Juin 1992. Liaison Marrakech-Dakaar, Sénégal.
Encore une explosion dont le souffle disparaît au loin, avalée par la distance parcourue. Léon panique. La vitesse du train hyperloop l’accable depuis le début du trajet, le défilement du paysage lui gèle la sueur, mais ce sont les glitchs des écrans, secoués par les soudaines détonations, qui finissent par le foudroyer. Les déflagrations proviennent du bout du pod, derrière les parois de plasma changées en blocs de neige numérique. À genoux au pied de la porte de la rame, Léon ne voit plus les terroristes. Il ne parvient pas à la faire coulisser. Il s’affole.
— Le système de projection du train est HS, crie-t-il à Béni qui, près de lui, se tient à couvert derrière la dernière rangée de sièges. On ne voit plus où ils en sont !
— C’est pas encore la mouise, la rame tiendra bon. Enclenche le conformateur !
Le petit appareil de verre et d’acier lui glisse des mains. Il roule au sol, s’arrête sans se briser contre la porte verrouillée. Il leur suffirait de quatre minutes – presque cinq depuis le début de l’attaque – pour rétablir la normalité du temps et fuir par cette porte vers le pod suivant. Cinq petites minutes à remonter, après, bien sûr, avoir ouvert la porte de la rame. Sa maladresse lui fait honte. Il récupère le tube.
— J’enclenche.
— Active, maintenant !
— Je n’ai pas encore déverrouillé la rame…
Béni cale son arme au creux de l’épaule. Il envoie trois coups de poing dans le bouton d’ouverture mécanique de la porte. Il a déjà répété l’opération plusieurs fois, avec le même effet : l’issue reste close.
–– Ils ont dû hacker les accès pour nous piéger. Si on remonte trop tôt, on aura le même problème !
D’autres détonations retentissent. La grisaille numérique, au bout du pod déjà hors service, se fendille. Béni grimace. Il cogite. Il ne s’attendait pas à cette attaque, il n’a pas eu le temps d’identifier l’agresseur. Il ignore pourquoi il en est la cible, mais ses réflexes militaires lui permettent de garder le nord, d’assurer sa survie. Il pointe son fusil sur la brèche. Il s’attend à voir quelques drones de combat pénétrer dans l’habitacle de l’Hyperloop. Il compte les secondes.
— Concentre-toi, Léon. T’y es presque !
Léon connecte à nouveau ses outils au réseau filaire, jusqu’à écraser la pointe de son tournevis dans la peau du câble. L’écran bipe un codage abscons. Le verrouillage ne cède pas.
— Il nous faut une autre solution !
— À quoi tu penses ? Remonter plus loin ?
Nouvelle explosion ; cette fois-ci, le pod se remplit d’une fumée noire et épaisse. Le goût âcre du métal fondu comble leur gorge. Le bruit insoutenable de l’air qui se vide vers l’extérieur les tiraille.
— Est-ce qu’on a le choix ?
— Le problème est le même, ils seront toujours là.
— Qu’importe, tant qu’on ne monte pas dans ce train !
— Active le conformateur, alors ! On se tire !
Léon a un dernier regard pour le verrou numérique, il abandonne. Le tube temporel qu’il tient contre lui est beaucoup trop chargé, mais il s’en aperçoit trop tard : il l’a déjà activé. Béni le dévisage, son air dépité habituel collé aux sourcils. Aux grandes fins, répètent-ils. La maladresse de Léon les perdra. Les secondes s’ouvrent sous leurs yeux. Des hommes masqués, montés à cheval sur des drones d’assaut, s’introduisent dans le pod. Une femme, la figure derrière un foulard, les cheveux au vent, leur donne des ordres. Léon et Béni ont à peine le temps de se demander à quelle époque et en quel lieu ils vont atterrir – aux grandes fins, les grands moyens –, ils disparaissent dans une gerbe d’instants.
Mai 1802. Fort Saint-Charles, Guadeloupe.
Une pluie chaude leur fouette le visage à l’arrivée. Leur premier réflexe est de vérifier leurs coordonnées. Le terrain est une jungle boueuse, accidentée, renversée. S’élève au-dessus de leurs têtes un fort empâté, un ravin tombe en contrebas. Les odeurs sont saumâtres, la mer n’est pas loin. Par-dessus trône un goût de poudre. Des bruits de canons éclatent derrière l’horizon, les palmiers se déchirent, une partie du fort s’écroule dans un tonnerre opaque.
Béni glisse au sol plus qu’il ne s’y jette. Léon reste de marbre dans le lourd nuage de poussière. La main autour du poignet, il déchiffre son cadran de conformation. Il se remémore ses années d’instruction sur les bancs de l’École de la Jeune Garde. Les Histoires étaient la matière dans laquelle il était le plus faible.
