« Monter, descendre, aller, venir, tant fait l’homme, qu’à la fin il disparaît. (…) Les tombes s’entassent de Parisiens qui furent, qui montèrent et descendirent des escaliers, allèrent et vinrent dans les rues, et qui tant firent, qu’à la fin ils disparurent. Un forceps les amena, un corbillard les remporte, et la tour se rouille, et le Panthéon se fendille plus vite que les os des morts trop présents, ne se dissolvent dans l’humus de la ville, tout imprégné de soucis. Mais moi je suis vivant, et là s’arrête mon savoir : (…) les voilà presque morts, puisqu’ils sont des absents. »
Zazie dans le métro, Raymond Queneau.
Mon histoire est tellement banale au départ. C’est peut-être ce qui fait qu’elle mérite d’être lue.
Me voici dans un monde d’adultes. C’est ce que nous sommes quasiment tous autour de moi. Ces jeunes actifs de la trentaine, jeunes couples, jeunes parents. Nous nous jetons dans le monde sans étai. Parce qu’il le faut bien un jour. Parce qu’il faut bien couper le cordon moral, mental, avec nos parents, nous dévêtir de cette ombre protectrice qui nous a couvés, cadrés, presque étouffés. Et à un âge où l’on croit se connaître, c’est comme une apparition. Un jour, fulgurante, la personne que nous sommes au plus profond de nous, nous sort des tripes sans crier gare. Face à notre alien, la nausée nous prend. Quelle abomination ! Quelle infamie que cet être bancal, fragile, gluant d’appréhension, sachant à peine marcher. Mais voilà, suite à ce face à face, ce moment de disgrâce, l’alien pris de panique, s’enfuit et nous laisse seul. Enveloppe vide de nous même.
Rien à voir avec la naissance de mon fils, quelques temps plus tôt, ce moment de grâce. Expédié en trois petites heures, lorsqu’on m’a dit : « Vous allez pousser Madame.» J’ai fait un grand sourire et ai dit dans ma tête : « Déjà ! Ça tombe bien, je suis en forme ! ». Trois poussées plus tard, une belle voix bien grave de crooner vint m’envoûter, et je tombai immédiatement amoureuse de cet être,mon unique enfant, qui m’apprendrait ce qu’aimer voulait vraiment dire.
En bonne femme bien ordinaire, j’eus un enfant à tête cabossée, yeux immenses, tellement grands sur un tout petit visage qu’il avait des allures d’extra-terrestre, petits pieds tordus vers l’intérieur, du gras et de belles joues tout de même, mais des pieds tellement longs et fins, qu’ils me faisaient penser à des pattes de lapin. D’autant que lorsqu’il était mécontent, il tapait de sa petite patte droite frénétiquement, comme Panpan dans Bambi…
Contre son corps frais, devenu rapidement gros et gras, un sein enfoui dans sa bouche vermeille, je fis l’expérience de la douceur, la beauté, et d’une volupté certaine, charnelle, toute maternelle. Il avait rayé son père de la carte de mes tendres charmes arrondis post-partum. Zéro libido. J’entrai dans un nouvel aspect de moi-même qui me rendait puissante, parce qu’il n’était pas envisageable qu’il en soit autrement, pour lui, pour mon fils. Alors exit, l’homme et ses demandes d’attention. Ouste ! Ouste ! Allez, pscchhittt ! Va jouer au foot avec tes copains ! Je ne sais pas, trouve-toi quelque chose à faire !
Ainsi, je ne rencontrai ma propre caducité que plus tard. Environ un an après la naissance d’Ariel. Autour de moi, les couples d’amis se séparaient petit à petit, certains restaient ensemble finalement après quelques mois de séparation, ça divorçait, vendait des appartements achetés en commun, certaines filles rentraient dans leur province, parfois leur pays, se rapprochant ainsi de leurs parents, leurs paquets et un ou deux enfants sous le bras, laissant l’homme à Paris.
Tinder bells, Tinder bells, Tinder all the way Oh what fun it is to ride !
– Alors ? Que cherches-tu sur Tinder ?
Comme un rite, une étape obligée, sacrée, sur Tinderland: cette question, THE question ! Ai-je été honnête la première fois qu’on me l’a posée ? Envers lui et envers moi-même ? En suis-je seulement capable encore aujourd’hui?
