En 1989, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant publient l’Éloge de la créolité dans lequel ils déclarent : « Ni Africains, ni Européens, ni Asiatiques, nous nous proclamons créoles. »
Ils actent ainsi la création d’un mouvement qui vise à la reconnaissance des identités créoles dans leur multiplicité, leur complexité mais également dans leur singularité. Le rythme ternaire et la répétition du négatif « ni » suivi des trois identités – européenne, africaine et asiatique – annonce le refus de ces auteurs de voir s’opérer un mélange indistinct des identités qui mènerait à l’invisibilisation.
Le quatrième terme, « créole », annonce au contraire la construction d’une voix propre, celle de la créolité, définie comme « l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a réuni sur le même sol. » En outre, si les trois premiers termes portent une majuscule, ce n’est pas le cas du terme final. Cette différence peut être interprétée comme l’affirmation d’une identité non imposée et non essentialisante, mais au contraire choisie et jamais figée. Aussi la créolité naît-elle directement de l’Histoire des Antilles,
Histoire traumatisante, puisque prenant sa source dans la déportation et la réduction en esclavage de milliers d’Africains entre le XVIIe et le XIXe siècle. La créolisation que développe quelques années plus tard Édouard Glissant s’enracine dans la même logique que celle qui sous-tend la créolité, mais refuse toute fixité et s’affiche plus comme un processus sans cesse renouvelé que comme une identité. Le suffixe -tion indique en effet le mouvement, la formation et la transformation perpétuelle. La créolisation dépasse alors l’aire caraïbe créole et s’étend à l’ensemble du monde, non dans une idée de fusion mais dans un idéal de partage et d’adjonctions réciproques.
Créolité et créolisation semblent cependant mises à mal dans le monde actuel qui privilégie le libre-échange marchand à l’échange libre des idées, la circulation des marchandises et des capitaux à celle des hommes et ne garantit en aucun cas la liberté de tous les peuples. Ce sont ces problématiques que Patrick Chamoiseau explore dans son essai politico- poétique Frères migrants, paru en 2017.
Dans cet ouvrage, l’auteur s’adonne à une vive critique des politiques actuelles, qui, sous le couvert d’un capitalisme meurtrier qui ne dit pas son nom, viole les droits des êtres humains. Il expose par ailleurs une vision positive de l’immigration, basée sur un échange réel et l’enrichissement mutuel d’humanités qui vont à la rencontre les unes des autres. Il propose enfin de faire de l’écriture une réponse et un moyen de palier la barbarie, afin d’atteindre un idéal de paix dans un monde non plus soumis à la mondialisation mais dirigé vers son versant positif, la mondialité.
UN POSITIONNEMENT POLITIQUE CONTRE LE NÉO-LIBÉRALISME, LE NÉO-COLONIALISME ET L’ESCLAVAGE MODERNE
Dès le début de l’essai, les politiques migratoires européennes sont présentées comme meurtrières. La violence qu’elles exercent est matérialisée, de manière tangible et visible, par les frontières qui sont de véritables « meurtrières » qui « alimentent un des enfers de Dante, et réinstallent une manière de ce Gouffre dont a parlé Glissant. » (p. 21). La référence au Gouffre glissantien renvoie directement à la traite et à la traversée de l’Atlantique, présentée comme la violence originelle de l’histoire des Caraïbes. La traite esclavagiste est ainsi présentée, dans l’essai, comme le mal premier d’où toutes les horreurs qui ont suivi tireraient leur origine. Suite à « la Traite des nègres », « la porte se vit ainsi ouverte aux génocides des Héréros et des Namas, aux camps nazis, aux goulags, aux carnages coloniaux, aux exécutions d’anticolonialistes. » (p. 123).
