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La mobilisation contre la vie chère : une radicalité conservatrice pour une dépendance accrue de la Martinique

Depuis juillet 2024, un “mouvement contre la vie chère rythme l’actualité en Martinique. Lancée par une nouvelle association, le RPPRAC (Rassemblement pour la protection des peuples et ressources afro-caribéens), cette mobilisation a été présentée par certains observateurs tour à tour comme ‘légitime”, comme une “révolte”, ou comme une “dérive violente”. Qu’en est-il vraiment ? Nous vous livrons l’analyse de Fred Reno,  professeur de science politique à l’Université des Antilles, qui parle d’une radicalité conservatrice. Cet article a été publié originellement sur le site Karibinfo.

La représentation syndicale et les organisations politiques toutes tendances confondues semblent dépassées par le mouvement contre la vie chère à la Martinique. Elles peinent à mobiliser les salariés et leurs militants alors même que les conditions de vie se détériorent. C’est comme si une partie importante de la société, dont on peut difficilement évaluer l’ampleur, s’émancipait de ces modes de représentation conventionnels pour exprimer sa colère à travers des actions quasi-spontanées. Dans le texte qui suit nous souhaitons préciser le sens et les limites de cette mobilisation.

Une « mobilisation  Tik Tok »

Comparée aux mobilisations de 2009 en Guadeloupe et en Martinique, ce qui se déroule en 2024 dans l’île sœur révèle peut-être une rupture générationnelle et des différences entre deux catégories de mouvements sociaux.

Ceux qui, comme en 2009, s’élèvent contre la pwofitasyon. Ils mobilisent généralement des masses organisées, notamment des salariés, encadrées, avec une vision mûrie et un leadership issu des organisations syndicales. Leurs revendications ne se réduisent pas à la baisse des prix et à l’augmentation des salaires. Elles font de la mobilisation, une structure d’opportunités pour intégrer d’autres aspirations sectorielles comme l’éducation, la santé, l’économie. 

La seconde catégorie pourrait correspondre à celle qui fait l’actualité en Martinique en 2024.

Nous proposons de la qualifier de « mobilisations Tik Tok » par référence au réseau chinois du même nom particulièrement populaire dans le monde. Dans cette seconde catégorie, c’est moins la masse que la capacité à mobiliser par les réseaux sociaux qui importe.

Certes, les réseaux sont avant tout des instruments de communication, mais en l’occurrence, ils sont aussi un moyen de rassemblement.  A la différence du mouvement contre la pwofitasyon, ces mobilisations sont faiblement organisées, sans tradition militante, sans idéologies affirmées, porteuses de demandes sociales limitées et souvent spontanées.

Le RPPRAC (Rassemblement pour la protection des peuples et ressources afro-caribéens) est probablement l’expression locale de ce type de mobilisation.

« L’effet Tik tok » est vraisemblablement l’explication de cette apparition inopinée de personnes inconnues et de l’embrasement rapide de la situation.

Un embrasement qui va de pair avec une radicalité annoncée mais soudaine, sans réelle consistance autre l’alignement des prix de tout l’alimentaire sur ceux pratiqués en France.

Comme l’algorithme de l’application Tik tok, l’objectif est d’être rapide et efficace par des messages, en l’occurrence des mots d’ordre d’une grande simplicité. Quoi de plus simple et efficace auprès du plus grand nombre que la revendication d’une égalité des prix avec la métropole « parce qu’ici c’est la France » comme l’a déclaré Rodrigue Petitot, leader du RPPRAC, à un journaliste.

Aucune réflexion sur la faisabilité de la proposition et encore moins sur ses incidences.

Le contenu de la proposition et le format de la mobilisation qui en découle pourraient se résumer dans la formule suivante : « Tout, tout de suite, pour tout le monde ». Le caractère spontané et éruptif des barrages et des dégradations est du même ordre.

Officiellement la démarche est pacifique, dans les faits, elle n’exclut pas, les pillages, les destructions sans discernement, causés par le lumpenprolétariat, pour reprendre un concept du lexique marxiste. Mais on aurait tort de réduire la mobilisation à des exactions de voyous. Des personnes âgées sont parfois sur les barrages, d’autres individus et depuis peu des chrétiens sincèrement convaincus de la nécessité de manifester contre la vie chère renvoient une image contrastée de ce mouvement.

Par-delà cette radicalité affichée, le sens premier de l’action collective est l’égalité entre français de l’Hexagone et des « Outre-mer ». De ce point de vue, rien de nouveau sous nos cieux « ultramarins ».

Une contestation de plus pour l’égalité

Ce qui se déroule en Martinique est d’une grande cohérence avec la départementalisation assimilationniste.