Il y a quand même un gouffre entre ce que l’on cherche et ce que l’on trouve sur ce genre d’applications. Et finalement, de ce gouffre, ressort par contraste, l’écart entre ce que l’on pense chercher, et ce que l’on veut vraiment. La nunuche en moi, la fée clochette, s’est dit qu’elle ferait bien des rencontres sympathiques, des hommes avec qui traîner un peu dans les lieux magiques de Paris et pourquoi pas ensuite jouer un peu de la baguette. Mais il y a un problème dans l’ordre de présentation du truc. Au fond, je crois que je suis comme les hommes. Je veux du cul. J’ai beau habiller le tout par convenance sans doute, ou à cause de mon éducation de fille, la vérité est là : je veux baiser sauvagement des inconnus. Je veux bien en faire des PQR (plans culs réguliers) pour la qualité de la baise, mais ce que je veux surtout au moment où je télécharge l’application, c’est m’amuser, réunir les conditions pour me défaire de mes inhibitions, mes coquetteries absurdes vu mon âge, ma vie et mon expérience… et juste jouer à se renvoyer sans fin la balle du désir avec mes partenaires.
J’aurais été tellement déçue si je ne m’étais pas tapé le Rugbyman, mon premier match. Lui comme moi étions dans une logique de rentabilité. Pas là pour enfiler des perles. Pas de baise = soirée de perdue. Et pourtant, je présentais les choses de manière assez rigide, insistant sur le respect mutuel, le caractère non-pornographique des discussions autour de la chose. La meuf super reloue, pas fun. La maman quoi. Chiante, j’te dis!
Tinderbelle. 31 ans. Danse. Mariée (mais en cours de séparation amiable). Un enfant. Sur Tinder sur un coup de tête.
De la réserve, mais une pointe d’audace. A priori pas spécialement en recherche d’une relation sérieuse…but who knows ! Toutefois, les discussions du type scénario de film X ne m’intéressent pas.
Voilà la description que j’avais mise sur mon profil les premiers temps. J’attends patiemment, qu’il ouvre le paquet de capotes complètement neuf. On rigole de la situation. On ne se connaît pas. On se plaît, et après les quelques discussions sur l’app, un timide échange bon enfant dans son salon, on en est là.
Me voici. Tinderpucelle. Il le sait. C’est ma première fois.
Il prend ses précautions pour me pénétrer, une fois, deux fois. La troisième fois, c’est brutal, tout s’accélère, il envoie fort et vite exactement comme j’aime. Un vrai sauvage ! Ca va avec son physique. Une petite tête, un cou rentré entre deux énormes trapèzes, reliant sa tête à des épaules larges à partir desquelles une cascade de muscles se déverse jusqu’aux pieds bien ancrés dans le sol. Petite bouche qui embrasse bien, sensuellement, lèvres fines, souples et joli visage au regard bleu. Comment a-t-il su ? Dans ma tête je couine une chanson de Diziz la Peste « C’est quand c’est fort que j’adore, c’est quand c’est fort que j’adoooooooooooooore ! » Bref, le mec cravache et j’y prends un plaisir inattendu. Son corps, est étonnamment léger, habile, souple. J’ai du mal à croire qu’une telle masse de muscles bouge au dessus de moi de façon si énergique et aérienne en même temps sans complètement m’écraser. Un artiste ! Il joue bien du bassin avec de toutes petites ondulations sur la fin de chaque coup de rein. Je like et je re-like. Je le sens bien. Je m’agrippe, je mords.
On change de positions plusieurs fois, levrette et compagnie. Il me dit de venir sur lui, et je sais déjà que ça sera la fin du match pour moi. J’ai la tête contre son épaule, nos jambes en ciseaux, je prends appui de ma main gauche sur sa hanche, et j’y vais, je balance des coups, fort, rapides et en souplesse.
Dans un souffle :
– Je vais jouir.
– Jouis ma belle, répond t-il en glissant sa main de ma tête à mes fesses, accompagnant mes ondulations. Dans les quinze secondes qui suivent c’en est fini de moi. Petite joueuse. Petite jouisseuse :
– À ton tour ! lui dis-je, ayant repris mon souffle.
Il me reprend en levrette, attrape mes cheveux, les rassemble en une couette, tire dessus – ce n’est que le début d’une longue série d’empoignages de crinière. C’est sans doute un classique des pratiques sexuelles de nos jours ? En tout cas, c’est le premier de mes matches, et pas le dernier à introduire un peu de préhistoire dans le sexe – Bam, bam, bam… contre mes fesses et voilà. On est côte à côte allongés. Pas des masses de gestes de tendresse, mais nous sommes deux inconnus dans un même lit après tout.
