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Caraïbe Caspienne


Yéléna Mac-Glandières est doctorante en géographie politique et géopolitique à l’Université Paris VIII. Elle fait sa thèse sur la transformation des espaces dans le littoral caspien sous l’effet de projets de connectivité : des infrastructures comme les ports, les zones franches, les corridors, les voies ferrées. Elle privilégie dans son approche leurs dimensions politiques et géopolitiques plus que leurs dimensions économiques. Dans le cadre de cette thèse, elle a été amenée à faire des années de terrain en Azerbaïdjan et au Kazakhstan. Elle est aussi originaire du Saint-Esprit en Martinique.

Entretien réalisé par Zaka Toto.

Zaka Toto : On entend beaucoup parler de “post-soviétisme” en ce moment. S’agit-il d’un concept spatial liés aux pays qui ont émergé après la chute de l’URSS ou temporel c’est-à-dire la période qui succède à la chute de l’empire soviétique ?

Yéléna Mac-Glandières : Tu as raison de dire que c’est aussi une période. C’est un espace-temps. C’est à la fois un concept de géographie politique et de géopolitique. En géographie politique, l’espace post-soviétique, c’est la spatialité d’un fait politique, et ce fait politique c’est d’avoir appartenu à l’Union Soviétique. En géopolitique, c’est un construit, une représentation, une manière de découper l’espace et de lui donner du sens par rapport à cet héritage soviétique. C’est un terme qui ne fait plus l’unanimité et qui est pas mal remis en question dans le cadre d’études postcoloniales et décoloniales parce que ce serait réduire ces territoires à cet héritage soviétiques, qui est aussi un héritage colonial.

Z.T : C’est aussi un héritage colonial ?

Yéléna Mac-Glandières : L’empire russe était un empire colonial, l’Union Soviétique a pris sa continuité, du moins dans sa dimension territoriale puisqu’elle en a récupéré tous les espaces. Donc est-ce que c’était aussi un projet colonial ? Certainement. Un projet colonial et à la fois post-colonial. Le concept de post-soviétisme peut donc réduire l’approche et la compréhension de ces territoires à une donne coloniale.

Z.T : Depuis quelques années on a vu apparaître des immixtions dans la vie socio-politique des Antilles françaises et des DROM-COM de manière générale, de pays faisant partie de l’espace sur lequel tu travailles. Les opérations d’influences de Kemi Seba aux Antilles-Guyane financées par la milice semi-privée Wagner, et plus récemment l’apparition de l’Azerbaïdjan qui a créé le Baku Initiative Group (BIG) en 2023 qui semble être un front contre le colonialisme français. On a pu voir des images de drapeau azerbaijanais en Kanaky/Nouvelle-Calédonie lors des derniers événements, il y a eu à Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, un « Congrès des mouvements d’indépendance des territoires colonisés par la France » le 17 et le 18 Juillet 2024 regroupant des forces nationalistes et indépendantistes de Nouvelle-Calédonie mais aussi de Polynésie, de Martinique, de Guyane et de Guadeloupe. Que vient faire l’Azerbaïdjan dans tout ça ?

Yéléna Mac-Glandières  : L’Azerbaïdjan est motivé par une détestation assez conjoncturelle de la France. Ils mettent donc en place des opérations d’influence et de déstabilisation à destination de l’Etat Français, qui lui se veut très unitaire. Tout cela parce que l’Azerbaïdjan voudrait faire payer à la France ce qu’il perçoit comme un soutien qui n’a pas lieu d’être à l’Arménie dans le cadre du conflit qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan.

Z.T. : Est-ce que tu peux m’en dire plus sur ce conflit ?