— Béni, debout. 1802, quel événement ?
Le vieux garde se relève, trempé de la tête aux pieds, couvert de terre, l’arme toujours harnachée à son avant-bras.
— C’était Al-Qaïda, dans le train, j’ai pas rêvé ? 1802, je ne sais pas, la révolution haïtienne ?
— Pas en Guadeloupe, Béni. Pas en Guadeloupe…
— L’Empereur et les contre-pouvoirs antillais, t’as oublié ? Cette Histoire-là a déjà fait l’objet de conformations. L’Empire s’en fait des alliés, les Caraïbes l’aident à remporter Nouvelle-Orléans 1805. C’est ici – et maintenant – que Richepanse doit être tué par le colonel Delgrès.
— Quelle donnée peut être modifiée ?
— Les visages enturbannés dans des foulards, l’abordage par drones, c’était forcément Al-Qaïda.
Béni radote, il fait les cent pas. Léon jette un œil au conformateur. La pluie lui recouvre le visage.
— La seule option est la mort de Richepanse. S’il n’est pas tué, nous pouvons retourner en 92. Les calculs donnent in fine une porte déverrouillée.
Béni lève son fusil. Il souffle l’eau qui lui barre les lèvres, mais il est prêt à défaire le nœud.
— Ils nous ont piégés. Ils seront là dans quelques secondes…
— Delgrès peut survivre, objecte Léon.
— Tu dis quoi ?
— Le conformateur ne dit rien à son sujet. La survie de Richepanse n’implique pas la mort de l’autre.
Béni semble enfin réfléchir. Il ne prononce pas un mot. Il se contente de fixer son coéquipier. Lorsque Léon propose des alternatives, le plus souvent, elles se révèlent inefficaces. Pourtant, l’idée qu’il a derrière la tête semble lui tenir à cœur. Béni se montre curieux.
— À quoi tu penses ?
— Souviens-toi de Thiaroye. Si Delgrès survit, l’esclavage est aboli : c’est la donnée qui conforme Thiaroye, 1945. Mon père n’y meurt pas. S’il ne meurt pas, je peux me souvenir de lui, vivant quelques années de plus…
L’idée de Léon soulève en Béni des restes d’empathie. Il secoue la tête, s’apprête à répondre, mais au même moment, déboulent deux hommes qui glissent dans la pente, se relèvent et se sautent à la gorge avec gaucherie. Ils ne font ni attention à Béni et son fusil d’assaut, ni à Léon et son conformateur. Ils s’écharpent à lents coups de sabre, déjà trop fatigués par la lutte. Le vert luxuriant, rincé par la tempête, et la terre fangeuse se teintent de leurs blessures. C’est Richepanse et Delgrès qui luttent contre la peur, et la peur elle-même qui leur tire les tripes.
La pluie frappe la panique de l’un, assomme la foudre de l’autre. La stridence de leurs cris ne couvre pas l’échange de coups ; les deux hommes sont au bord de leur propre anéantissement, il n’y a que la mort de l’un d’eux pour les séparer.
Le souffle court et branlant, Léon regarde Delgrès balancer tailles sur entailles. Il faut agir vite, anticiper, les séparer. Léon enclenche le conformateur, mais Béni l’empêche de se jeter en avant.
— Pas encore.
Richepanse, dans son uniforme de général napoléonien, pare avec difficulté la brume d’attaques de l’abolitionniste guadeloupéen. Le sabre de Delgrès fend à la fois l’air et l’uniforme du français envoyé pour mater l’insurrection insulaire. Richepanse se couche dans la boue. Il saisit l’arme adverse à pleine main, en désespoir de cause : il veut que le déluge d’entailles cesse. Delgrès tire le sabre à lui, enchaîne avec un fin estoc et pousse la lame jusqu’à la garde dans le corps de Richepanse. L’homme grogne, tandis que l’autre hurle encore de rage. Béni ouvre le feu, mais ce n’est pas pour interrompre le combat. Il a vu une lueur dans le fourré, perler au-dessus des mousses, derrière les ramures. La nature s’est arrêtée. Richepanse pleure, fini. Une crainte immense ronge la posture de Delgrès. Et puis, l’éclair et la terreur s’abattent entre les branches et les racines de la jungle.
