Les événements qui sont décrits ici sont partiellement inventés, les dialogues reconstitués, et le déroulement des opérations probablement détourné. Pour le reste, tout est vrai.
ACTE I.
MARIANNE CHLORDÉCONE
– Tu en penses quoi ?
Mario me montre une nouvelle photo sur son portable grand écran. Je m’attends au défilé habituel de bombasses/nymphes sur touches de gloss et de couleurs éclatantes. Mais ce n’est pas ça. Le fond est là, ce rose kitsch pop surexposé, ce rose qui pue la pub, ce rose insultant. Mais il est complètement mangé, cannibalisé par la scène. Un énorme bananier surplombe, dans un équilibre et une gravité impossible, une femme assise sur une chaise. Elle fait la gueule. Elle défie la camera, farouche. This ain’t a photoshoot. Drapée dans cette tunique de ces premières femmes libres et éduquées du temps de l’esclavage. Bleu, blanc, ROUGE.
Comme le tatouage de la rose qui couvre son sein arraché.
Comme le fil qui la relie au poison.
Mais je ne fais pas attention, c’est une fausse piste : je suis son bras qui descend, tel dieu pointant vers la damnation.
– Wow ! C’est riche. Les Damnés de la Terre… c’est presque trop… Tu vas en faire quoi ?
– C’est pour Octobre Rose et le Projet Amazone, on va d’abord publier dans la revue d’Alexandra puis dans un magazine distribué nationalement.
– Super idée. La photo parle beaucoup, je pense que ça aura beaucoup d’impact.
– Tu veux en faire autre chose ?
– J’sais pas.
J’ai toujours le portable à la main. Je regarde à nouveau. La tension est bien réelle, entre le visage effarouchée de la Marianne, le fait qu’elle connaisse sa condition, ses armes, et sa situation. Ma situation. On est foutu, damnés.
NOUS SOMMES MAUDITS PUTAIN !
LA TRAGÉDIE DE TOUTES NOS TRAGÉDIES
NOUS N’Y SURVIVRONS PAS
“La Martinique détient le record mondial du nombre d’hommes touchés par le cancer de la prostate avec en moyenne 227,2 cas pour 100 000 hommes martiniquais. A titre de comparaison, la Norvège, deuxième pays le plus touché, compte 129,7 hommes pour 100.000.”
Pendant trois siècles, 1 381 000 d’Africains furent transportés lors du Passage du Milieu. Enchaînés, entassés à même la cale, hommes, femmes, enfants séparés, dans l’atmosphère putride, dans le bain de leur nourriture, de leur vomi, de leurs déjections. 20% ne survivront pas à la traversée.
Tout nous maudissait dans le ventre noir et sombre de ces bateaux.
Et pourtant nous sommes là.
Ce million de survivants sera confronté à l’un des pires jougs de l’histoire de l’humanité. Objectifiés, violés, fouettés, lacérés, combien d’oreilles et de jarrets coupés ? Combien de fleurs de lys apposées, marquées, au fer rouge dans la chair de nos ancêtres ? Doit-on parler des mères qui tuent leurs enfants nouveau-nés pour leur éviter l’esclavage ? Ce n’est pas un roman américain, c’est le roman Américain, c’est le roman Martiniquais et Guadeloupéen.
C’est arrivé chez nous, les premiers peuples de la mondialisation.
Et pourtant nous sommes là.
L’esclavage ce n’est pas la fin, ce n’est que le début : des « coolies » indiens et chinois, à leur tour plus bas que terre, des lois sur le vagabondage version surchargée dans les colonies pour nous maintenir sur les plantations et les Usines nouvelles.
Savez-vous que les conditions de travail jusqu’au 20e siècle aux Trois-Ilets sont trop similaires au temps de l’esclavage ? Savez-vous pourquoi cette Rue Cases Nègres est si bien conservée qu’on puisse y tourner des films ?
On pourrait parler du temps de Robert, du temps de l’Usine, de ces bataillons blanchis à la Libération.
Nous étions là.
On pourrait parler de la résilience, on pourrait parler des révoltes et des insurrections, on pourrait parler d’un peuple qui s’est émancipé par le savoir, construisant ses écoles laïques avant même qu’existent celles de la République, on pourrait parler des lois et des cadres, on pourrait parler de la politisation de tous ces moments, en une action politique organisée, en des mouvements syndicaux farouches.
On pourrait parler de nos emmerdeurs, dont les fulgurances traversent le monde, pendant que la France académise des diseurs de la provincialité et de l’enfermement.
