s’écrira tout de même sans vous, et malgré vous s’il le faut. 

Je publie, dans les prochaines lignes, les résultats de mes travaux afin que toute la population puisse s’en imprégner et réclamer, dans le cadre démocratique, des actions ambitieuses et radicales permettant de rendre aux femmes martiniquaises leur dignité et leur juste place dans l’espace public – de notre vivant. Je remercie les personnes qui dans ces mairies, au CESECEM et à la DRDFE m’ont aidée dans cette démarche et œuvrent pour faire changer les choses, malgré les résistances qui s’élèvent face aux bonnes volontés.  

Il ne s’agit pas ici de stigmatiser Schoelcher et Fort-de-France. Je vous encourage à mener l’enquête dans vos communes respectives, et j’aurai grand plaisir à conseiller celles qui souhaiteraient bénéficier d’une telle analyse, si tant est que ce travail n’ait pas juste vocation à finir dans un placard. 

Moins de 10% de femmes 

Si on allait au bout du raisonnement de l’historien Gilbert Pago, président de la commission mémorielle de Schoelcher et membre de celle de Fort-de-France, la meilleure solution aux problèmes posés par les noms de rues consisterait à remplacer les noms de personnes par des noms patrimoniaux. En effet, on trouvera toujours dans la vie d’un homme ( et d’une femme quand il y en a…) une mauvaise action, voire une très mauvaise action. On ne peut pas, par contre, reprocher à un marché d’être un marché, ou à une rivière d’être une rivière. Appelons donc les rues du nom des choses qu’elles traversent, et on se préservera d’adorations illusoires et des foudres de nos petits-enfants. Cette réflexion du sage m’a amenée à étudier la part des noms de personnes dans l’odonymie des villes sur lesquelles je travaillais. J’ai alors remarqué que nos personnalités célèbres ne prennent pas tant de place qu’on le croit sur nos routes. À Schoelcher, les noms de personnes concernent 45% des voies. A Fort-de-France, c’est 38%. 

Beaucoup de nos rues portent des noms de fleurs et de plantes, et quelques-unes d’éléments naturels (cannelle, criquets, rayon vert). Certains noms de rues indiquent un paysage ou des activités du quartier et sont dits patrimoniaux (Belvédère, cimetière, corniche…) J’ai mis dans la catégorie allégories des noms qui dénotent des valeurs positives (Amour, Grâce, Consolation, Paradis, Concorde…). À Schoelcher il faut noter que peu de ces noms s’attachent à des éléments culturels locaux (Biguine, Miquelon, Pêcheurs).

L’affaire du 25 Juin

En ce qui concerne les dates d’événements historiques… elles sont rares, et nous avons un petit problème à Schoelcher. 

Dans le quartier Batelière, une rue porte deux noms, selon les sources : 25 juin 1635 ou 25 juin 1935. Le 25 juin 1635 correspond à un seul fait historique majeur : le débarquement de Liénard de l’Olive sur la Côte Nord Caraïbe de la Martinique, deux mois avant celui de Belain D’Esnambuc. Considérant l’île trop montagneuse et inhospitalière, Liénard de l’Olive était reparti trois jours plus tard vers la Guadeloupe. Le nom de rue 25 juin 1935 est celui qui apparaît aujourd’hui sur les plaques et semble être lié à la commémoration du tricentenaire de ce même événement. C’est la seule rue communale à indiquer une date de l’histoire de la Martinique. L’enquête que j’ai menée dans le quartier en m’appuyant sur les documents notariés des habitant·e·s (faute de présentation d’archives par les services municipaux) semble indiquer que la dénomination 25 juin 1635 n’a été effective que de 1996 à 1998. Pourquoi et comment a-t-on décidé de la nommer ainsi et de la renommer ? Je laisse le soin à la mairie d’y répondre, si elle retrouve les délibérations correspondantes. 