Ça pétarade un chaos d’ogives de toutes tailles, un magma de flashs et de peur, ça roule dans les fougères, ça tord l’ocre des troncs, étouffe la végétation. Ça explose tout autour, ça tétanise les corps. Ils sont de retour, hurle Béni. Il couvre Richepanse, Léon couvre Delgrès. Ils en oublient la surprise. En face, ce sont encore les mêmes. Les terroristes les ont suivis. Ils se sont tous les deux trompés. Ils n’ont pas pu fuir, ou n’ont pas fui assez loin. Ils ont été rejoints bien trop vite. Béni tire à l’aveuglette. Il est obligé. L’affrontement hurle de l’intérieur. Ils ont été piégés, pense-t-il. Ce n’est pas par hasard ni par maladresse s’ils sont tombés dans ce trou à rats. Ils y ont été forcés.
Comme une réponse aux assaillants, la jungle s’arrache sous la puissance de son fusil. Les explosions cessent. On les observe de loin, dans le couvert du bois. Béni ordonne un nouveau repli temporel. Richepanse est salement blessé, mais il survivra ; l’Histoire l’indique. Delgrès ne comprend toujours pas ce qu’il se passe, mais il lâche son sabre. Il halète, la gorge sèche. Sous ses yeux, Léon réenclenche le conformateur. Cette fois-ci, comme il faut.
— Je vous ai déjà vus, ajoute le colonel. Ne partez pas !
Léon active le conformateur. Lui et Béni disparaissent dans le temps.
Mai 1802. Port de Bastè, Guadeloupe.
Les ruelles du port ne sont pas si sombres, la lune est pleine et haute. L’irruption des deux hommes n’alerte qu’un chien errant, dans un carré de ruines voisin. Le quai est en bout de rue, vide.
À la croisée de deux rues, Léon susurre la durée du saut − dix jours dans le passé − et la distance : quelques kilomètres. Le fort qu’ils ont aperçu dans la jungle, le fort Saint-Charles, se dresse à l’ouest, derrière les dernières mansardes du port.
— Nous sommes au matin du 10 mai 1802. Je cherche une option de conformation. On repart vers 1992 aussitôt.
— Ça sert à rien, nous sommes tracés.
Béni et Léon échangent un regard inquiet. Ils ont vraiment une sale gueule, trempée et boueuse. Pour le coup, ils sont véritablement dans la mouise. Béni insiste :
— Les enflures qui veulent notre peau vont pas tarder à repopper. Ils affinent leur piège saut après saut. Regarde : on a éteint les lanternes du quartier.
En bout de rue, le réverbère public n’est qu’un squelette de fer qui se détache de l’éclat marin. Il semble les attendre. Le vent porte la pestilence des retours de pêche. Dans quelques jours, il se chargera de la brûlure de la poudre à canon, à l’arrivée des vaisseaux de l’Empire, dirigés par Richepanse. Béni scrute l’obscurité d’un pan de mur, comme si la solution s’y trouvait.
— On peut influencer le combat d’ici et puis fuir encore ailleurs…
— Il ne nous restera pas assez de carbonite pour retourner précisément en gare de Marrakech 1992. Avec ce saut, nous avons déjà perdu deux semaines.
— C’est un détail, faut avancer.
Béni fait un pas en direction de ce qu’il fixe : un renfoncement dans le mur, lequel permet une cachette. Une silhouette s’en élance dans un étrange silence. Béni se rue à sa poursuite. Léon lui colle aux basques.
Ils tombent très vite sur le fuyard, un placage en règle dans les casiers de pêche en fin de quai. Ils reconnaissent Delgrès sans son apparat militaire, les pieds nus, le visage fardé de charbon. Dans ses vêtements, il a planqué des feuillets imprimés.
— Ladjé mwen !
— Delgrès, écoute-nous ! On te veut pas de mal ! On te veut pas de mal !
Il cesse de se débattre. Béni ne le libère pas pour autant, mais le garde plaqué contre le bois glissant du ponton. Léon lui montre leur conformateur ; même réaction présagée de l’individu, Delgrès se fige d’incompréhension.
— Dans dix jours, les navires de l’Empire seront aux portes de Bastè. Richepanse va prendre d’assaut le bourg et vous allez devoir vous réfugier au fort Saint-Charles. Ne fuyez pas sur les hauteurs, cela causera votre perte. Tenez bon et vous aurez votre duel en tête-à-tête avec le général. Il ne faudra pas le tuer.
— De quel empire me parlez-vous ? gémit Delgrès.
— Ne tuez pas Richepanse. Déviez votre coup. Dans tous les cas, il meurt soit d’une septicémie en juillet, soit de fièvre jaune en septembre. Mais il est important, pour nous, que vous ne le tuiez point.
— Mais Richepanse vient rétablir l’esclavage !
— Oui, mais s’il survit, vous pourrez vous faire entendre. Croyez-nous. Et s’il vous tue, votre cause est perdue…
— Qui êtes-vous, Bondié ?
