“Il n’y a pas la guerre, mais les frères ne s’entendront jamais “
Proverbe africain
Mes yeux s’ouvrent avec un hoquet du bourdonnement de l’avion. J’ai l’impression de sortir d’un long tunnel. Je m’étais endormi lourdement, incapable de rêver, du sommeil de celui qui enchaîne les destinations et essaye de courir après son repos dans les transports. Vieux secret de président, Mitterrand faisait pareil. J’ouvre le hublot, il fait jour et nous survolons le désert. Me voilà en Afrique pour la première fois. Au moins au-dessus d’une terre rouge orangée à perte de vue, des petits taches d’arbrisseaux verts clairs l’essaiment ici et là, ridicules, insignifiants. Je me méfie des continents, ils sont trop grands. Je présume que quelque part certains retirent du plaisir à pouvoir conduire pendant des heures sans que le décor change. J’aime arriver au bout. Il n’y à que les îles qui sont à taille humaine.
L’avion atterrit d’abord à l’aéroport Diori Hamani au Niger. Une seule piste d’atterrissage dans un paysage désertique. Je pensais que c’était une escale mais personne ne descend. Le pilote annonce que nous resterons ici pendant une heure, le temps de refaire le plein probablement. “Ne sortez de l’avion en aucun cas et restez dans votre siège en cas d’incident”. Tout le monde a l’air rieur, les stewards et hôtesses servent des rafraîchissements. Et c’est la première fois que je vois vraiment qui m’accompagne dans l’avion. Nous sommes essentiellement des hommes. Des hommes d’affaires – je suppose qu’ils font des affaires vu les Rolex qui brillent à leurs poignets gauches – qui en profitent pour consulter leurs smartphones, des hommes plus jeunes en costard, en pull chemise, portant toujours sur eux le fait que l’on revient du froid. Un père blanc et ses enfants métis. J’aimerais connaître leur histoire. Reviennent-ils pour les vacances ? Habitent-ils ici ? Ils sont au Lycée Français surement. Connaissent-ils bien leur(s) pays ? Curieux que mon premier questionnement soit de remettre en doute leur(s) attachement, leur rattachement. Terriblement humain.
Des prêtres… Blancs. En chemises noires à col blanc. Beaucoup de prêtres. Ou devrais-je dire missionnaires ? J’imagine quelle secrète mission le Vatican les envoie faire en Afrique. Aider. Éduquer. Endoctriner. A vrai dire, tout ce qui me vient en tête c’est le prêtre col-, pardon “missionnaire” de Tintin au Congo : “Lorsque nous nous sommes installés ici, il y a un an, c’était la brousse”. Je me tape la tempe de ma paume, comme pour remettre l’image en clair sur une vieille télé qui déconne. Ou peut-être pour changer de chaîne. Il s’agit de voir la Terre Mère d’un oeil neuf, sans présupposés, après tout.
La sommellerie de l’avion est usée. Mousses de sièges minces. Pas d’écrans individuels par siège. Un grand écran central où passe un film pour tout le monde et des petits écrans qui se détachent du plafond pour ceux qui sont trop loin ou sur les ailes. Les cendriers sont toujours présents. Rien n’a été changé depuis les années 80. Nous sommes dans un chariot, une bétaillère, loin des golden lines où les selles sont changées tous les cinq, six ans. Bizarrement, je ne me suis retrouvé dans ce genre de vieux coucou que dans les vols pour les Antilles. Go figure…
“Incidents”. Mon cerveau ne comprend qu’un peu tard ce que ce mot signifie dans ce contexte. Boko Haram, ou l’État Islamique en Afrique de l’Ouest, sont dans les parages et multiplient les attaques et les kidnapping, leur spécialité. Un aéroport est une infrastructure stratégique clé pour n’importe quelle insurrection. Un avion d’Air France rempli de dignitaires et de précieux missionnaires devraient faire de jolis otages. Et moi, Martiniquais sans valeur, je vais me retrouver pris dans tout ça. Je vois déjà les membres de ma famille avec leur pancarte “Bring Our Boy Home”. Je vois les hashtags et campagnes sur les réseaux sociaux. Et, après des années de privation, de torture physique et psychologique, je me vois aussi tout maigre et barbu, raccompagné auprès des miens par un président ou un ministre sur le tarmac d’un aéroport militaire de province. Je vois aussi la claque que me mettrait ma mère en me demandant ce que je suis allé cherché là… J’entends le bruit d’un moteur de voitures sur la piste, je me précipite au hublot. Ce n’est que la voiture ravitaillement. Accompagné de jeeps avec des gardes armés. Tout va bien.