À quelques pas, dans la cité Saint Georges, des voies privées font référence à l’histoire antiesclavagiste de la Martinique, mais elles ne sont pas référencées sur les cartes de la commune, et n’apparaissent pas dans l’odonymie officielle. Du coup, ces noms ne sont pas comptabilisés dans ma base de données, mais sont tout de même référencés dans les moteurs de recherche: Impasse de l’abolition, Imp. de la Justice, Imp. de l’insurrection, Imp. des affranchis, Imp. de la tranquillité, Rue du 27 avril 1848 (une date de plus, soyons reconnaissant·e·s). 

Pour Fort-de-France, je vous renvoie à cet article mettant en avant un modèle de décolonisation de l’espace public et notamment le passage faisant mention de la grammaire césairienne de lanvil par Elisabeth Landi. Elle explique qu’il y a une vraie réflexion menée par la commune sur la mise en valeur de l’histoire des luttes sociales et républicaines via les noms de rues.

Dans cette architecture, on trouve quinze dates et événements majeurs et mémoriels, qui montrent que la ville, lorsqu’elle se décide à le faire, trouve à nommer des noms de rue ! Et pas n’importe où : dans le centre-ville et ses faubourgs. L’effet est remarquable : j’encourage chaque année mes élèves à partir à la recherche de l’allée du vœu de Champagney… et iels la trouvent ! 

Mais la mise en valeur de l’histoire, à Fort-de-France comme ailleurs, est essentiellement portée par les noms de personnes. Et c’est par cette approche mémorielle que la domination masculine fait son oeuvre : les dates n’ont pas forcément de genre, alors que le choix des personnes indique clairement la relégation des femmes aux confins de l’histoire. 

De petites femmes et de grands hommes ? 

Dans les quartiers les plus récents, un véritable effort a été fait, semble-t-il, pour féminiser les noms des rues, ce qui permet à la ville de Fort-de-France de friser les 10% de femmes parmi les noms de personnes. Le meilleur élève, c’est le quartier Dillon, avec 23% de noms de femmes. Nous avons ensuite Sainte-Thérèse/Hauts du port avec 18%. 

C’est typiquement dans les quartiers populaires résidentiels construits au 20e siècle que les noms de femmes s’invitent le plus dans l’odonymie. Sur les hauteurs de Schoelcher, elles se cachent d’ailleurs souvent dans des noms de famille, qui sont comptabilisés comme mixtes alors que dans les quartiers, on se souvient qu’ils rendaient hommage à une femme importante du lakou. Drôle de paradoxe où le patronyme est ce que l’on retiendra du matrimoine légué par ces femmes effacées. 

Le rôle des femmes dans la vie sociale martiniquaise est fondamental, bien que très mal récompensé. C’est autour de la maison d’une mère de famille que se sont développés par îlots des quartiers entiers de Schoelcher et Fort-de-France, notamment après l’éruption de la montagne Pelée. Les familles rescapées, installées sur les mornes, mais aussi dans les faubourgs de la capitale, se sont structurées autour d’espaces communs et de jardins où la solidarité économique et vivrière permettait de survivre et de contribuer collectivement à l’éducation des enfants. Si le lakou au sens architectural n’existe plus, les noms des rues marquent la reconnaissance, à la fin du 20e siècle, de l’importance qu’ont eu ces femmes et ces modèles de solidarité dans la construction des quartiers et dans la vie de leurs habitant·e·s. 

Le rôle des femmes dans la vie sociale martiniquaise est fondamental, bien que très mal récompensé.