— Nous sommes de votre côté. Nous avons subi une attaque. Nous sommes coincés ici. Notre seule porte de sortie, c’est que vous suiviez nos indications. Le Premier Empire français naîtra dans deux ans. Vous y assisterez si vous suivez ce qu’on vous dit !
Delgrès saisit la menace insidieuse qui pèse sur sa vie. Léon enclenche par erreur le conformateur qu’il tient en main. La lueur électrique de la carbonite aveugle le colonel clandestin. Béni lui arrache un papier qu’il a contre le cœur. C’est un manifeste qu’il doit coller sur les murs du bourg avant le lever du jour. « À l’Univers entier, le dernier cri de l’innocence et du désespoir », est-il écrit.
— Le combat pour la paix ne se termine pas avec vous, Delgrès. Mais vous avez un rôle à jouer pour le futur de toutes les îles de la Caraïbe et il n’y a qu’un seul chemin. Nous sommes des soldats, comme vous, nous luttons pour la paix. Nous sommes des isoméristes de la Vieille Garde napoléonienne. Notre rôle est de conformer le temps pour assurer la pérennité de l’Empire. Vous comprenez ?
Les vagues sont soudain traversées d’arcs électriques. Léon doute un instant d’avoir activé le conformateur, encore une fois sans l’avoir calibré. Mais ce n’est pas lui qui provoque ces salves d’énergie, le bouillonnement de l’eau, l’assèchement de l’air. Très vite, cinq soldats et soldates aux couleurs ternes émergent des remous et les tiennent en joue. Béni évalue très vite la situation : les autres sont trop bien armés, surentraînés et leurs positions sans faille. Aucune possibilité de repli. Ils sont faits. Pourtant, l’adversaire ne tire pas.
Léon lève les mains au ciel. On lui confisque le conformateur. Béni dénoue son fusil de l’épaule. On écarte Delgrès. On le jette même hors du périmètre. Une vétérante à l’imposante stature s’avance. Béni reconnaît la donneuse d’ordres du train : le bas de son visage est emmitouflé dans un foulard de survie.
— L’heure n’est pas encore aux présentations, dit-elle. Mais nous ne sommes pas les terroristes auxquels vous pensez.
Elle sort d’une besace un cube d’acier au relief particulier, pas plus grand que sa main courte et épaisse. Elle le dépose au sol et l’active à partir des molettes de son fusil. La technologie de l’arme échappe à Béni. Une bulle temporelle se referme sur eux dans une explosion d’heures électriques.
Août 1802. Bordure de la ville-pont de Landerneau, France.
Ils réapparaissent sous les yeux d’un mendiant qui arpente un bas chemin. Le pauvre est tétanisé. Il porte une écharpe similaire à celle de la vétérante. Cette dernière s’approche, le tue sans sommation, car il ne faut aucun témoin. Le corps restera là, troué de part en part, dans le ravin au bord du chemin. C’est la tombée du jour. Le sous-bois est frais. La ville n’est pas loin.
La militaire revient vers le groupe. Seuls Béni et Léon sont choqués par la scène. Les autres forment une brigade mixte, disciplinée et opérationnelle – en un mot, infatigable. Poe ne perturbe pas leur concentration, elle ne s’adresse qu’aux isoméristes.
— Ce n’est pas comme si vous autres n’aviez pas été prévenus. Les options de conformation, c’est du pipeau d’administratif. L’Histoire se déroule comme elle doit se dérouler. Le conformateur ne modifie rien d’autre que des données mineures que le temps rattrape d’une manière ou d’une autre. Vous le savez très bien. Et c’est bien ça le problème.
Elle les dévisage tous les deux, le regard soudain fatigué par plusieurs heures de poursuite.
— Je suis la colonelle Poe Lucian. J’appartiens comme vous à la Vieille Garde. Mes hommes et moi sommes là pour vous empêcher de commettre une terrible erreur…
— Montrez donc vos couleurs.
Poe Lucian dévoile son écusson brodé aux teintes de la cocarde, bien que terni par le temps. Elle paraît soudain contrariée, regarde le chemin vers l’est, puis croise les bras sur son fusil, émue.
— Vous vous rendiez au premier Congrès international de la paix à Dakaar. Il fallait que je vous arrête avant. Vous y seriez morts tous les deux dans un attentat revendiqué par Al-Qaïda. Nous ne voulions pas vous tuer, seulement vous stopper, mais nous ne travaillons pas exactement pour les mêmes personnes.
Béni a cette terrible impression de déjà-vu qui lui traverse la gorge. Léon cogite. Ce sont les Russes qui financent Al-Qaïda pour déstabiliser l’Empire. Si Lucian n’est pas à la solde du Kremlin ni à celle de l’Empire…
— Vous avez un meilleur rôle à jouer dans l’Histoire, termine la vétérante. L’enjeu qui vous concerne est plus grand qu’une simple porte à déverrouiller. Il s’agit de paix… Désolée, je n’ai jamais été douée pour les synthèses.