Tout cela, tant de siècles de combats, de luttes, de résistance, de stratégies, pour enfin être libre. Tout cela pour crever du cancer. Parce que l’eau. Parce que la terre. Parce que toute chair animale est empoisonnée. Que les légumes et les fruits que nous plantons sont empoisonnés.
L’ironie tragique c’est que nous mourons par le poison. L’arme du faible. Notre arme.
Du temps de l’esclavage, la plus grande peur des propriétaires d’habitation n’est pas la révolution violente, exceptionnelle, celle qu’on s’imagine dans les films. C’est celle de l’empoisonnement. Pas d’eux, ou des esclaves, mais du bétail ou du sol par des sorciers, ou guérisseurs noirs, porteurs du savoir d’Afrique (dont ils ont amené certains ingrédients) et premiers apprenants de celui des amérindiens. Maîtres des secrets, ce sont eux qui guérissaient les bêtes et les esclaves avec leur savoir “inférieur”, des piqûres de serpents, des gales, des virus.
La Révolution Haïtienne fut annoncée par une série d’empoisonnements.
Deux cents ans après, ce sont les descendants des anciens maîtres, qui ont organisé la pollution des terres avec la complicité puis le silence de la République Française. Trente ans à laisser faire, Vingt ans à ralentir le dévoilement de l’affaire. Un peuple condamné sur une terre enfin sienne, pour sept-cent ans.
Nous y étions presque.
Comment expliquer un tel déni d’humanité au 21e siècle dans le Pays des Droits de l’Homme ?
L’imaginaire occidental est rempli de la peur de la revanche, du massacre à la haïtienne, du Grand Remplacement, que les colonisés et anciens colonisés exactent, ne serait-ce qu’une infime partie de la violence que l’Occident a infligée au monde.
Pourtant, ils continuent de tuer, en masse, même dans une ancienne colonie, dont ils prétendent avoir reconnu l’égalité, dont ils prétendent avoir reconnu l’humanité. Et quand preuve est faite, ils se taisent, ils nient, ils commandent excuses, pardon, rapport après rapport. Où est la mission civilisatrice universelle ? Qu’on me donne la mission civilisatrice ! Qu’on m’envoie le côté positif ! Où est la loi ? Où est le droit ? Où est la raison hellène ? Où est l’analyse objective et dépassionnée ?
Elle se cache dans la honte d’avoir encore commis un massacre. Chut ! Circulez, il n’y a rien à voir.
Et je pense aux enfants de mes amis, et je pense aux enfants que je n’ai pas encore eus.
– J’ai eu tort sur la présence du livre de Fanon…. ça n’a jamais été aussi approprié.
ACTE II.
BOKODJI SPIRITAIN
Je me présente : Zaka, fils de Dominique, fils de Karl. Fils du mulet et de la bourrique. Solides. Petit-fils de Berthilde et de Thérèse. Je n’ai pas vraiment de grands-pères. Je ne sais pas si c’est si intéressant de parler de mes arrières-grands parents. Un autre jour. Foutus problèmes de filiation.
Zaka, petit chabin du Saint-Esprit. Oui, je revendique ma bâtardise et mon bolokoisme. D’être né dans un trou au milieu de nulle part. Mon sang impur et ma peau de chat de gouttière.
Pas Zacharie, pas Zakarias : Zaka, comme Azakah-Medeh, le dieu vaudou béninois, ou Zaka, loa du vaudou haïtien. Pas de raisons d’avoir peur, aucune sorcellerie là-dedans, et encore moins avec celui qui porte mon nom. Zaka est le loa de la terre, de l’agriculture, de la récolte. Zaka est un dieu paysan.
Il erre la terre, habillé en mendiant, demandant l’hospitalité dans les maisonnées qu’il traverse, récompensant ceux qui la lui offre, ignorant ceux qui refusent les moins-que-rien. En un sens, Zaka est le dieu du no-bullshit, de celui qui n’aime pas les pharisiens, de l’accord avec ses principes. Il traduit une sociabilité, un principe de solidarité fondamental dans les campagnes haïtiennes.
Zaka est sans Petro, c’est-à-dire sans ce côté totalement vengeur qui caractérise les dieux vaudous. Mais enfin, c’est un loa positif, porte-bonheur, fécond. La blague ! Quand on voit l’état de notre agriculture on se demande s’il n’est pas complètement frivole… quelque chose s’est peut-être déréglée en traversant l’Atlantique. Ou bien ce sont les hommes qui décident, en vrai.