L’élusion de leur prénom est un symptôme intéressant de ce grand camouflage urbain, où les femmes sont partout présentes mais cachées sous le voile d’un urbis hyper-virilisé. Le neutre apporté par le patronyme de ces femmes devrait rappeler qu’on les appelait “Man Caïus” ou “Man Lancry”, mais ce neutre, dans la norme française, c’est encore et toujours le patronyme. Le neutre, dans notre espace public, c’est encore et toujours le sceau du patriarcat. Alors même lorsqu’on prétend les mettre à l’honneur, à échelle humaine, à échelle d’un quartier, les noms de femmes importantes de nos histoires sont très souvent escamotés au cours de leur passage dans le moule phallocentré des institutions municipales. Lorsque la municipalité choisit en nommant une rue de leur retirer leur prénom, leur genre féminin s’efface de nos mémoires, et la rue, par défaut, garde sa couleur mâle. 

Et puis, il y a rue et “rue”… 

Lorsqu’elles sont nommées, les femmes sont donc reléguées loin des espaces de pouvoir, et parfois mal nommées. Cette relégation est encore plus frappante lorsqu’on prend en considération la surface  qu’occupent ces rues féminines sur nos cartes.

Ainsi, à Fort-de-France, seuls 7% des boulevards et des avenues portent le nom d’une femme. Par contre, 22% des passages et un tiers des allées sont au féminin ! Ces dernières appellations sont utilisées surtout pour des voies non carrossables. Donc à moins que vous viviez dans le voisinage, il est très peu probable que vous croisiez la plupart des 38 voies portant le nom d’une femme à Fort-de-France ! 

A ce genre de diatribes féministes, il m’était souvent répondu en commission qu’a contrario beaucoup d’écoles portent le nom d’une femme. C’est vrai. C’est bien. Mais ce serait une erreur de s’en contenter : les écoles restent des lieux consacrés à l’éducation, tâche sous-payée en France, mal reconnue, sous-financée, délaissée, et éminemment féminine. Est-il vraiment révolutionnaire de donner un nom de femme à une école dite… maternelle ?

Il ne faut pas aller bien loin pour se rendre compte de l’hypocrisie que reflète les noms des écoles. Un esprit aiguisé y verra en miroir la sous-valorisation de l’enseignement primaire, auquel on consacre rarement le nom d’un “grand homme”, et la misogynie d’institutions féminines dirigées essentiellement par des hommes : aucun lycée foyalais ne porte le nom d’une femme. Suzanne Roussi est le nom d’une école primaire, pourtant elle enseignait dans le secondaire. Là encore, il ne s’agit pas de stigmatiser la capitale : seuls 2 lycées sur 25 portent le nom d’une femme en Martinique: Lumina Sophie à Schoelcher, et Paulette Nardal à Ducos. On veut bien donner des noms de femmes aux lieux, dans le gynécée, mais pas à ceux où se déploie la citoyenneté. C’est à ceux-là, les “grands établissements”, qu’on réserve en priorité les noms qui font “sérieux” : les noms masculins.

L’escadron viril 

Plus on se rapproche de la famille et de l’éducation, plus on trouve des noms de femmes. A votre avis, quel est le genre du pouvoir économique et politique ? 

Au centre-ville de Fort-de-France, la proportion de noms de personnes sur les plaques passe de 38% à 71%. La place forte est quadrillée par un escadron viril,  héroïque, révolutionnaire. Sur les pas des grands hommes auxquels notre patrie est reconnaissante, on trouve d’importantes figures républicaines et abolitionnistes… masculines. A croire que pendant la Révolution, les femmes étaient séquestrées à la cuisine. Alors on remonte l’en-ville avec François Arago, François-André Isambert, Alexandre Ledru-Rollin, Victor Schoelcher, Louis Blanc, Joseph Gallieni, Felix Eboué, et deux passagers clandestins : François Claude de Bouillé et le Chevalier Sainte Marthe. A rebours, on traverse l’en-ville avec Ernest Desproges, Garnier Pagès, Victor Hugo, Charles de Blenac, Antoine Siger, Alphonse de Lamartine, Alexandre Moreau de Jonès, François-Auguste Perrinon, Victor Sévère, Jacques Cazotte, Lazarre Carnot. Entre la mairie, la préfecture, l’Atrium, le terminal de croisière et le Malecon, le beau carré foulé au carnaval, que nous arpentons pour les fêtes, les courses, la flânerie et le travail, le coeur battant du pays donc, dans le centre-ville, aucune rue ne porte le nom d’une femme. 

