Le Sucre
Qu’est-ce qui peut bien pousser un Kémi Seba à venir en Martinique, en Guadeloupe, en Haïti (c’est déjà plus évident) subtiliser les héritages et les luttes ? Pourquoi veut-il être Supra Césaire ? Pourquoi pique-t-il le “Vivre Libre ou Mourir”, le slogan des Jacobins Noirs : Delgrès, Ignace, Toussaint, Dessalines, Deslondes?
Après tout, ces îles ne sont rien, ni par la taille, ni par la population, ni par l’importance dans les grandes affaires du monde. Elles ne sont que des “poussières d’empire”, des “îles au bout du monde”, des “princesses de la République”, des îles d’assimilo-aliénés incapables de faire la Révolution et d’être pleinement indépendantes.
Et pourtant… Il veut être Césaire, il veut être Garvey (Jamaïque). C’est qu’il y a quelque chose de magique qui se passe ici. Peut-être est-ce la civilisation du rhum, ou la chlordécone… plus sûrement l’égo incroyable de ces petits-îliens qui traduit une simple réalité : aussi infimes soient-ils, aussi infâmes furent leurs conditions, ils ont constamment trouvé la force, l’ingénuité de s’organiser, de se soulever, de transformer, de conquérir, de s’ancrer et prendre possession de territoires où ils n’étaient à la base que de la main d’oeuvre importée et exploitée.
Ils n’ont jamais attendu de messie venu d’ailleurs*. Ils se sont faits eux-mêmes libérateurs. D’une manière ou d’une autre selon les conditions, les opportunités qui leur étaient données. Selon les philosophies et les stratégies qu’ils ont développées. Une modernité féconde qui a créé mille peuples, voisins, miroirs, uniques, tous uniques. C’est de ce sucre riche dont veut se servir Kémi Séba pour mieux le réduire à une seule chose : sa petite personne. L’ambition uniformisatrice et impériale d’un vampire médiocre.
Mais j’irai plus loin ici, si Kemi Seba peut se nourrir, c’est qu’on le laisse faire. Et c’est une première. Les Antilles Françaises ont une tradition farouche de défendre leur tradition politique et leur faire. Qui peut paraître insignifiante au vu de leur taille mais qui prend tout son sens au vu des sacrifices qui ont été nécessaires pour les établir. Mais une culture politique c’est quelque chose de vivant. Ou de mort. S’il n’y a pas transmission, s’il y a dévalorisation, s’il y a oubli, opacité néfaste, elle dépérit.
Alors il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de suivre ; la force « d’inventer » notre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent
Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez
En Octobre 1956, Aimé Césaire rompt avec le Parti Communiste Français, et Martiniquais par extension, rupture rendue célèbre par sa Lettre à Maurice Thorez. Dans les raisons de cette rupture, il y a certes les révélations sur les abus staliniens révélés par son successeur Khrouchtchev. Mais il y a surtout ras-le bol avec le comportement paternaliste, ou plutôt de faux-frère, qu’il appelle “fraternalisme”, du Parti Communiste Français. Celui-ci est un allié fraternel mais qui veut décider de tout, et surtout qui garde une vision du monde désespérément centrée sur l’Occident.
Il s’agit aussi d’une rupture d’avec les grands ensembles. L’Alliance Atlantique ou Bolchévique sont renvoyées dos à dos. Les alliances et positionnements dans l’ensemble français n’ont de sens que si elles vont dans l’intérêt de la petite nation qu’il représente. “Être Martiniquais” c’est inventer sa route. Et c’est le rappeler.
Il peut y avoir une réalité politique en France mais elle ne s’applique pas entièrement ici. Lors de la visite de De Gaulle en 1960, celui-ci ne se séparera pas de Césaire. Même si on ne le voit pas dans un France-Antilles aux ordres, fraîchement créé, et qui boycotte assidûment le député. En 1998, quand Lionel Jospin, Premier Ministre, Secrétaire Général du Parti Socialiste, présidentiable majeur, visite la Martinique, ses interlocuteurs privilégiés sont Alfred Marie-Jeanne et Aimé Césaire. La fédération socialiste a du quémander (ou presque !) une audition.
C’est cet héritage non négligeable qui est battu en brèche.
Si Cabort** té ka wè vakabonajri ta la, i té kèy fenn fwa yo
Un vieux combattant
26 Décembre 1987. Jean-Marie Le Pen, chef du Front National, accompagné d’une délégation du Groupe des Droites Européennes – au nom trompeur puisque composé de partis d’extrême-droite, dont un des membres fondateurs d’Aube Dorée – au Parlement Européen se rend à la Martinique où il doit commencer une tournée d’une semaine aux Antilles. J.-M. Le Pen connaît à l’époque son premier pic électoral : le FN ce n’est pas moins de 35 députés à l’Assemblée Nationale.
« Jean-Marie Le Pen Déwo » Décembre 1987 Martinique La 1ère
Pas impressionné, un collectif « contre le racisme et le fascisme » regroupant quatorze organisations de gauche et d’extrême gauche et des manifestants envahissent les pistes de l’aéroport criant “Jean-Marie Le Pen Déwo”. Ils empêchent l’avion de se poser. L’avion se repliera en Guadeloupe où J.-M. Le Pen refuse de débarquer. Il repart à Paris la queue entre les jambes. Le président du Front national demande dès son retour audience au président de la République pour protester contre cette « violation caractérisée des droits constitutionnels ». Il a raison en un sens. Mitterand ne le recevra pas. Particularisme antillais oblige. Un particularisme bien macho et masculiniste où la première marque est bien de décider qui peut, ou non, venir en invité.