— Vous venez de notre futur…
— 2020 du calendrier julien. Il me semble que dans votre temporalité, vous l’avez déjà adopté.
— Vous êtes donc des isoméristes…
— L’isomérisme est un faux combat : il crée des Histoires de différentes natures, mais de même composition. Cette lutte n’apporte ni la survie de l’Empire ni la paix dans le monde. Nous sommes des isonomistes au service du Nouvel Empire. Si nous portons cette bannière, c’est avant tout grâce à vous et à votre survie.
— Que faisons-nous ici, alors ? Pourquoi ne pas avoir simplement conformé l’attentat dont vous parlez ?
— Les racines sont trop profondes… Dans une petite heure, un carrosse va croiser notre chemin. Il transporte un prisonnier de guerre : Toussaint Louverture. On lui a volé tout espoir de revoir Ayiti, ainsi que l’éclat de sa révolution à travers le monde. Nous allons le faire évader. Et empêcher qu’il meure de froid dans une geôle du fin fond du Jura.
— Nous ? insiste Léon.
— Dans votre Histoire, même si les Antilles deviennent souveraines grâce aux libérations des colonies que mèneront Delgrès et Dessalines, le ver est dans la pomme. L’esclavage a bien eu lieu. La blesse est présente dans le cœur de l’humanité. Ségrégation, apartheid, racisme systémique, rien ne change. Léon, votre père meurt à Thiaroye en 1945 parce que l’Empire refuse de verser à ses soldats sénégalais la solde qui leur est dû. Leur engagement face aux Russes lors de la Seconde Guerre mondiale et lors de la libération du Vietnam ne vaut rien. Il n’y a pas de paix possible avec la conformation. (Elle hésite, a un regard pour le vieux mendiant dans le fossé.) Nous devons prendre des mesures plus intolérantes, et intolérables.
Lucian sort à nouveau le cube temporel. C’est un configurateur, explique-t-elle. Son action sur l’Histoire est radicale. Elle le range en sûreté.
— Vous savez tout désormais. Ne reste plus qu’à attendre Louverture. Nous devrons ensuite l’introduire chez un ami commun.
Léon lève un sourcil. Son cœur bat la chamade. Il est inutile de citer le nom de ce dernier personnage : il sait de qui elle parle. Approcher l’Empereur, ce serait presque approcher Dieu lui-même.
Peu de temps après, les chevaux du carrosse assourdissent le chemin d’un vacarme formidable. Le véhicule remonte à vive allure d’une plage du fond de la ria. Louverture a été débarqué du navire de guerre stationné dans la rade de Brest et l’équipe de Poe Lucian est à couvert au pied des arbres.
Le corps du vieux mendiant a été déplacé au milieu de la voie. Le cocher fait ralentir l’attelage pour passer l’obstacle. Un tir le tue. Les montures, laissées sans ordre, se stoppent. L’escorte n’oppose qu’une résistance indécise. Toussaint Louverture est libre. Dans la foulée, le cube de Lucian configure de nouvelles secondes.
Février 1801. Château de Lunéville, France.
Les couloirs du château, au petit matin, sentent la cire des domestiques et l’encens des laudes. Le silence dépose ses largesses entre les dorures du plafond. Léon n’a d’yeux que pour Toussaint Louverture, vieux, épuisé, mais debout et tout en conscience. Il a été briefé. Béni aussi attend les ordres. Il coche des cases dans son esprit. Hostiles, un peu ; hospitaliers, pas vraiment. Amis, un peu ; ennemis, pas vraiment non plus.
On les avait instruits de la marche à suivre en cas de contact avec d’autres conformateurs : pas d’interférences, mais une conformation conjointe. En cas d’hostilités aussi : la garde fuit, la garde meurt, mais ne se rend pas. On ne leur avait rien dit en cas de contact avec un groupe de configurateurs venu de leur futur et, de surcroît, dont l’hostilité est toute relative. C’est toi qui m’as recrutée, avait annoncé la colonelle à Béni, une touche de fierté dans l’œil. Aux grandes fins, les grands moyens, lui avait répondu le vieux garde comme si sa maxime résonnait entre eux deux d’une manière étrange et intime.
Ils naviguent jusqu’à la chambre de l’Empereur à tirs de silencieux. Les corps de gardes impériaux s’écroulent dans un nuage de souvenirs que l’Histoire oubliera. On les planque dans des placards. Dans sa chambre, Bonaparte dort encore sur une chaise en osier, près d’une petite cheminée. On le réveille sans égards.