Aucune. Ahak.

Zéro c’est facile à retenir, c’est facile à expliquer. L’édilité le sait. 

Plus on se rapproche de la famille et de l’éducation, plus on trouve des noms de femmes. A votre avis, quel est le genre du pouvoir économique et politique ? 

Ça ne devrait pas être trop difficile de changer zéro, de changer quelque chose, non ? Si zéro concernait la mélanine dans la peau desdites personnalités du damier foyalais, ça ferait désordre, non ? Ça démangerait, on trouverait une solution pour que zéro devienne quelque chose, non ? 

En plus, ce n’est pas comme s’ils étaient tous clean, tous consensuels, les noms de rue du centre-ville… D’ailleurs, il y en a deux que la mairie souhaite changer rapidement : Galliéni et Blénac. 

Choisir une femme noire, systématiquement

Le comte de Blénac est l’un des fondateurs de la ville, mais son palmarès de cruauté est assez édifiant (NDLR c’est notamment l’un des rédacteurs du Code Noir ). On n’a donc pas trop perdu de temps à débattre de la nécessité ou pas de le débaptiser. Mais par quel nom doit-on le remplacer ? Bizarrement, les premiers à percer ont été des noms d’hommes. A croire qu’il n’y en a pas assez. Epiphane de Moirans est resté longtemps un bon candidat : ce moine du 17e siècle a consacré sa vie à dénoncer l‘esclavage et parlait déjà de réparations ! Franchement, c’est remarquable ! Mais c’est encore un homme blanc. Le fait qu’il soit blanc a d’ailleurs été une vrai source de questionnement parmi les membres de la commission : l’urgence ne serait-elle pas plutôt de mettre en valeur des héros noirs de notre histoire ? Là j’ai levé la main pour préciser que de toute façon, il me semble assez urgent, vu la faiblesse de la représentation des femmes dans le quartier centre ( pour mémoire : zéro ) de choisir une femme pour renommer toute plaque d’homme blanc jugé indésirable. 

Assez sensibles à l’argument mathématique féministe, certains membres de la commission ont donc proposé comme candidates pour renommer lesdites rues : Anne Marie-Magdeleine Carbet, Christiane Eda-Pierre, Paulette Nardal et Jane Nardal, parce qu’elles ont vécu ou travaillé dans ces quartiers. 

Anne Marie-Magdeleine Carbet était une autrice prolixe et primée, qui a enseigné au lycée de jeunes filles et tenu avec Claude Carbet une librairie rue Schoelcher. C’est George Arnaud qui nous l’a fait connaître, lors d’une réunion publique. La salle semblait conquise par leur exemple, jusqu’à ce qu’on précise qu’il s’agissait d’un couple lesbien. Ceci explique peut-être qu’elles soient tombées dans l’oubli ? 

Vous connaissez par contre Christiane Eda Pierre, éminente cantatrice martiniquaise, qui a chanté dans les plus grands opéras. Le collège du Morne Rouge porte son nom. Elle nous a quittés en 2020. 

Jane et Paulette Nardal sont des fondatrices du mouvement de la négritude. Paulette est panthéonisable. Cela se passe de commentaire. 

Le saviez-vous ?Christiane Eda Pierre était présente lors de l’inauguration d’une promenade Jane et Paulette Nardal en 2018… dans le 14e arrondissement à Paris. 