Comment j’ai fini avec un prénom vaudou dans une société aliénée et christianisée qui le honnit ? Je suis né dans une révolution qui a échoué. Mon père, ancien militaire, est rentré au pays la faire. Armée. Cela prenait un peu de temps, alors il a pris un tracteur et commencé à labourer. Puis il s’est dit, avec d’autres, que se serait bien de pouvoir se nourrir une fois indépendant. Que ça se préparait, une indépendance. Il a occupé des terres. En a protégé d’autres. A amené d’autres personnes avec lui. Ça ressemblait à quelque chose. Ma mère, doctorat en main, a maté l’Éducation Nationale pour enseigner dans ce qui se voulait une éducation propre à nous, révolutionnaire. C’était pas mal aussi. Elle fut Créoliste, quand ce n’était pas un terme pour tous. Quand on nous l’interdisait, toujours de l’apprendre, de le marquer, de le parler. Caribéaniste, elle voulait un nom qui sonne, qui fasse sens de ce qu’ils essayaient d’accomplir. Elle a trouvé mon prénom dans un recueil de poésie de René Depestre. Zaka, donc.
L’un de mes premiers souvenirs, c’est d’être sur les genoux de mon père, dans son tracteur, en train de labourer son terrain. Dachines. Tomates. Laitues. Ignames. Il me pointait du doigt ce qu’il voulait planter afin d’achever l’autosuffisance alimentaire. Cette terre, c’était ma terre. Cette terre, était une terre des possibles. Le soleil se couchait et j’ai couvert mes yeux. Quand je les ai rouvert, il n’y avait plus que des plantations de bananes.
Le képone, le, la chlordécone, c’est un mot que j’entends depuis petit. C’est ce petit mot qui nous rattache aux autres damnés de l’Amérique centrale et des grandes plantations de l’United Fruit et de Chiquita. Je l’entendais avec d’autres mots – paraquat, DDT – souvent quand on parlait des conditions de travail des paysans sur le continent et de la lutte qu’il s’agissait de mener pour les contrer. Il y a eu des marches. J’étais trop jeune dans les années 1980, mais je ne me rappelle pas une foule. Cinquante, allez, cent personnes tout au plus.
Car la chlordécone est un mot qui fait système. Et dans les années 1980 à La Martinique, département-région, face à l’effondrement des deux grandes monocultures de l’après-guerre, la canne puis l’ananas, il fallait remettre un jeton dans la grande machine qui règle notre système depuis que la Martinique, colonie française, existe. Ce sera la banane.
On mange beaucoup de bananes à La Martinique, mais enfin toute cette production ce n’est pas à nous qu’elle se destine. En vérité, c’est en France et en Europe qu’elle va. On achète du chlordécone à Béziers, on renvoie de la banane au Havre, le container revient chargé de produits d’importation et d’encore plus de chlordécone. Main invisible de l’économie de comptoir à la fin du 20e siècle dans ce qui n’est, dans le texte, plus une colonie.
Sauf que la banane c’est fragile, et pour la produire, il faut de l’engrais et du pesticide. Et chaque cyclone augmente ce besoin, comme un monstre qui pour grossir doit détruire l’environnement dont il se nourrit. J’entends la musique des travailleurs agricoles, pas toujours protégés, nourrissant le monstre, déposant l’offrande assassine au pied des bananiers.
Ceux qui parlaient des risques bien réels étaient des fous, des attardés pas assez éduqués, toujours un peu trop campagnards, avec, comme souvent chez nous, une petite touche de colorisme bien comme il faut. Ils furent ignorés. Ces questions agricoles ne concernaient peut-être déjà plus une population qui se voulait urbaine, cosmopolite, allant au supermarché manger des produits importés symboles de la modernité.
Grandir avec le chlordécone, c’est comme grandir avec une énorme zone d’ombre dans le fond de ta tête, savoir que c’est grave, ne pas savoir à quel point c’est grave, se demander pourquoi personne ne dit rien.
Une fois, je crois que c’était à la fin des années 1990, la mère d’un ami d’enfance avait développé un énorme goître. Les médecins n’étaient pas sûrs des causes de ce dérèglement hormonal. Aucune prédisposition génétique ou cause alimentaire. Sinon qu’elle venait de consommer des crabes qu’elle avait achetés dans la plaine du Lamentin. Tout le monde se passait déjà le mot qu’il ne fallait pas consommer de poissons ou de fruits de mer issus des grandes régions bananières. Mais rien d’officiel.