Une belle surprise que cet homme accueilli dans mon intimité. Après huit années à ne voir que la même bite, on en oublie qu’on est capable de jouir avec une autre. Pire, on se demande si c’est possible d’envisager les choses autrement que selon la petite routine sexuelle de couple. Mais lui, le Rugbyman, avait été plutôt gentleman. Il s’était montré entreprenant, et à la fois délicat. Très soucieux en tout cas de ne pas me brusquer, cherchant toujours l’expression de mon consentement et de mon plaisir. C’était vraiment le type de rencontre qu’il me fallait à ce stade. Une personne qui comme moi, pensait au sexe, mais envisageait la chose comme une partie à deux, où chacun doit être prêt avant de se lancer. J’avais eu l’impression que mon plaisir comptait. Il m’avait donné ce que je voulais. Jouissance et considération. Bref, un acte humain. Et c’était bon pour moi.
Peut-être moins pour lui, car je n’avais pas été la fille volcanique que j’étais capable d’être. Plutôt timide, toute en tiédeur, presqu’un peu passive, suiveuse, inhibée.
Il ne m’avait donc pas rappelée…
Douleur.
Qu’est-ce qui me manquait ? La réponse se trouvait sans doute aux balbutiements de notre rapprochement, lorsqu’il s’était mis à me déshabiller en m’embrassant avec douceur puis, très vite avec ardeur, sur son canapé.
– Il y a trop de lumière ici. Avais-je dit, dans un mélange de crispation et de peur. Mais peur de quoi en fait ?…
– Viens on va dans la chambre.
Il me prit par la main pour m’y amener, ce à quoi je trouvai un charme désuet. Ce geste enfantin, plein de candeur me toucha. Il m’accompagnait vers ce que je désirais profondément sans oser l’avouer à quiconque. Il referma la porte. Je tâtonnai contre son corps massif tout en l’embrassant. Il m’attira contre lui, leva ma jambe droite l’enroulant autour de sa taille. M’embrassant encore, il me tenait serrée, puis soudain me souleva, puissant, et m’allongea dans des draps noirs. Nos corps se fondaient dans l’obscurité puis se rapprochèrent s’apprêtant à fondre sauvagement l’un en l’autre. Vêtements qui glissent… on rigole. Doigts chauds et humides sur mon clitoris. Ses gestes sont d’une douceur saisissante. C’est bon. Cette espèce de chaleur qui me brûle l’entrecuisse depuis des semaines se rallume au contact de ses doigts, et déclenche des frémissements de muqueuse bouillante d’envie de répandre ses eaux.
Sans perdre de temps, il descend me faire un cunnilingus. Amusée, je le plains intérieurement “Le pauvre, il va se noyer, c’est sûr !” Mais je passe de l’amusement à la crainte: “Et s’il trouvait ça dégoûtant ?”… Je chasse cette idée, en fermant mes yeux et me concentrant sur mes sensations. Ça manque un chouilla de doigts (j’aime qu’il y ait un équilibre entre les deux types de stimulations), mais pas grave. Je suis excitée. Je le caresse aussi, saisissant fermement son sexe dans ma main.
– Ça va, t’es pas une petite fille…me lance-t-il taquin, en réponse aux craintes – encore ! – confiées plus tôt, quant à ma difficulté à prendre des initiatives.
Ensuite, mon cher lecteur, je ferai l’impasse sur la fellation que je lui ai offerte, tant j’ai manqué de générosité dans cet acte… J’aurais dû le sucer comme s’il s’agissait d’un sucre d’orge, saliver comme une affamée, et encenser son éminente virilité. Car il en avait une bien belle, d’un point de vue tant esthétique, que du point de vue longueur et largeur. Pire, je sentais qu’il avait envie que je lui manifeste mon enthousiasme, mon excitation sans réserve. Mais non. J’avais honte. Peur de me lâcher, alors que précisément j’avais franchi pas mal d’obstacles moraux. Et puis ce corps de Dieu grec ! Je m’imaginais déjà me l’enfiler trois nuits par semaines ! Me taper mon petit blanc de poulet. Ce mec c’était vraiment une belle pièce ! Mais non, cocotte ! Si tu n’es pas généreuse, ça ne marche pas comme ça, et c’est bien normal ! Alors, il m’attrapa une fesse pour me signifier de venir en 69. Puis Lo que paso, paso, entre el y yo.