À Fort-de-France, il y a une place Paulette Nardal qui sauve l’honneur. Le problème c’est que personne n’est au courant : je vous laisse chercher la plaque. Petit indice, ça se trouve au terminus de la ligne 10. Arrêt Nardal ( juste Nardal : en construisant l’arrêt, on a égaré son prénom…) 

A l’heure actuelle, autant que je sache, aucune décision n’a été prise concernant le changement de nom de la rue Blénac, mais mon petit doigt me dit que la testostérone va gagner la partie. Pourquoi ? Parce qu’elle a déjà gagné la rue Galliéni. 

L’affaire Galliéni 

Deuxième candidat au départ : le Général Galliéni, responsable de massacres à Madagascar à la fin du 19e siècle (NDLR : Galliéni est présent à Fort-de-France car il y a dirigé une garnison au début de sa carrière et comme général de la Première Guerre Mondiale, ceci expliquant cela). La commission Mémoires et transmission de Fort-de-France devait organiser des débats de quartier afin de décider du changement du nom de la rue.  

A mon humble avis, lorsqu’on se trouve dans une société marquée par la domination masculine, où les hommes comme les femmes accordent généralement bien plus de valeur aux hauts faits masculins, une consultation de ce type ne peut faire émerger qu’un nom d’homme. Mais comme je n’avais pas envie de passer pour la mégère féministe radicale de service, j’ai étouffé dans ma gorge l’idée tyrannique d’imposer tout bêtement à la communauté le nom d’une femme, sans rien demander à personne. Aujourd’hui, je le regrette. 

Pour la démocratie, pour faire vivre cette belle idée sensée nous offrir l’égalité des droits, j’ai donc créé un sondage en ligne, afin que les Foyalais·es et les Martiniquais·es fassent des suggestions de noms pour remplacer les rues Blénac et Galliéni. Je suis certaine que vous avez vu passer ce sondage : il a été diffusé “à grande échelle” par la mairie.

Comme en janvier je n’avais que 100 réponses…  j’ai mis en doute en commission la qualité de la campagne de communication. Mais face à mes arguments marketing, certains membres de la commission ont plutôt pointé du doigt la difficulté du sondage. Qu’à cela ne tienne : j’en ai préparé un autre plus léger, pour que le sondage fautif soit immédiatement remplacé. Il est prêt depuis le 7 janvier 2021. 

Voici le lien que vous trouverez sur la page Facebook de la commission Mémoires et transmission pour répondre à ce sondage.

Comme il ne fonctionne pas, permettez-moi de vous donner le lien du sondage.

Merci d’avance pour les jeunes historien·ne·s que vous aiderez en apportant vos réponses ! 

Par contre, votre généreuse contribution ne permettra pas de changer le nom de la rue Galliéni. En effet, après avoir passé six mois à travailler sur ce sujet, animé une réunion de quartier au Grand Carbet du Parc Floral avec Zaka Toto et Gilbert Pago notamment, insisté sur l’importance de mettre en valeur les femmes dans ce no-women’s land qu’est le centre ville, j’ai appris comme tous les autres membres de la commission par le biais d’un message Whatsapp que le conseil municipal, sur la proposition de la commission des noms de rues, avait décidé que la rue Galliéni serait bientôt renommée rue … René Achéen. 

Vous connaissez René Achéen

Moi non plus. 

Il doit pourtant être vachement plus célèbre que Christiane Eda Pierre, Suzanne Roussi, Paulette Nardal ou Jane Nardal. 

A chaque commune, aujourd’hui, de produire des actes de forts et concrets pour obtenir au plus vite une représentation équilibrée des hommes et des femmes dans l’espace public. En ce qui concerne notre capitale, qui nous est si chère, remplaçons tous les noms indésirables pas des noms de femmes. Sinon nous ne serons que des hypocrites volubiles, et je n’en serai pas. Et ne nous arrêtons pas là : ces rues ne sont pas bien grandes. Nommons un boulevard disponible du nom d’une femme, un boulevard qu’on aura la fierté de monter et de descendre en cadence à chaque carnaval. Il y en a un de disponible. Il longe le Fort-Saint Louis jusqu’aux bâtiments de la CTM. Il y a peu de riverains, peu d’adresses à changer. Et qui regrettera le Marquis de Bouillé, triste monarchiste proche de Louis XVI, et Antoine-André de Sainte Marthe, tous deux anciens gouverneurs de la colonie Martinique ? 