Il faut un certain temps au bonhomme pour redresser ses lèvres tordues par le sommeil. Il bave d’épuisement. Ses arcades sont solides, mais pendant quelques minutes, son regard est égaré, comme s’il ne s’était pas endormi là, la veille. Ses cheveux sont collés de sueur, ses mains sont fermes, mais encore sans volonté. Puis, il grogne, se remet d’aplomb.
— Ah oui, le traité ! Le traité… Où en est-on ?
Il note qui l’observe et qui l’entoure. Il reconnaît des armes, des uniformes, les couleurs de sa garde. Il semble se souvenir de Louverture, lequel oscille entre la tristesse et la colère. Devant celui qui est encore Premier consul, le Haïtien serre les poings.
— Monsieur, fait-il avec un nœud dans la gorge.
— Je crois voir un vieux camarade. Général Louverture ?
— C’est lui-même…
Bonaparte renifle. Sa langue est pâteuse. Il se renfonce dans le dossier de sa chaise. Il remet ses idées en place dans un long craquement. Louverture lui en apporte de nouvelles.
— Dans cinq mois, vous apprendrez de ma part une fâcheuse nouvelle : Haïti sera souveraine.
— Souveraine ?
— Libre, mais grâce à vous : puisque vous me ferez capitaine général.
— J’avais ça en tête depuis vos dernières victoires militaires pour le compte de mon futur Empire… Mais souveraine ? Vous voulez dire indépendante ?
Bonaparte montre son désaccord. Plus qu’il ne grogne, il râle d’une note sourde et tenue. Il n’articule rien, mais une bataille se livre entre sa glotte et son nez. Le Premier consul croise les bras, puis se tait. Lucian pose un index près de sa gâchette. Béni le remarque et se crispe. Il observe un léger pas de recul. Ce qu’il n’anticipe pas, c’est la réaction pressante de Léon.
— Il en va de la survie de l’Empire à travers les siècles, Votre Altesse Impériale !
À cet instant, Béni voudrait tacler son coéquipier, toujours trop prompt à agir sans tact. Mais le titre interpelle le bonhomme. Bonaparte s’étonne, puis prête un peu plus attention aux étranges uniformes brodés d’un tissu qu’il ne connaît pas, à ces armes qui l’impressionnent autant qu’elles le déroutent. Le Premier Consul se calme.
— Cela n’ira pas, dit-il. Haïti m’est essentielle pour bâtir la Louisiane.
— Il y a des rumeurs, monsieur, qui clament mon arrestation prochaine. (Toussaint, lui, respire mal, il déglutit pour chasser la fougue de son tempérament.) Je ne peux y croire.
— Si vous me trahissez, oui ! Ce jour, je signe la paix avec l’Autriche. Demain, avec les Britanniques si tout se passe bien. Vos exactions à Saint-Domingue mettent déjà en péril les relations avec le royaume d’Espagne. Figurez-vous qu’on me conseille même de rétablir l’esclavage dans les colonies (il pointe du doigt chaque personne noire de la pièce) puisqu’il me faudra de la main-d’œuvre à volonté, en Louisiane.
— Vous n’y pensez pas.
Le silence se cristallise autour du chant lointain d’un petit merle. Entre chacun des hommes, on se regarde, on mesure la tension, à qui agira le premier, à qui flanchera, mais Bonaparte se reprend.
— Non. Je l’ai dit une fois : « Nous ne devons pas retirer la liberté à des hommes à qui nous l’avons donnée. » Mais s’il faut une guerre, c’est vous, Louverture, qui me forcez à choisir un camp…
— Vous aurez tout le loisir d’y penser après avoir signé cette paix, poursuit Toussaint. Mais je peux vous promettre une chose : vous aurez la reconnaissance des Antilles entières si vous n’interférez pas dans notre juste droit d’exister par nous-mêmes. Si vous tentez de me renverser, vous n’abattrez que le tronc de l’arbre de la liberté : nos racines sont profondes et nombreuses, elles repousseront. Si vous n’interférez pas, je vous donne la garantie que nous libèrerons les États de l’Union américaine du joug de l’esclavage. Les armées haïtiennes, sous ma gouverne, seront vos premières alliées dans cette conquête de l’Amérique.
— Je n’y vois toujours pas ce que j’y gagne.
Béni s’interpose.
— La paix d’Amiens ne durera pas.
— Amiens ?! interroge l’Empereur.
— La paix avec les Anglais. William Pitt revient. L’amiral Nelson revient. Ils vous auront à Trafalgar. Vous perdrez la Louisiane, toute ambition face au Royaume-Uni et vous vous embourberez face aux Russes et à leurs coalitions. Si vos généraux Delgrès et Louverture sont à vos côtés à Trafalgar, vous remporterez la bataille, vous régnerez en maître sur les mers du monde entier et couperez la route des Indes aux Anglais. L’Asie sera à vous.