Après notre partie de sexe, mon Rugbyman au regard bleu transpirait, et voilà tout ce dont j’avais envie : le lécher, boire la sueur sur son torse bien blanc et vallonné de muscles, me frotter comme une bête contre lui, que mon corps s’imprègne de son eau, prolongeant ainsi l’échange de fluides. Mais lâche, je n’osai pas.
Je me contentai d’hasarder quelques baisers sur son torse mouillé puis plus rien.
Et ces mots ridicules qui me venaient, comme parasitant le moment sans que je ne sache pourquoi : “DO OR DO NOT, THERE IS NO TRY”. Je ne pensais pas pouvoir prendre autant de plaisir avec un coup d’un soir, d’ailleurs, je ne savais même pas s’il se passerait réellement quelque chose avec cet homme avant de me trouver dans son lit… C’était une belle surprise, mais j’espérais qu’il n’avait pas remarqué mon manque de performance…
Pourquoi m’étais-je mise sur ce réseau de rencontres? Le coup de tête qui m’y avait poussée, ne me disait pas du tout ce que j’y recherchais. J’avais beau mettre tout le blabla possible et imaginable pour rendre acceptable ma présence à Tinderland, au final, dans les tréfonds de mon être, un petite envie de cul tentait de poindre, criant des profondeurs, qu’on veuille bien la laisser remonter à la surface du magma d’excuses bidons et d’exigences de formes de respect. Le processus Tinder était en pleine installation, mais mon état d’esprit devrait inévitablement subir quelques mises à jour, à mesure que j’avancerais dans l’expérience. Chaque prétexte trouvé pour justifier ma présence dans un lit avec un inconnu, serait toujours un peu différent du dernier en date.
Désormais, sur Tinder j’étais.
Ca faisait sens. Ayant mené une vie quasi-monastique, par désintérêt total pour mon corps ces dernières années, je savais bien que ma sexualité s’était épanouie ailleurs que dans la réalité, à travers toutes sortes d’expériences symboliques : la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, la fusion avec mon bébé. Il était en moi, sous ma peau, je me sentais en lui. J’étais retombée en enfance avec lui, le monde avait retrouvé son enchantement des origines, et j’y étais à nouveau heureuse.
Cela s’était ressenti sur ma sexualité devenue assez enfantine, ou du moins conforme à l’idée que se font les adultes de la sexualité des enfants : une sexualité discrète, voire inexistante, qui ne s’inscrit que de manière très lointaine dans le sillage de la multitude des découvertes de cet âge.
Puis un jour, ce chatouillement grandissant en moi. Comme la fissure dans le mur qu’on essaie de camoufler avec les gros meubles. Le désir qui revenait et que je réprimais. L’envie d’un autre. De tous les autres sauf lui, mon pauvre mari, sans cesse éconduit, tournant le dos chaque fois à la porte de mon entrejambe résolument fermé, la bite à la main, « seul, inconnu, triste, le dos courbé, les mains croisées (…) »… il communiquait avec une morte.
Sans se l’avouer, Maël ne m’aimait plus. Ne faisait plus aucun effort pour que je me sente femme, intéressante, importante, unique. Se contentant de se coller à moi dans le lit, lorsqu’il rentrait tard, masochiste, comme à la recherche d’un refus glacial de femme qui a horreur qu’on la réveille – ce privilège étant réservé à l’Enfant. Frustrée, perdue, je devins une mère évaporée. J’eus honte d’en parler autour de moi, certaine de demeurer incomprise. On avait fait un enfant, et ça n’allait plus. On n’avait pas vu venir. On s’était perdus. Je nous avais tués à partir du moment où j’avais cessé de nous voir tels que nous étions, mon mari et moi, dans nos incompatibilités, cessé d’être lucide, afin de plonger dans l’ombre douce et fraîche de mes rêves.
J’avais, sans le savoir, reproduit un modèle en poursuivant coûte que coûte mes projets de fondation d’une famille. Je m’étais accrochée à tous les carcans mis en place par mes parents dans le but de me protéger. Sauf que je n’étais plus une petite fille, j’aurais dû affronter la boucherie de l’accouchement de moi-même, avant de pondre joyeusement Ariel, mon petit œuf, mon poussin d’amour. Pendant ce temps, les autres « étaient » sur les réseaux sociaux. Ils étaient Charlie, Kenya, musulmans…etc. Moi je ne savais pas trop quelle position me convenait. Un autre feu me brûlait et un jour ça avait fini par me gicler à la figure. C’était comme si mon corps me disait :
– J’AI ENVIE DE JOUIR BORDEL !