Et puis on grandit, et on apprend qu’Yves Hayot a personnellement fait pression pour, qu’années après années, la chlordécone soit autorisée dans la culture de la banane aux Antilles. Malgré son interdiction dans le monde.
Que des élus sont montés à Paris et Bruxelles décennies après décennies, défendre la banane et son corollaire maudit. Que des appels furent faits pour continuer l’autorisation de la chlordécone. Que beaucoup sont restés silencieux. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun doute, jusqu’à ce qu’il y ait consensus absolu et total, que nous étions tous empoisonnés. Défense de l’existant, sacrifice du futur. Mais la honte ce n’est pas de s’être trompés, c’est surtout de ne pas le reconnaître.
On apprend que Jacques Chirac, Edith Cresson, Henri Nallet, Louis Mermaz, Jean-Pierre Soissons ont tous inauguré, autorisé puis prorogé la vente puis l’utilisation de la chlordécone. Dans le même temps, ils l’interdisaient en métropole. Mot tellement vrai ici.
On grandit, les langues se délient, on apprend que les pressions sont permanentes pour faire taire les ingénieurs de l’INRA et des agences de l’eau qui découvrent des taux alarmants de contamination. Sur la publication des travaux, sur les budgets qui sont finalement sucrés, sur les rapports qui sont enterrés. Ce n’est pas juste ces dernières années, ça fait trente ans que ça dure.
En Septembre 2018, lors de la visite d’Emmanuel Macron aux Antilles, un représentant de l’État Français a dit à la télé “Le Président a parlé, on peut enfin faire bouger les choses”. Du Courage du Français, de l’Humanité du Français, de l’Éthique du Français.
Eichmann.
Bousquet.
Lemoine.
Foutus problèmes de filiations.
ACTE III.
DELTA
J’ai les pieds fermement enfoncés dans le sable ocre de la plage de Cotonou. L’écroulement d’une vague glacée tente de me déstabiliser. Mes orteils réagissent comme s’ils vivaient pour la première fois, comme les tentacules d’un poulpe remis à l’eau. Mes talons s’enfoncent un peu plus.
Nous y étions. Sans concertation, nous avons eu la même réaction, nous avons enlevé nos chaussures, et nous avons marché vers la mer. Nos smartphones à la main, pour filmer. Mais aussi pour qu’ils nous indiquent où était l’Est. Où nous étions. Si nous nous voyions depuis le point de départ. J’ai vu des îles à s’y méprendre.
Une fois ma cérémonie finie, je cherche Mario un peu plus loin. On dirait qu’il est en train de tourner un véritable film. Il fait et refait le déroulé de ses pas vers la mer, enchaine avec plusieurs panoramiques. Enfin, il range son portable. Et regarde l’Océan. Mesure-t-il la distance ?
Mario a grandi à Chateauboeuf, près d’un hôpital dans la périphérie de Fort-de-France. Dans ces cités HLM modernes qui remplaçaient les habitats insalubres où s’agglutinaient les anciens habitants des campagnes de la Martinique au milieu du siècle dernier.
Elève scientifique brillant destiné à l’Institut Pasteur, athlète sprinteur, Mario est quelqu’un qui avance avec l’assurance de savoir comment les choses fonctionnent. Taille XXXL, son mètre quatre-vingt-dix parait facilement plus, et sa largeur d’épaules pourrait le faire passer pour un lutteur.
En un sens, Mario te regarde toujours de haut. Un peu mutique, il ne parle pas beaucoup, sinon pour quelques saillies incroyablement pertinentes ou extrêmement perverses. Il a un côté impérial, dont il est absolument conscient : sa page Facebook a pour profil une peinture d’un Toussaint Louverture des temps modernes, collier de barbe, tatouages sur la main et armoiries composées de caméras DSL en or. La main dans le gilet, le menton pointu, Mario te regarde de haut. Ce n’est pas un hasard si pour beaucoup il est arrogant.
Mais ce qui dérange aussi, c’est qu’il n’a pas la tête d’un artiste. Il n’en a pas l’image. Pas du genre à faire dans la floraison et la belle parole, il regarde et trouve. Son travail est souvent constitué dans sa tête avant d’émerger rapidement. Pas de luttes visibles, pas d’abysse des sentiments dans lequel il semble mijoter.