— Ou aux Russes.
— Ou aux Russes.
— J’admire votre vision stratégique. Elle est nette et concise.
— Elle existera !
Bonaparte a un petit rire. Il réfléchit.
— Vous m’offrez donc l’Asie contre les Amériques ?
— C’est un peu ça…
Léon baisse les yeux. Il se renferme, comme il le fait toujours en cas de mauvais temps. Béni ne parle pas des guerres mondiales entre l’Empire et l’axe sino-russe. Il ne mentionne pas les lourdes pertes humaines au Vietnam, en 1945. Il oublie le massacre de Thiaroye, la même année. C’est Lucian qui conclut :
— En un siècle, l’Empire pacifiera le monde.
Bonaparte soupire de fatigue devant la tâche qu’il entrevoit et qui le dépasse. Mais il fait confiance aux insignes militaires qu’il a sous les yeux. Les couleurs sont les siennes.
— Se pourrait-il que Dieu m’envoie un signe du destin à travers vous, colonelle ?
— Encore une fois, Sa Majesté Impériale n’a pas tort, reprend Béni.
— Quand aura lieu mon sacre ?
— Dans trois ans.
Un sourire confiant s’épingle sur son visage. Bonaparte n’a pas l’air mécontent, mais il semble encore confus, comme au sortir d’un rêve. Léon se présente face à lui.
— En respectant votre parole, non seulement vous sauverez deux hommes qui luttent pour leur liberté, mais vous épargnerez la vie d–
Dans un mauvais mouvement, il fait tomber son conformateur, qui se brise et libère au sol la poudre de carbonite. Léon, rouge de honte, ramasse les deux morceaux de tube inutiles, s’excuse et reprend :
— Vous épargnerez la vie de deux hommes qui vous sont proches.
Pour clore la rencontre, Lucian dépose au sol le configurateur qu’elle gardait dans sa besace.
— Nous reviendrons vous voir avant la fin de l’année, annonce-t-elle.
Et Léon de terminer, la fièvre encore au corps :
— Pour nous, ce sera demain…
La colonelle ajuste destination et temporalité sur les commandes de son fusil d’assaut et lance à Léon un sourire amusé. Les secondes cliquettent. Tous et toutes s’écartent de l’Empereur, puis disparaissent dans un flash.
Novembre 1801. Palais des Tuileries, France.
Le grand salon du premier étage du palais dégage une odeur oppressante. Rien n’est calme dans la lumière tamisée. La chaleur du feu de cheminée inonde la pièce avec force. À table traînent les restes d’un repas qui n’a persuadé personne ; les couverts reposent parmi les déchets, comme s’ils avaient été jetés par un enfant. C’est une énième escarmouche qui, ajoutée à l’atmosphère du salon, assomme ses occupants.
Trois hommes sont concentrés, avachis sur des chaises en bois ciré. Bonaparte nettoie ses dents d’une serviette. « C’est me mettre à dos le Deuxième consul », bougonne-t-il. Richepanse est du même avis, mais il joue en silence avec un chandelier à la cire encore bouillante. Le bronze est aussi terne que la figure de Leclerc, lequel jaunit dans son fauteuil. Le rire de Bonaparte accompagne l’entrée des militaires.
— Fallait-il que vous débarquiez alors même que je parlais de vous ?
— Nous venons nous assurer que vous tenez parole, s’enquiert Léon.
— Je prends la décision ce soir. Ci-présents, mon beau-frère, le général Charles Leclerc, et mon fidèle allié, le général Antoine Richepanse.
Un malaise s’impose. Le groupe d’isonomistes, tout comme la Vieille Garde isomériste et Toussaint Louverture, s’interroge devant la pertinence de ces décisionnaires dans la trentaine, moins âgés qu’eux tous. Le rictus de Bonaparte ne s’efface pas.
— Néanmoins, il y a aussi ma Joséphine… Joséphine !
Il l’appelle. La future impératrice montre bien vite son nez, comme si elle écoutait derrière la porte. Bonaparte n’est pas dupe.
— Quel est ton avis, mon Impératrice ? Toi qui es née dans les colonies. Devrais-je m’ingérer dans ces affaires de sécessions caribéennes ?
La consulesse gonfle ses joues et s’exhale, mais, après une hésitation, entre dans le salon.
— Déjà que ce palais est sinistre, la Martinique me le semble encore plus. Son sort ne m’intéresse pas, je n’ai pas d’avenir là-bas. Je préfère la vie à la cour, la mode, les mondanités, la politique…
Bonaparte mâche d’une langue épaisse un reste de sauce qui lui sucre le fond de la gorge. Sa serviette, il la jette sur la table.