Après l’adoption du statut départemental en 1946, l’action des partis politiques et des syndicats a consisté à revendiquer la pleine application du droit français avec cependant une faculté de dérogation au droit commun, rarement mise en œuvre .

En 2009, les plateformes du LKP (Lyannaj Kont Pwofitasyon) regroupant plus de 40 organisations syndicales et politiques en Guadeloupe et du Collectif du 5 février regroupant plus de 20 organisations, contenaient des revendications d’une grande diversité. 

La revendication d’égalité sociale de l’association, bien que légitime et largement partagée, est politiquement conservatrice dans sa formulation et ses conséquences.

Elle est légitime parce qu’elle est dans le droit fil de l’action politique et syndicale depuis 1946, année du vote de la loi dite d’assimilation.

Les partis politiques de gauche dans le contexte de détresse sociale de l’après-guerre ont choisi de réclamer l’assimilation politique et l’égalité citoyenne et républicaine française tout en plaidant pour une adaptation du droit commun aux spécificités locales.

Dans le même temps, la majorité des colonies anglophones adoptaient ou confortaient des logiques de « local government » qui favorisaient la responsabilisation et l’autonomie politiques. Ce n’est pas le lieu d’approfondir cette comparaison des trajectoires anglophone et francophone dans la Caraïbe. Mais on ne peut occulter les types de colonialisme à l’œuvre dans la Caraïbe. La prise en compte de cette variable permet de comprendre et d’expliquer la fascination de nos élites et de nos populations pour l’État français et les sentiments contraires de nos frères et sœurs anglophones pour l’État britannique.

L’action syndicale, elle, repose sur une demande légitime d’application des lois sociales françaises et d’amélioration des conditions sociales des salariés. Rien de plus normal pour un syndicat. L’aspiration à l’égalité est donc permanente et récurrente. Mais, pour ces syndicats et notamment l’UGTG ou l’UGTM, la demande sociale s’inscrit dans une perspective politique indépendantiste. Tous les autres syndicats inscrivent leurs revendications dans des politiques publiques souvent différentes ou complémentaires de celles de l’État, autre manière de se positionner dans l’espace politique.

Si sur le fond, en 2024 on n’innove pas. Certes cette action collective ne mobilise ni les mêmes acteurs, ni le même répertoire d’actions que ceux qui l’ont précédée.

Mais, elle constitue une demande d’égalité de plus dont la formulation renvoie avec force au processus d’assimilation de nos territoires. Comme en 2009, elle fait l’objet de négociations, mais la forme juridique du partenariat a changé. Aujourd’hui un protocole sans force obligatoire signé en l’absence de l’initiateur du mouvement. Hier un accord largement consensuel, signé par un ensemble d’acteurs représentatifs, qui n’a pas été respecté par les autorités étatiques et la grande distribution.

Ce protocole d’objectifs et de moyens, comme l’a répété Daniel Marie-Sainte, élu indépendantiste de l’Assemblée territoriale de Martinique, n’a pas la valeur juridique de l’accord de 2009 et n’est pas contraignant.

Pourtant, ce protocole est présenté à certains égards comme historique. En 2024, ce qu’il y a peut-être d’historique, c’est le RPPRAC et ce qu’il représente.

Quelle légitimité ?

En 2009, presque tout était historique.

L’ampleur de la mobilisation, les revendications, le nombre d’organisations impliquées, la qualité de la prise de parole contestataire et la préparation des dossiers face à des autorités qui n’avaient plus le monopole de l’expertise, la médiatisation des débats, l’écoute des autorités étatiques, la marginalisation des élus.

On peut penser que le RPPRAC constitue une régression historique dans la mesure où il n’est pas représentatif du peuple ou même de la partie du peuple dont il se réclame. Son étiquette est d’abord ethnique, sa représentativité n’est pas vérifiée.

Beaucoup a été dit sur la légitimité de ce mouvement avec des circonvolutions tendant à lui reconnaître une légitimité sur la base de critères les plus flous. Dans le contexte présent qui n’a rien d’une prise de pouvoir révolutionnaire, les seuls mécanismes de représentation et donc de légitimation sont l’élection et la délégation. La remarque est valable pour les acteurs politiques, les syndicats de patrons ou de salariés. Le préfet, lui, représente l’autorité étatique et exerce son pouvoir par délégation du gouvernement de l’État français.

C’est la première fois à ma connaissance qu’une mobilisation de cette nature est initiée par une organisation non représentative, se réclamant artificiellement d’une communauté ethnique imaginée. Le RPPRAC cherche à protéger une partie bien ciblée de la population, les afro-caribéens dont a du mal à définir les contours et le caractère ethnique.