Je ne suis pas sûr non plus de l’historique de sa découverte artistique. Il m’a dit qu’il est rentré en Martinique après des recherches de travail infructueuses en Métropole. Il semble qu’il ne correspondait pas non plus à l’image du scientifique : un recruteur en Belgique ayant accepté son CV avant de changer d’avis à sa vue. Le Regard, ce petit hochement de tête mi-surpris mi-choqué que connaissent bien les Antillais lorsqu’ils cherchent à obtenir un travail, un logement, un prêt bancaire. Ce petit hochement qui dit « Non ».
Il est rentré en Martinique en 2008, a fait prof de biochimie pendant un court moment avant de se lancer à plein pied dans la photographie de mode. Mario shoote en surexposition, n’hésite pas à magnifier les couleurs, à mettre en présence et en beauté une peau noire bien souvent absente des photos mode dans des pays qui veulent se voir plus “métissés”. Comprendre, dont les peaux tirent plus vers le clair. Très vite, il devient une star. Très vite aussi, on lui fait remarquer que son travail ressemble à celui de David LaChapelle : le côté pop-art, les montages mêlant le religieux et le prosaïque, et puis tout le reste. C’est un compliment : LaChappelle est l’un des artistes visuels les plus importants des trente dernières années. C’est tout autant une critique : Mario “vole” le travail d’un autre artiste pour un public trop local pour comprendre l’écho d’une référence mondiale. Terrible discours d’une pseudo-élite qui prend son peuple pour plus bête qu’il n’est. Ou bien s’agit-il de l’abaisser à son niveau ? Bah… Mario décide d’en faire une blague : il sera Rio LeChateau.
En un sens c’est drôle de revenir sur ce qui est la Terre Mère, de se retrouver dans toute son africanité, sa béninité, ou est-ce sa [insert tribu] et tout de suite de chercher à regarder vers soi, ou plutôt de rechercher immédiatement comment ce lien entre eux et nous à travers l’Atlantique, notre mer intérieure, a été établi. Comment le chemin parcouru fut long. A quel point ces ponts sont rares. Ou sont-ils des routes souterraines ?. Comment notre rapport entre nous est toujours le même : celui de la perte, des retrouvailles déçues, d’une boucle qui se ferme, de l’incertitude de savoir si celle qui s’ouvre sera nouvelle, nôtre.
Ou peut-être comment on peut le réinventer. Mario vient d’avoir un fils.
ACTE IV.
UNE CAMPAGNE
Le plan avait l’air simple en vrai : commencer doucement avec une insertion de la photo dans des magazines (Amazones et Rose Magazine) dédiés à la lutte et à la sensibilisation au cancer du sein en Martinique et en Métropole. Puis créer un petit buzz en faisant une fausse campagne de pub dans le métro parisien. Quatre idées pubs, de ce qui fait tout le prestige BBR (Bleu Blanc Rouge) pour le touriste lambda et le Parisien prétentieux, la culture et le luxe. D’où l’idée d’une fausse pièce de théâtre,
“ La Comédie Française présente “Sang Impur” ou La Tragédie de Sept Cent Ans, pièce post-coloniale. Dans une variation de Shakespeare, Césaire et Carpentier, le créateur imagine l’hypothèse un peu folle d’anciens maîtres empoisonnant leurs esclaves libérés, se condamnant tous à une mort lente, cancéreuse, difforme comme l’épidémie de goîtres thyroidaux qui pullulent sur l’île.
d’une pub pour le parfum, Guerlain forcément, vu que c’est “un travail de nègres”,
Guerlain, “Sang Impur” votre nouveau parfum républicain, mélange tropical de fragrance de banane, d’huile essentielle de chlordécone et de concentration d’omerta.
Un roman aussi, un peu moderne, avec un anti-héros improbable,
“Sang Impur” le nouveau roman choc ! Où la chronique dramatique d’un État qui chlordécone, partenaire silencieux d’intérêts privés qui empoisonnent… Que fera Emmanuel, notre héros ? Accordera-t-il des réparations à toutes les personnes contaminées ?
“ Trop intello ? ” Peut-être. Mais enfin c’est toujours drôle de s’entendre dire trop intellectuel en Martinique. Un pays qui eut pour Nègre Fondamental un Ulmien qui refusait de s’exprimer en créole, dont l’un des députés actuels est le héros à peine caché d’un roman vainqueur du Goncourt, etc… On devrait parler de la chlordécone “bêtement” ? Simplement ? Parce que nous sommes Antillais ou bien parce que l’Antillais ne comprendrait pas ? Il ne comprendrait pas la banane poison ? Ou est-ce le sein coupé ? “Les Damnés de la Terre”, d’un autre intello antillais mondialement connu ? Mouais.