J’ai préparé une petite playlist pour ce voyage initiatique. Je le fais pour chaque endroit que je visite. Je la construis souvent sur le vol, des morceaux particuliers attachant la lumière et au bruit d’un lieu dans ma mémoire. Là, je savais exactement ce que j’avais envie d’écouter. C’est ce que j’ai toujours écouté.
Il y a une version acoustique, sans tambours ou autres instruments, juste les voix, de Ralé Ralé. C’est une chanson que chantent les pêcheurs des petits bourgs côtiers de la Martinique, lorsqu’ils ramènent, à même la plage, leur grande senne en fin de journée. Il n’est pas rare de trouver cette scène sur les cartes postales, le filet de pêche ouvrant l’eau tel Moïse la Mer Rouge, le soleil couchant illuminant l’eau turquoise, parfois la striant de jets d’or, c’est de trésors qu’il s’agit. En plus des pêcheurs, de nombreux badauds et passants participent à l’effort. La contrepartie du koudmèn étant de quelques kilos de poisson chacun. C’est même devenu une activité touristique ! Les touristes de passage pouvant participer à quelque chose d’authentiquement local. J’ignore s’ils repartent avec leur seau de poisson, eux…
Malgré ce côté qui peut paraître pittoresque, il est bien probable que Ralé Ralé soit une composition nouvelle (les 70’s ?), une sorte de « call and response » à la martiniquaise, fruit du génie Eugène Mona. Nouvelle car iI s’agit du mélange de plusieurs formes musicales traditionnelles, bèlè, haute-taille, chouval bwa. Il y a deux phrases, une voix principale, call, l’appel, qui déclame son texte, et une deuxième, qui répond directement, response. Celle de Mona part comme une balle, les meilleures 16bars de l’histoire du hip-hop :
Manman mwen ka pléré
Ti kay la ka coulé
Papa mwen condané
A fos I siiiiiiiiiiiiiiéééé
Travay ba bétché
Mé djol ou key bavé
Mé janmin bo kay ou I kèy ni an pavé
La line lan ka lévé !
Et c’est sur la chute de ces paroles de misère, de gens se faisant exploiter, de gens qui crèvent la dalle, que les répondeurs entonnent :
Ralé ralé !
Ralé, tirer, est un râle, deux fois, et le marqueur et les répondeurs enchaînent plus rapidement
la line lan ka monté,
Ralé ralé !
C’est un rythme, le marqueur d’un effort physique collectif, d’une entraide qui défie les cieux car il s’agit de finir avant la nuit, de finir pour pouvoir rentrer chez soi et enfin se reposer :
la line ka lévé,
Ralé ralé !
Ce morceau nouveau, qui parle d’une activité quotidienne, usuelle, est d’une beauté immémoriale, comme si c’était cette lune ascendante qu’ils tiraient au sol…
la line lan ka monté, ralé’y a tè
C’est une playlist de notre musique. Une musique d’aller et de retours. Une musique pour le Retour. Delta, je l’ai appelé. Delta, comme le triangle terrible dont je suis le lointain enfant et qui motive ce voyage. Delta, comme le Delta du Niger, l’embouchure du puissant fleuve d’Afrique de l’Ouest dont nous tenons notre race. Delta comme une arrivée, comme ce sentiment de complétude auquel je voudrais arriver en tant qu’homme.
Je me demande si on traduit aux touristes tirant la senne les paroles de Mona. […]
Ce texte est l’extrait d’une petite nouvelle, retrouvez la suite dans le ZIST 20.