1987, 2018, triste parallèle. Mais c’est que le monde n’est plus pareil. Il est facile en 1987 d’identifier Jean-Marie Le Pen pour ce qu’il est : un fasciste mais aussi un ultra-libéral. Ne s’identifie t-il pas comme le “Ronald Reagan Français” ?
En 2018, Marine Le Pen du Front-Rassemblement National veut un État plus fort et plus de Sécurité Sociale. Le Mur de Berlin est tombé. L’URSS n’est plus l’allié (versatile et interessé certes) des décolonisations. La Russie est le financier international de tous les partis d’extrême droite du monde. Fidel Castro est mort. La Chine est passée de pays pauvre à Usine du Monde à Utopie Ultra-Technologique Semi-Totalitaire.
Le monde et les alliances se recomposent. Chacun fourbit ses outils. Et nos petites îles, ouvertes aux Quatre Vents ont oublié de se réarmer intellectuellement. Il semble qu’elles se sont désintéressées du chemin, de l’exigence. Il y a comme un renoncement.
Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons créoles
Bernabé, Confiant, Chamoiseau, Eloge de la Créolité
On ne dirait pas comme ça vu les atours qu’il a pris au 21e siècle mais la Créolité est un enfant du mouvement indépendantiste martiniquais. Celle-ci posait, à partir des expériences concrètes des populations caribéennes et des territoires qui lui ressemblait, le potentiel de repenser ce que pourrait être une Nation : pas “un peuple, une race, une Nation” (Allemagne). Non plus, “Un peuple nu sans aspérités ou différences culturelles qui s’effacent derrière une idée” (France). Ni “ soyons tous mélangés, le métissage effacera les discriminations structurelles et les héritages” (Brésil). Mais, “une nation faite de gens de cultures différentes, dont la différence même et le partage commun de cette expérience de différences fait une nation”.
L’Éloge de la Créolité paraît en 1989. Avant l’explosion de la Yougoslavie. Avant le Rwanda. En 1990, Garcin Malsa (cf. Le Sucre I) publie la Mutation Martinique. Raphael Confiant et Patrick Chamoiseau en sont les ghostwriters. En 1992, il crée son aile politique, le MODEMAS, les deux écrivains en sont membres. Élu Maire de Sainte-Anne en 1989, il sera le premier élu à apposer le drapeau nationaliste rouge, vert et noir au fronton de la Mairie.
Voici un extrait des statuts de l’association Comité National pour les Réparations, fondée en 2014 et dont il est le président:
« – Lutter pour le rapatriement vers la terre-mère Afrique, pour la réinstallation et la réintégration au sein de pays d’accueil africains, des descendants d’africains illégalement et brutalement déportés qui souhaitent y retourner pour vivre »
« – Aider les victimes des pathologies dues à la créolisation »
On est passé de la lutte pour ici, à un retour aux grands ensembles. D’un rejet d’une proposition innovante à sa stigmatisation, voire à sa qualification comme maladie. Et tout cela se conclut par l’invitation et la promotion d’un Kemi Seba. Un an après, au même événement, une jeune militante fera un discours critiquant le “post-colonial”, sans vraiment comprendre de quoi il s’agit. Au pays de Frantz Fanon, un des pères fondateurs des études post-coloniales. Qui sont ardemment critiquées par les institutions académiques et culturelles françaises. Il est possible qu’il s’agisse ici de la fin tragique d’une culture politique qui n’a pas su se renouveler. Et dessus, apparaît une sorte de panafricanisme messianique quasi-spirituel qui glorifie les martyrs et multiplie les discours essentialistes et binaires.
Il se pose ici une série d’enjeux majeurs pour les Antilles (et probablement au-delà, je parle d’un lieu). Pêle-mêle :
Qu’est-ce que la politique aux Antilles au 21e siècle ? Qu’est-ce qu’un “militant” ? Un “activiste” ? Est-ce tout simplement d’arborer trois coeurs rouge-vert-noir sur les réseaux sociaux et le déploiement de signes extérieurs de conscientisation ? Quelles sont les idéologies ? Quels sont les discours ? Quelles sont les pratiques ? Quelles sont les affiliations ? Quelles sont les contradictions?
Est-il normal de justifier une quelconque discrimination sous prétexte de “combat des noirs” ? L’homophobie ? Le sexisme ? L’antisémitisme ? Peut-on être Black Lives Matter et Kémi Seba ? Totalement essentialiste ? Le Noir a-t-il “besoin de brutalité” ?
Comment appréhender la politique à l’heure du narcissisme militant et des “thinkfluenceurs”? Qu’est-ce que le panafricanisme au 21e siècle ? Qu’est-ce que serait un panafricanisme pensé pour le 21e siècle ?
Quelle est l’ambition d’être Antillais au 21e siècle ? Sommes-nous maintenant des terres sans vision, qui pensent à réaction ?
Avons-nous toujours “ la force d’inventer au lieu de suivre » ?
* Sauf les rastas.
** Du nom de Guy Cabort-Masson, figure du nationalisme martiniquais, dissident de la Guerre d’Algérie, écrivain, éducateur, co-concepteur du drapeau nationaliste rouge, vert et noir.
Le Sucre est une série.
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Ce texte est un hommage à Pierre Aurélia, ouvrier syndicaliste à l’Usine du Galion, décédé en 2018 au moment de l’écriture de ce texte. Pierre était mon grand-oncle.