Au début ce n’était que ça. Et puis à notre retour du Bénin, on s’est dit qu’on ferait une campagne d’affichage, en Décembre, pour faire, à notre manière, écho à l’OJAM.
« LA MARTINIQUE AUX MARTINIQUAIS«
En décembre 1959, 3 fils de la Martinique, BETZI, MARAJO, ROSILE, tombaient victimes des coups du colonialisme français. Ce sacrifice montra à la jeunesse de notre pays la voie de l’émancipation, de la fierté, de la dignité. Depuis, notre peuple, si longtemps plongé dans les ténèbres de l’histoire, offre une résistance de plus en plus grande à l’oppression coloniale. Mais le colonialisme français, suivant ses intérêts, accentue chaque jour son potentiel répressif, voulant ainsi maintenir notre peuple sous le joug colonial. Aujourd’hui l’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique déclare :
Que la Martinique est une colonie, sous le masque hypocrite de département français, comme l’était l’Algérie, parce que dominée par la France, sur le plan économique, social, culturel et politique. Ce qui se traduit par :
1) Une économie uniquement agricole, à caractère féodal
etc…
Des intellos, eux aussi.
J’aurais aimé vous dire que notre mot d’ordre était meilleur, plus actionnable, notre action mieux organisée, mieux pensée, que tout cela fut parlé et reparlé autour de débats houleux à la Maison des Syndicats, ou chez l’un d’entre nous, portables éteints, cagoules portées, mais ce ne serait pas vrai.
Mario a dû appeler une centaine de personnes pour lever les fonds qui nous permettraient d’imprimer des affiches, de trouver un professionnel, de convaincre un afficheur. On ne trouva pas assez de personnes, pas de professionnels et bien entendu aucun afficheur ne voulut nous laisser tenter notre petite expérience.
Alors cela se fit petit à petit, par amis, par familles, par alliés, par des gens qu’on ne connaissait pas. Depuis Septembre, et la parole du Président, rien n’avait bougé, au contraire. On nous promettait des rapports mais on sucrait les budgets de la recherche, aucune action concrète ne fut prise, pas de crise nationale reconnue, pas de fonds d’indemnisation. D’ailleurs pour indemniser qui ? Les travailleurs agricoles ? Pour une pollution qui a commencé en 1973 ? Ils doivent être tous déjà morts, grabataires, abîmés par une vie de travail, ce qui rendrait toute conséquence de la chlordécone indiscernable.
Après les difficultés pour réunir l’argent de la campagne, il y a eu la difficulté pour réunir les colleurs d’affiches. Le nombre se réduisait à mesure qu’approchait le jour choisi. Mais, silencieusement, cette cause touche beaucoup de monde. Quelques coups de fil, et des gens qui ne nous ressemblaient pas, pas des intellos, pas des CSP +, pas des artistes, pas des activistes, nous ont rejoints.
On s’est retrouvés au petit théâtre de la Croix Mission de Fort-de-France, rebaptisé “ TOM”, Téat Otonom Mawon, haut lieu de la crise de Février 2009 en Martinique. S’y retrouvaient artistes et performeurs, penseurs et palabreurs dans l’idée d’échanger, de repenser, de proposer une île nouvelle. Bon, ça n’a pas été une réussite, mais le lieu reste chargé et symbolique.
“La chance des Martiniquais c’est le travail des Martiniquais” dit une première fresque citant le mythique Pierre Aliker. “La politique ne mériterait pas une parcelle d’énergie si elle n’était justifiée par un projet culturel” dit Aimé Césaire juste en dessous. Ce ne sont peut-être pas leurs phrases les plus inspirées, mais ce furent les phrases de notre moment.
Notre nombre ? Il faisait sombre et tout le monde était habillé de noir. Voici peut-être ma concession à l’opacité.
Et la Ville, ses rues, ses lycées, ses écoles, ses abri-bus, ses grands 4×3, fut placardée.
J’aurais aimé vous dire qu’on s’est vu révolutionnaires. Nous étions juste des Martiniquais qui avions décidé de prendre notre cause à bout de bras. À le faire nous-mêmes, malgré tout. A le faire ensemble aussi, avec des gens qui ne se parlent plus, qui ont chacun pourtant mis leur graine de riz.
Avec notre forme imparfaite.