Yéléna Mac-Glandières  : C’est le conflit du Nagorno-Karabakh, ou Haut-Karabakh dans sa traduction française. Le Nagorno-Karabakh est une région montagneuse physique qui est à l’intérieur du territoire reconnu internationalement comme faisant partie de l’Azerbaïdjan. Il y a eu aussi lors de la période soviétique, une région administrative qui s’appelait la région autonome du Nagorno-Karabakh, qui était une région autonome à l’intérieur de la République Socialiste et Soviétique d’Azerbaïdjan. Cette région du Nagorno-Karabakh était peuplée principalement d’Arméniens. Sachant que la République Socialiste Soviétique d’Arménie est voisine de l’Azerbaïdjan, et que les deux faisaient partie du pays qu’on appelait l’Union Soviétique. C’est un cas classique du « mille-feuille territorial » propre à la politique soviétique des nationalités. La région du Nagorno-Karabakh connaît quelques poussées irrédentistes pendant l’époque soviétique, qui s’intensifient à la fin des années 1980 dans un contexte de perestroïka. La situation se dégrade rapidement jusqu’en 1991, où le conflit se déclare ouvertement entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, qui sont désormais des États indépendants. Cette première guerre du Karabakh se termine par une victoire de l’Arménie et du Haut Karabakh contre l’Azerbaïdjan en 1994. La région ne rejoint pas l’Arménie mais devient de facto indépendante, sous le nom de République du Nagorno-Karabakh puis République d’Artsakh. C’est un État non-reconnu, ni par l’Azerbaïdjan, ni d’ailleurs par l’Arménie, son soutien principal. Au-delà des limites de l’entité administrative qui formait l’ancienne Région Autonome du Nagorno-Karabakh soviétique, la nouvelle République du Nagorno-Karabakh a également saisi militairement et annexé une portion supplémentaire du territoire azerbaïdjanais destinée à servir de zone tampon : sept districts dont la population est majoritairement azérie et kurde.

Cela crée une situation humaine dramatique des deux côtés, mais dans l’immédiat surtout en Azerbaïdjan, dont environ 20% du territoire est occupé et qui compte entre 750 000 et 800 000 réfugiés internes expulsés du Karabakh, d’Arménie et surtout des sept districts. L’exode des Arméniens d’Azerbaïdjan avait, lui, commencé plus tôt, à la suite notamment de pogroms particulièrement violents ayant eu lieu dès 1988.

Z.T :  Et donc ce conflit est fini depuis trente ans ?

Yéléna Mac-Glandières  : Cela dépend à qui tu demandes. Le conflit a repris en 2020, mais il y a eu des conflits frontaliers entre-temps. Dans la vision arménienne, la guerre de 2020 c’est une deuxième guerre du Karabakh. Dans la temporalité azerbaïdjanaise, le conflit ne s’est jamais arrêté, c’est une continuation de la guerre de 1994. Depuis 1994, l’Azerbaïdjan a connu une remarquable modernisation grâce à l’argent du pétrole et du gaz et a pu accumuler des ressources considérables et professionnaliser son armée. Et donc en 2020, l’Azerbaïdjan gagne en 44 jours et récupère tous les “sept districts” plus la moitié de l’ancienne région du Nagorno-Karabakh et ce qui reste est administré par des forces de maintien de la paix russes. Entre 2020 et 2023, la situation se dégrade peu à peu avec de nouvelles vagues de réfugiés internes, notamment arméniens fuyant le Karabakh. Et tout le long de l’année 2023, l’Azerbaïdjan met en place une gestion autoritaire du conflit, contraire d’un peacebuilding libéral, qui vise à faire partir tous les arméniens qui étaient restés au Haut-Karabakh  dans la zone sous contrôle des peacekeepers russes, l’objectif étant de récupérer l’intégralité des territoires. C’est ce qui se produit en septembre 2023 : le  dernier gouvernement de la République d’Artsakh capitule suite à un blocus de plusieurs mois. C’est une victoire totale de l’Azerbaïdjan, qui se traduit donc par un nettoyage ethnique en miroir de celui qui avait eu lieu en 1994 : les Arméniens quittent en masse le territoire récupéré par l’Azerbaïdjan.

Z.T : Dans l’ordre géopolitique mondial, l’Azerbaïdjan s’inscrit dans quel réseau d’alliances ?

Yéléna Mac-Glandières  : À la fois tous et aucun. L’Azerbaïdjan revendique une politique étrangère très multilatérale, pensée à partir de la situation géographique du pays, situé entre la Russie, l’Iran, la Turquie, la Géorgie et l’Arménie – avec laquelle il est donc en conflit. Ils veulent vendre du gaz et du pétrole à tout le monde et se voient comme un potentiel « hub » commercial régional. Ce n’est pasun État majeur en termes de définitions des termes et des visions géopolitiques autour desquelles les relations internationales sont conduites, mais il cherche à s’insérer dans quelques interstices, notamment via le mouvement non-aligné et aussi par son soutien à Israël.  C’est un État avec des ambitions régionales mais qui a du mal à définir un cap clair : sa politique de « bon voisinage » est constamment contredite par sa belligérance vis-à-vis de l’Arménie, avec laquelle la frontière est toujours fermée.