— Voilà qui est dit. Mais cela m’arrange, finalement : ce faquin de Cambacérès, ça lui fera la nique !
— Jean-Jacques-Régis ! lance Richepanse, tout sourire, pour se moquer du prénom du Deuxième consul.
Les rires sont gras et courts. Leclerc croit halluciner devant les tenues des isonomistes et finit par tourner la tête pour ne plus avoir à les regarder. Il rote. Joséphine fuit ce monde trop masculin et ferme la porte derrière elle. Richepanse continue sur son élan.
— J’aurais, personnellement et à l’instar de Leclerc, souhaité participer à l’éclaircissement des contrées lointaines de notre Empire. Mais, messieurs, votre présence nous sauve de l’infortune et je vous en dois une. Oui, j’ai le sentiment que je vous dois la vie…
Bonaparte le coupe d’un geste de la main. Il soutient le regard de Louverture d’un air bien trop sérieux.
— Il n’y aura ni expédition vers Saint-Domingue – j’accepte votre indépendance, Louverture – ni rétablissement de l’esclavage dans aucune colonie. Je préfère voir mon nom briller par le temps, qu’inspirer guerres et peur à n’en plus finir.
— Si tant est que la paix, reprend Richepanse, advienne comme vous l’avez prédite – nous avons d’ailleurs déjà lancé les préliminaires auprès de l’Angleterre –, nous saurons faire face à toutes tentatives de coalition. Trafalgar, vous disiez ? Nous l’aurons, Leclerc à mes côtés, avec vous, Toussaint, et puis ce Delgrès, pourquoi pas… Nous sommes prêts à soutenir votre initiative de libération des peuples des Amériques.
Le silence tranche le salon. Il signe le sort des personnes présentes. Elles se dévisagent tour à tour. L’horloge sonne douze coups. Quelques secondes viennent mourir dans la besace de Lucian.
Juin 1992. Liaison Marrakech-Ndakaaru, Sénégal.
Le train parvient en gare avec la lenteur d’un éléphant près d’un trou d’eau. Léon s’est assoupi durant le trajet. Il coule dans l’espace de son siège, au creux de l’effet ouaté de l’air climatisé. Autour de lui, sur les écrans plasma des parois de l’Hyperloop, le ciel se change petit à petit en un lac à l’eau limpide, où même une mouche ne pourrait troubler un esprit serein et apaisé. Derrière pourtant, c’est la gare et la ville. Il lui reste quelques instants pour reprendre ses esprits.
Il se souvient d’avoir raccompagné Louverture jusqu’à Ayiti. Son évasion légendaire l’y avait précédé et Dessalines lui avait rendu les pleins pouvoirs.
Il se souvient avoir enfin pu échanger avec Poe Lucian. Leurs efforts cumulés en faveur du non-rétablissement de l’esclavage ont dénoyauté les attentats de 1992, lors du premier Congrès international pour la paix, à Ndakaaru. Poe y avait perdu son père, tout comme Léon avait perdu le sien à Thiaroye. Désormais, elle pourra vivre quelques années de plus avec lui. « Le temps rattrape toujours ce que l’on défait », avait-il assuré. « Pas si on le reconfigure », avait-elle objecté. « L’isonomisme maintient l’égalité de tous et de toutes, il est le garant temporel de la paix impériale. » Dakaar 1992 n’existe plus. Thiaroye 1945 non plus.
Lorsque le train s’arrête en gare de Ndakaaru, Léon tourne la tête vers Béni. Son coéquipier a le visage tout drôle, proche d’un fantôme qui revient à la vie. Il ausculte sa main, à la fois courte et épaisse. « Est-ce que tu crois que j’ai de la famille qui m’attend quelque part ? », demande-t-il à Léon. Ils n’auraient jamais cru parvenir à pareille destination. Pourtant, autour d’eux, tout est en paix.
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Mofwazé l’Histoire – Sylvia Saeba
La Lettre et le Fer – Gregory Pierrot
Métasporas – Michael Roch
Refonder, Réparer, Relier – Adeline Rapon
Rester Barbare de Louisa Yousfi – Zaka Toto
Ce qui nous lie – Léa Dubreuil
Parfois les résonances du monde se font entendre plus fortes – Léa Dubreuil
Ils rêvent d’égalité – Michael Roch
Ma révolution – Eva Augustine
L’empathie est la clef – Ariel Kyrou
Pwan patjé’w – Sylvia Saeba
Tè Mawon de Michael Roch – Zaka Toto
Le doucinage de la Soup a pyé de Karine Gama – Aloha Sellin
Dialogue avec les ombres II – Dominique Aurélia
À l’horizon – Janloup Taïno Thaly