[l]e verrou du “Marché” est une mise-sous-relation où foisonnent des hiérarchies, des inégalités, des régressions humaines…
Cette violence première est aujourd’hui relayée par le néolibéralisme, lequel promet une paix qui n’est qu’illusion. L’un des premiers chapitres de l’ouvrage porte ainsi le titre de « Paix néo-libérale » (p. 25), oxymore plus qu’ironique si l’on considère le contenu du chapitre en question qui développe les différentes violences perpétrées au nom d’un système économique qui enrichit les plus riches en dépouillant les plus pauvres. Ainsi,« [l]e verrou du “Marché” est une mise-sous-relation où foisonnent des hiérarchies, des inégalités, des régressions humaines… » (p. 83).
Patrick Chamoiseau dénonce donc un système déshumanisant qui viole tous les droits humains et produit « des “anti-mondes » où l’on pouvait à loisir, en bonne conscience et toute impunité, et illusoire non-contamination, terrifier, dominer, exploiter, massacrer, et en finale hisser le déshumain jusqu’à l’institution. » (p. 46). La gradation ascendante permet d’insister sur la déshumanisation et sur la barbarie que l’auteur nomme quelques pages plus loin : « Cette barbarie qui surdétermine l’économie, les techniques et les sciences fait du monde un lieu plus que jamais indissociable par la seule densité des misères qu’elle essaime. » (p. 48).
À la barbarie du monde moderne répond cependant une mobilité nécessaire, force de vie et de changements.
UNE IMMIGRATION POSITIVE ET ENRICHISSANTE
Comme nous l’avons montré précédemment, l’esclavage est – pour Patrick Chamoiseau comme pour de nombreux•ses auteurs et autrices antillais•es et africain•e•s – le point de départ de toutes les violences et de toutes les catastrophes. Cependant, à la déportation, à l’errance forcée, suit une errance positive exaltée par l’auteur :
Alors, voici une part de la tâche qui n’incombe à personne mais qui nous fixe tous : considérer le monde en ces béances qu’allaient ouvrir l’esclavage de type américain, la frappe des colonisations contre le genre humain, mais deviner dans le même temps ce devenir moléculaire du monde qui se poursuit malgré tout, en-dessus, au-dessous, à travers mais aussi à l’insu des colonisa- tions […]. (p. 61)
Le poète affirme alors : « Rien ne s’est fondé dans l’immobile et dans le fixe » (p. 63), proclamant la nécessite d’un monde sans cesse en mouvement.
C’est dans ce monde que peut se déployer la Relation ou plus précisément la mise en relation, qui permet l’enrichissement. Ainsi,
la Relation déterritorialise. Elle crée dans nos imaginaires individuels ou collectifs des « Lieux sensibles » qui se superposent aux lieux sensibles du monde. L’expérience du monde que vit chaque individu […] s’accumule en lui, enrichit sa mémoire, lui concrétise un « Lieu- monde » qui n’appartient qu’à lui. (p. 91).
Et l’auteur de conclure :
« les migrances sont une des forces de la Relation. Elles ne sauraient manquer à la santé relationnelle du monde. » (p. 96).
L’idéal de la mondialité naît de cette mise en relation positive et mutuellement enrichissante, qui fait émerger la joie et la beauté. Patrick Chamoiseau s’attache à décrire ce versant positif de la mondialisation dans le chapitre intitulé « La mondialité ». La formule anaphorique « La mondialité, c’est » est suivie des différentes caractéristiques d’une manière d’être au monde qui révolutionne les rapports entre les lieux et les êtres. Elle permet l’émergence de la joie et de la beauté par l’exaltation de la diversité : « La mondialité, c’est tout l’humain envahi par la divination de sa diversité, reliée en étendue et profondeur à travers la planète. » (p. 52),
« la mondialité, c’est cette part de notre imaginaire […] qui rallie qui relaie et relate les sensibilités, la joie, la danse, la musique, la rencontre » (p. 54), la mondialité enfin, c’est « [c]ette indéfinissable mise en relation avec le tout-vivant du monde » (p. 55). Cette mondialité est portée par une écriture qui se propose comme solution et palliatif à la barbarie du monde moderne.