D’autres points sont présentés comme historiques. La continuité territoriale, l’exonération de TVA, l’effort courageux et risqué du président de l’exécutif de la CTM d’une exonération d’octroi de mer sur un nombre important de produits.

On peut penser que le RPPRAC constitue une régression historique dans la mesure où il n’est pas représentatif du peuple ou même de la partie du peuple dont il se réclame. Son étiquette est d’abord ethnique, sa représentativité n’est pas vérifiée.

En réalité c’est moins l’annonce des promesses que leur réalisation qui serait historique. La colère d’aujourd’hui est le résultat de la trahison de la parole écrite de 2009. Quelles raisons a-t-on de croire qu’il en sera différemment en 2024 ?

Les premières réponses de l’État sont sur ce point éclairantes.

En effet, dans le cadre du Projet de loi de finances 2025 l’Assemblée nationale a adopté le 26 octobre un amendement exonérant une liste de produits de première nécessité du paiement de la TVA.

L’exposé des motifs est très instructif sur les raisons de cet amendement mais surtout sur les limites des décisions qui ont été prises.

« Conformément au protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère en Martinique signé le 16 octobre…le présent amendement ajuste la TVA pour certains produits « de première nécessité » (PPN), qui seront eux-mêmes exonérés temporairement d’octroi de mer par la CTM, afin d’accompagner ainsi l’effort de la CTM… Selon la même logique de neutralité budgétaire que la CTM, cette mesure sera compensée par une suppression d’exonérations de TVA sur d’autres produits non-alimentaires… Compte tenu des caractéristiques du marché unique antillais, cette exonération sera mise en place à titre expérimental en Guadeloupe et en Martinique pour une durée de trois ans ». Autrement dit « jusqu’au 31 décembre 2027 ». En réalité toutes ces décisions « historiques » sur la TVA et l’octroi de mer sont temporaires.

Quel est le sens de cette durée de trois ans ? Que se passera-t-il après ? Peut-on en permanence répondre de manière conjoncturelle à des « handicaps structurels » ? Quelle est la capacité du RPPRAC à faire plus et mieux que le LKP et le Collectif du 5 février ?

La réponse à cette dernière question comporte moins d’incertitudes que les premières. Les ressources politiques du RPPRAC sont particulièrement faibles. Son choix récent et surprenant du mot d’ordre d’autonomie, cache mal les ambiguïtés voire les contradictions du rapport de l’association à la politique.

 Un rejet ou une méconnaissance du jeu politique

N’étant pas un syndicat, se présentant comme une organisation citoyenne représentant une partie du peuple, on s’attendait à l’articulation d’un discours politique à la contestation sociale.

Cette articulation attendue est venue récemment avec l’évocation ambiguë d’un statut d’autonomie complète pour la Martinique. Proclamation et revendication s’entremêlent sans que l’on sache s’il s’agit d’un objectif immédiat ou d’un horizon.

On a le sentiment que la soudaineté du mot d’ordre d’autonomie cherche à donner du sens à une revendication d’égalité des prix dont la formulation s’analyse comme étant proprement assimilationniste.

On est surpris par le choix de cet habillage politique, parce que dans nos territoires, et singulièrement en Guadeloupe, on a appris à avoir peur du  mot autonomie. Le sondage du CAGI de 2023 sur le changement statutaire et les débats récents initiés par le département de Guadeloupe sur l’évolution institutionnelle ont montré qu’il y a curieusement un consensus populaire sur un contenu autonomiste du changement sans que l’on ose prononcer le mot. En effet, un statut fiscal, la possibilité de faire la loi sur place dans les domaines de compétences du territoire, la préférence locale à l’emploi sont des demandes politiques que l’on peut difficilement mettre en œuvre dans un régime d’identité législative.

Monsieur Petitot revendique une autonomie complète qui n’est pas l’indépendance. Comment l’obtenir ?  Pour qui, le peuple, les afro-caribéens ? Avec qui ? seuls ou avec d’autres forces politiques, si oui, lesquelles ?

A l’évidence ces questions sont sans réponses parce que le mot d’autonomie et la chose politique plus largement ne sont pas la préoccupation première des trois personnes qui incarnent le RPPRAC.

On veut pour preuve la méconnaissance des réalités politiques et la contradiction qu’il y a à revendiquer à la fois une autonomie totale et une égalité des prix avec l’Hexagone sur tout l’alimentaire qui éliminerait à terme la production locale, ressort essentiel d’une éventuelle autonomie.

Autre illustration de ces errements, la sortie d’Aude Goussard sur la souveraineté en politique.