Mais alors de grâce, quand vous donnerez à ces deux rues et à ce boulevard le nom d’une grande foyalaise, n’oubliez pas de marquer son prénom sur la plaque…

Commissions Mémoires en Martinique 2020-2021

Suite à la destruction des statues de Victor Schoelcher à Schoelcher et à Fort-de-France le 22 Mai 2020, un certain nombre de commissions citoyennes « ad-hoc » ont été créées. À Fort-de-France, à Schoelcher, à Trinité notamment, afin d’évaluer et de réimaginer l’espace urbain dans leurs territoires respectifs. Bien que faisant partie d’une des demandes publiques des activistes, les plus visibles en furent notablement absents.

Dans le cas de la ville de Fort-de-France il s’agissait d’un projet datant de 2019 mais qui n’avait pas trouvé de personnalités citoyennes pour le porter. Dans tous les cas, les commissions se sont un peu terminés dans le silence et sans résultats véritables au tournant de l’année 2021.

Comment l’expliquer ? Par manque de moyens ? Parce qu’il est difficile de conjuguer tant d’enjeux (et cet article présente l’un d’entre eux) et d’intérêts contradictoires sans une volonté politique forte ? Ou peut-être, plus simplement, une fois l’actualité passée à autre chose, aussi bien du côté des activistes que du monde politique.

Z.T.

Macho

La très faible représentation des femmes dans l’odonymie est un symptôme de la domination masculine. 

Oui. 

La domination masculine. 

En Martinique comme dans le reste du monde, les femmes, en tant que groupe social, sont assignées à l’éducation des enfants, au ménage, sont essentiellement concentrées dans des activités de service, de soin à la personne et d’éducation. Ces métiers essentiels à l’expérience humaine contemporaine sont sous-rémunérés, quand ils ne sont pas carrément gratuits. Les chiffres sont là : la différence salariale entre les hommes et les femmes en France est de l’ordre de 20%. Si elle est plus faible en Martinique ( 16% ) c’est surtout parce que les revenus des hommes y sont plus faibles, pas parce que les femmes auraient davantage de pouvoir. 

Les noms des rues sont un symptôme parmi d’autres de la relégation des femmes à ces fonctions. L’une des conséquences de ce phénomène, c’est que l’espace public, espace ô combien politique, n’apparaît pas comme un espace de circulation légitime pour les femmes. Elles y sont représentées uniquement pour décorer les vitrines, attirer une clientèle, caresser le regard.

⅔ des personnes qui circulent à Fort-de-France sont des femmes. Elles ne s’arrêtent presque pas, elles flânent peu, contrairement aux hommes qui pour une grande plupart y sont en promenade. Les femmes, elles, le plus souvent, vont à leur but, font des achats, sont à la fois consommatrices et produits de consommation. Si leur comportement s’écarte de ce sacerdoce économique, se pose la question : que fait-elle là ? Que vient-elle chercher ? Quelle est sa légitimité à se trouver là, dehors ? Les interpellations quotidiennes subies par les femmes sont la sentence permanente de leur occupation d’un espace qui n’a jamais été reconnu comme le leur. 

Le harcèlement de rue, les trajectoires rectilignes en apnée, tellement intégrées qu’on n’y pense même plus, les compliments futiles comme seules interactions sociales : voilà le quotidien d’une grande majorité de nos jeunes femmes, qui leur dit en filigrane leur place et leur rôle dans l’univers public.