Z.T : Donc ces opérations d’influence que met en place l’Azerbaïdjan, c’est uniquement par rapport à une position qu’aurait prise la France dans conflit des quatre dernières années ?

Yéléna Mac-Glandières  : Oui. Avant ça, l’Azerbaïdjan travaillait beaucoup avec la France, notamment en termes de coopération économique : Total est très présent, l’Agence Française de Développement (AFD) a conduit pas mal de projets liés à l’infrastructure en Azerbaïdjan. En termes de coopération universitaire et éducative : il y avait un lycée français à Bakou, il y a une université franco-azerbaïdjanaise qui propose des parcours dans les deux pays. Des liens assez importants et assez récents. Je dis récents, vis-à-vis des liens plus anciens entre la France et l’Arménie par exemple : parce que la France a acceuilli beaucoup d’orphelins du génocide arménien, parce qu’il y a des figures culturelles françaises importantes d’origine arménienne, parce que la culture arménienne est plus visible et reconnue en France. La relation avec l’Azerbaïdjan est plus pragmatique et économique.

Z.T : Et donc là elle est rompue voire confrontationnelle ?

Yéléna Mac-Glandières  : Elle l’est. Même si elle ne l’est pas ouvertement, la tension monte clairement depuis deux ans. Au-delà des ingérences azerbaïdjanaises dans les affaires “internes” françaises, même si cela me gêne un peu d’appeler cela comme ça par rapport à la Kanaky et aux Antilles, le lycée français de Bakou a fermé et il y a deux citoyens français qui sont emprisonnés actuellement à Bakou sur des charges fabriquées. C’est une situation diplomatique qui est clairement très compliquée. .

Z.T : Dans le contexte du mouvement contre la vie chère en Martinique, on voit se multiplier les apparitions de figures politiques et militantes martiniquaises sur des canaux surprenants. L’ancien bâtonnier de la Cour de Fort-de-France qui fait une apparition sur la chaîne russe RT, un élu territorial qui apparaît sur CBC, la chaîne de télévision en continu financé par l’Azerbaidjan pour discuter de la crise. Au-delà du différend avec la France, l’Azerbaïdjan est-il un allié durable pour toutes ces différentes causes ? Qu’est-ce que ça veut dire pour nous dans ce qui est finalement nos affaires ?

Yéléna Mac-Glandières  : Non. Pour moi cela renforce toutes les logiques coloniales qui sont à l’oeuvre en Martinique, en Guadeloupe, en Kanaky parce que c’est une immixtion qui n’est absolument pas motivée par des bases idéologiques qui seraient sincères, comme pouvaient l’être, même à 50%, celles de l’URSS dans les pays du Tiers-Monde à l’époque de la Guerre Froide. Là on est dans une immixtion qui n’est motivée que par l’envie d’embêter le Ministère de l’Intérieur français. Ce n’est pas un soutien sincère, il n’y a pas de connaissance sincère des problématiques que connaissent ces endroits. Cela ne fait que renforcer une logique coloniale, parce que l’agentivité des acteurs martiniquais ou kanaks, ou des mouvements politiques autonomistes est complètement instrumentalisée, avec pour but final la France, pas l’avènement d’une Martinique, d’une Guadeloupe ou d’une Kanaky émancipée.

Z.T : Tu m’avais parlé d’un projet qui te tenait à cœur, Caspienne Caraïbe c’est ça ?

Yéléna Mac-Glandières  : J’aime bien mettre en dialogue des espaces qui me tiennent à cœur. Je réfléchis au moyen de co-étudier ces endroits là ou d’avoir une pratique créative qui pourrait les connecter. Par exemple, poser la question de créolisations post-soviétiques, ou réfléchir à l’enclavement qui concerne autant les territoires insulaires que ceux situés au milieu des terres. D’ailleurs n’oublie pas de mettre dans l’interview que je suis spiritaine !