Dans une vidéo en ligne sur les réseaux, elle déclare que « la souveraineté appartient à la majorité ethnique sur le territoire ».  D’après cette affirmation, c’est de l’appartenance ethnique que découle la représentation politique. Émettons alors l’hypothèse que les afro-caribéens, cette ethnie imaginée, soit majoritaire parmi les « ethnies » présentes sur le territoire, mais qu’une alliance de ces « autres ethnies » soit majoritaire sur ce même territoire à la suite d’une élection. Que se passerait-il ? Comment serait évaluée la majorité ? Sur une base ethnique ou sur une base démocratique ? La réponse à ces questions détermine le caractère autoritaire, voire totalitaire ou représentatif d’un régime politique. Le point de vue de la représentante du RPPRAC n’est pas rassurant.

A l’évidence ces questions sont sans réponses parce que le mot d’autonomie et la chose politique plus largement ne sont pas la préoccupation première des trois personnes qui incarnent le RPPRAC.

Outre le caractère ethnique de sa dénomination et de son « projet politique », la démarche économique de l’association protectrice des afro-caribéens pourrait paradoxalement conforter l’emprise de la grande distribution et la dépendance du territoire.

Une emprise socio-économique « des gros » renforcée, une dépendance accrue 

L’application d’une égalité des prix avec la France ou d’une exonération d’octroi de mer sur tout l’alimentaire aurait pour première conséquence d’occulter la dimension sociale de la consommation. Certes, la revendication répond à la misère sociale, mais son approche indifférenciée de la consommation met sur le même plan le consommateur aisé et le consommateur pauvre. Ce dernier trouvera vraisemblablement son compte dans la diminution des prix de première nécessité, mais le riche sera encore plus riche de la baisse du coût du caviar qu’il aurait acheté quel que soit le prix fixé. C’est une aberration de refuser de voir cette dimension sociale de la consommation.

Paradoxalement on finit par enrichir ceux auxquels on croit s’opposer. Dans cette perspective d’une consommation indifférenciée, la grande distribution va vendre encore plus et gagner par la quantité ce qu’elle aurait perdu par une baisse des prix.

Autre mécanisme favorable aux importateurs, la péréquation par laquelle la baisse du prix d’un produit est compensée par l’augmentation de la taxe d’octroi de mer ou de la TVA sur un autre produit.

Finalement, les grands perdants de cette logique d’exonération et de surconsommation alimentaire sont la CTM, les communes et dans une certaine mesure la population réduite à son ventre. Pourquoi tout l’alimentaire et pas une liste de produits comprenant aussi des articles non-alimentaires, nécessaires mais trop chers, comme l’ont proposé des acteurs de ces tables-rondes ? Pourquoi ce refus obstiné des produits de première nécessité ?

Autre conséquence déjà signalée et répétée de cette revendication, la menace vraisemblablement mortelle contre la production locale.

« Le local » apparaît d’ailleurs secondaire dans le discours du leader du mouvement, parce que trop cher et parce que son déclin a commencé avant l’action du RPPRAC, affirme-t-il.

Lors d’une des tables-rondes il ajoute qu’« en bon martiniquais (il) mange du riz et des pâtes. Je n’aime pas les bananes jaunes » ajoute-t-il.

En conclusion, la situation actuelle est inquiétante, notamment par le niveau de violence et de destruction dont est victime, en dernier ressort, la population. Elle est inquiétante aussi par la répression qui pourrait en découler.

Paradoxalement, cette violence des manifestants impacte favorablement la réactivité des autorités étatiques, tout en légitimant une réponse répressive de celles-ci.

En effet, l’action publique peut difficilement être mise en œuvre dans cette tourmente. Mais  à la faveur de ce contexte, elle est prête à satisfaire plus rapidement des demandes formulées par les autorités locales selon les procédures et les codes conventionnels. Les interventions du président Letchimy lors d’une table-ronde sur les réponses de l’État à certaines de ses demandes en témoignent. Humilié dans les ministères, il serait désormais écouté par le gouvernement, « grâce à cette mobilisation ».

En réalité, les autorités étatiques savent faire face à ces mobilisations, manifestant à la fois une volonté d’écoute et le souci de rétablir l’ordre. Le pourrissement de la situation est certainement la stratégie qui sera privilégiée. On cherche à retourner l’opinion, favorable un temps à une revendication légitime, mais lassée par une situation insupportable. Il faut craindre par conséquent une phase active et multiforme de répression associant la force policière et l’action judiciaire. Phase quasi-inévitable parce qu’il sera difficile pour le RPPRAC de se désavouer et perdre ainsi le soutien de « son peuple » en sortant du cadre populiste de la revendication d’un alignement de tout l’alimentaire sur les prix pratiqués dans l’Hexagone.

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