Nous ne sommes pas que des pin-up et des pots de fleurs. Mais nous resterons ainsi gravées sur les murs si rien ne change. La reconnaissance de notre citoyenneté se fera comme pour les hommes à travers des actes politiques et symboliques forts. On a les moyens de les enclencher. Il suffit de le vouloir. 

Le harcèlement de rue, les trajectoires rectilignes en apnée, tellement intégrées qu’on n’y pense même plus, les compliments futiles comme seules interactions sociales : voilà le quotidien d’une grande majorité de nos jeunes femmes, qui leur dit en filigrane leur place et leur rôle dans l’univers public.

Le veut-on ? 

Comment peut-on un jour se répandre en offuscation face à la pédophilie et rester une année entière sans rien faire après la publication d’un rapport du CESECEM où il est écrit : 

“40% des femmes de 15 à 40 ans interrogées déclarent avoir été plusieurs fois, voire souvent confrontées à des hommes inconnus leur faisant des propositions sexuelles, en pleine rue au centre ville.”

Ne rien faire c’est se rendre complice du sexisme et de la culture du viol, où les prédateurs qui chassent dans nos rues sont en permanence confortés dans l’idées qu’ils peuvent agir, qu’ils peuvent agresser, qu’ils peuvent couvrir nos filles d’obscénités et porter atteinte à leur santé mentale sans la moindre conséquence. Parce que la rue appartient aux hommes.

On ne peut pas demander à une ville de renverser le patriarcat. Mais une ville qui prend la peine de créer une commission égalité hommes femmes et une commission mémoires et transmission devrait à minima tenir des engagements simples, et changer ce qui peut être changé. 

Et si vous ne le faites pas, nous le ferons nous-mêmes, nous, ces femmes et leurs alliés qui de longue marche ont acquis la conscience que le sexisme est bien la plus tenace des discriminations qui empoisonnent le monde. Nous qui savons que les groupes dominés n’obtiendront jamais l’égalité des droits sans s’imposer dans les lieux du pouvoir. Nous qui savons que les femmes perdront deux siècles si elles attendent que l’égalité s’invente toute seule. Nous n’attendrons pas de passer du strapontin à la plus haute tribune pour prendre des décisions. Nous n’attendrons pas que les murs bougent tout seuls, que les noms changent tout seuls. Des décennies d’atermoiement sur deux statues trop bien placées ont enflammé une ville. Voulez-vous vraiment attendre encore pour agir ? Attendre qu’une autre colère lasse de mépris et de silences écrase les hypocrisies et les demi-mesures qui laissent le patriarcat faire blanchir ses os dans notre pays ? 

Quand les femmes comprendront l’arnaque monumentale dans laquelle les enferme le poto mitan, quand elles comprendront qu’on ne les salue que dans le cloître de leur maison, quand elles se lèveront ensemble et lèveront avec elles les filles et les fils en colère face à l’injustice qui nous enferme, nous collerons partout les noms qu’on nous a volés, et nous récupérerons dans l’ombre des murs l’histoire qu’on nous a arrachée. 

Ne nous testez pas trop : vous n’êtes pas prêts. 

*Le Grand Camouflage, est le titre d’un ouvrage rassemblant en 2009 les textes publiés par Suzanne Roussi dans la revue Tropiques (1941-1945) 

*La Délégation au Droits des Femmes et à l’Egalité a financé mes recherches sur la place des femmes dans l’espace public. Elles ont alimenté les travaux du Conseil Economique, Social, Environnemental, de la culture et de l’éducation de la Martinique, dans la rédaction d’un rapport sur ce sujet.

  1. C’est vraiment passionnant, merci Nadia. Je retrouve dans cet article une analyse proche de celle de Françoise Vergès dans son ouvrage sur la violence raciale dans l’espace coloniale. Tout est à repenser, pas seulement les noms mais aussi l’imaginaire qu’il y a derrière, la manière de représenter, etc. Merci d’avoir apporté autant d’éléments pertinents et intéressants sur ces questions.

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