La file a déjà commencé à se reformer, à partir du panneau rond et rouillé qu’ici on désigne par « primus ». La lumière décline et les fripes qui s’exhibent des deux côtés du bitume vont bientôt se rassembler en gros ballots colorés, pendus aux épaules étonnamment robustes des marchandes. Il fera bientôt nuit, l’incertitude grandit, l’inquiétude guette. La file se reforme et pourtant deux places sont encore vacantes dans le minibus. Mais ce sont les plus inconfortables, deux planchettes posées sur les deux derniers rangs de sièges. Chaque sortie de passager te dérange, quand tu es assis là. Pas moyen de se perdre dans la fumée des embouteillages, dès que l’un descend, toi aussi tu dois décaniller.
Les fripes s’attardent en bord de route. Il ne pleut pas, et les piqueteurs ne se sont pas pointés aujourd’hui. Quand leur camion à plateau surgit à l’horizon, c’est la panique des ballots. Il faut tout rassembler au plus vite, se charger du sac sur l’épaule, les caisses sous les aisselles, il faut se précipiter vers la plus proche encoignure, se faire tout petit, disparaître. Sans quoi les oiseaux de proie confisquent tout ce qu’ils trouvent, arrogants dans leurs gilets fluo, n’hésitant pas à frapper, quand on leur résiste. Les bourgeois des 4×4, excédés dans les embouteillages, exigent un nettoyage de la ville. Qu’on éradique le marché sauvage. Qu’on puisse circuler librement. Appuyer sur le champignon. Le maire sort les gilets fluo pour se ménager leurs suffrages. Mais pour les minibus à bout de souffle, il ne dit rien. Pour les minibus dont les freins lâchent, faisant chaque fois une poignée de victimes, on s’en remet à Dieu, à la fatalité.
L’intérieur de chacun de ces minibus est entièrement réaménagé. Un J20 devient miraculeusement un 26 places. Bien sûr, un homme d’un mètre quatre-vingt se retrouvera les genoux sous le menton, incapable de poser les pieds au sol vu l’espace. Mais les grands n’ont qu’à prendre le taxi, ou se plier. Sur la planchette de bois, on peut encore tenir à deux, un enfant sur les genoux, pour ne payer qu’une place. Et dessous, on peut sans problème caser un panier empli de fruits, ou bien un ou deux poulets.
Le jour s’enfuit sur cette ville qui n’est pas la mienne. Je suis encore dans la file, je prendrai la dernière place, la plus proche de la sortie. Le bus va s’arrêter un temps avant le rond- point de Soarano, puis il va s’engager en cahotant sur les pavés de la montée de Faravohitra. On ne verra plus rien, tout deviendra noir.
Et lorsque, dépassant enfin l’esplanade d’Andohalo, je lancerai « misy miala », plus personne ne s’étonnera, car j’habite là, moi qui suis étrangère.
Misy Miala, premier volet d’une trilogie de nouvelles et de photos de Sophie Bazin entre le lieu du même nom à Madagascar, Paris, France et Saint-Louis, Sénégal. L’identité comme voyage, déplacement et aller-retours. Pour lire la suite :
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