L’ÉCRITURE (POÉTIQUE) COMME RÉPONSE À LA BARBARIE
Dès le début de l’essai, Patrick Chamoiseau entretient une forme d’espoir, malgré la situation qu’il décrit.
Cet espoir se manifeste en premier lieu par les épigraphes qui, chacun à sa manière, appellent le lecteur à espérer. Parmi les auteurs cités, deux – Pasolini et Césaire – sont des auteurs- poètes dont l’engagement politique a structuré toute l’œuvre et qui mentionnent les lucioles, appelées « bêtes-à-feu » aux Antilles, lumières qui brillent dans toutes les nuits, même les plus sombres. Par ailleurs, l’union des poètes à laquelle aboutit l’essai est préfigurée dès la page 17, l’auteur convoquant « une étrange conférence de poètes et de grands êtres humains ». Au fil de l’ouvrage, la conférence des poètes prend des allures de manifeste philosophique et esthétique d’où surgit « Une image. Un regard. Une vision » dont l’auteur conclut :
Il faut conter, il faut chanter, il faut danser, fréquenter les feux de la couleur, les opéras de la lumière, faire musique, écrire dans les langages inouïs, aller au numérique, s’en remettre aux gestes et aux mimiques, voir et faire voir, répéter, répéter, et répéter encore, en espérant chaque fois les fulgurances hélas impré- dictibles de la beauté. (p. 107).
Ainsi, Patrick Chamoiseau qui, dans son œuvre, se dit tantôt « Marqueur de paroles », tantôt « guerrier de l’imaginaire », c’est-à-dire « à jamais vigilant et toujours désirant », devient ici poète et s’inscrit dans la continuité d’auteurs qu’il convoque dans sa « sentimenthèque », bibliothèque à la fois sentimentale et fondamentale où se rejoignent « des poètes et de grands êtres humains » (p. 127-128) parmi lesquels les auteurs cités en début d’ouvrage, François Villon, Bob Marley, Rimbaud ou Kated Yacine, autant d’auteurs d’époques et de nationalités différentes, tous « frères humains ». On notera que Patrick Chamoiseau ne convoque ici que deux femmes.
L’ouvrage se termine – ou plutôt s’ouvre – de plus sur la « Déclaration des poètes » qui prend la forme d’un manifeste dont le début n’est pas sans rappeler celui du Manifeste de la créolité que nous avons mentionné en introduction : « Ni orpheline, ni sans effets, aucune douleur n’a de frontières ! » (p. 131). Ce manifeste permet le passage de la politisation à la poétisation de l’existence, redonnant voix et place aux « déplacé[s] poétique[s] ».
La grande littérature aujourd’hui est une littérature de la Relation, c’est-à-dire quelque chose qui nous initie seulement à trouver cette liberté de construction individuelle qui nous permet d’accéder à la personne […] mais aussi à habiter le monde de manière relationnelle.
Patrick Chamoiseau, Interview à Ballast
Dans Frères migrants, Patrick Chamoiseau se saisit d’une problématique à la fois politique et humaniste et se fait le chantre d’une vision du monde alignée sur les idéaux de la créolisation et de la mondialité dont il est, avec Édouard Glissant, l’un des plus fervent défenseur. L’auteur – qui se fait ici poète – propose de réfléchir à une nouvelle manière d’être au monde, qui refuse les violences du néolibéralisme et de ses corolaires, valorise les échanges entre êtres humains et fait de l’écriture le fil indispensable qui relie les lieux et les « frères humains ». Aussi continue-t-il à réinventer sans cesse l’écriture et la littérature, participant à une littérature monde dont il dit : « La grande littérature aujourd’hui est une littérature de la Relation, c’est-à-dire quelque chose qui nous initie seulement à trouver cette liberté de construction individuelle qui nous permet d’accéder à la personne […] mais aussi à habiter le monde de manière relationnelle. »