Me faire des mecs…
Allez… S’il te plaît…
A la machine à café au travail, seul lieu où je m’aventurais hors de chez moi, après mon congé maternité, un collègue plutôt blagueur s’ouvrait, rayonnant, à chaque fois qu’il me voyait. Je sentais ses regards enveloppants, m’abreuvais de ses sourires chaleureux, et tellement sincères. Tous les matins, je me maquillais, grande nouveauté, et choisissais des vêtements susceptibles de lui plaire, espérant de toutes mes forces le croiser. Un jour, qu’il voulait récupérer une rame de papier sur une table près de laquelle je me trouvais, il s’était rapproché de moi, et avait délicatement posé une main sur le bas de mon dos, juste au dessus des petites fossettes, pour passer au milieu des sièges, tables et de ma personne qui lui faisaient obstacle. Ce fut comme une explosion en moi. Telle une jeunesse de treize ans, je me mis à passer et repasser en boucle le film de ce rapprochement ridicule dans ma tête. J’étais vraiment en manque. Mais de quoi ? Sexe ? Séduction ? Considération toute bête ? Tendresse gratuite ? Peut-être tout cela à la fois. Alors je me postai devant le miroir. Tant que le feu en moi était éteint, je ne me voyais pas. De toutes façons, je n’existais pas en dehors de mes obsessions de maman, donc quel intérêt que j’aie un corps ?
J’étais un être immatériel, et en plus de ça, Maël disait m’aimer et me désirait malgré le massacre. Mais lorsque je repris mes esprits de femme, et que mon corps s’était remis à exister, mes yeux avaient vu.
I once was lost, but now I see…
#jechante #jepleureaussi #ÔamazingUgliness
La fille dans le miroir me regarde. Elle a le teint gris, celui des sangs-mêlés en hiver, ni blanche, ni noire, juste blême. Ses cernes de panda car elle ne dort plus d’une traite depuis un bout de temps. Une crinière de lionne, étonnamment luxuriante, frisottante, solaire. Mais quel corps ! Ô abomination ! Un corps lacéré, abîmé et souffrant. Car elle a mal dans ce corps en plus ! Ô DOULEUR! Physique et visuelle face au miroir. Je sens monter une envie de pleurer et de me foutre une volée de bois vert pour m’être infligé tant de laideur d’un coup. Je me dégoûte.
C’est quoi ces seins de chienne ? On dirait la louve de Rome avec, pendus au bout de ses mamelles Rémus et Romulus. Toutes façons, je suis comme elle, toujours un gamin pendu à la mamelle, toujours un nez à moucher, un cul à torcher… Quel mec pourrait encore vouloir de moi ? J’imagine la surprise une fois au lit. Lol ! À la découverte de mon ventre en lambeaux je lui dirais :
– T’as vu ? Fais coucou à la vieille femme sur mon ventre ! Vergetures bonjour ! »
Et je reste là, et m’abîme dans les tourbillons de zébrures sur l’ancien réceptacle de ma progéniture, cherchant le visage de la Baba Yaga en me recourbant pour mieux voir les plis de ses joues, plis de ma peau autour de mon nombril.
“Ma pauvre fille, tu as perdu à l’argus. Tu ne t’es pas vue ? Tu es de la seconde main. Quel type voudra de toi ?”
– Il t’a vraiment dit ça ? dis-je le souffle court.
Ces mots résonnaient douloureusement en moi. Au fond, ces mots, je me les étais adressés… Assises au Pétula, notre bistrot favori à Saint-Germain des Prés, je m’étais accordé ma première sortie pour moi-même depuis environ un an avec Solène, une de mes copines mamans. Après une exposition sur les Vanités à travers les siècles au Musée Maillol, l’un de mes favoris, on avait attendu la farandole de crèmes brûlées avant d’en arriver là : s’avouer que nos couples allaient mal, et que dans le bal social dans lequel nous étions entraînées, nous jouions la comédie à tout le monde. Surprise ! Tu mens à tout le monde ? Mais moi aussi !
– Oui. Il me l’a dit. Avec tellement de mépris. Si tu avais vu ça… Il me néglige, ne me porte aucun intérêt. Je suis la femme de ménage-nounou gratuite, donc il ne veut pas que je le quitte.
– On vit la même chose. Moi il a réussi à me dire que j’étais frigide, que j’avais un problème, et qu’il fallait que je travaille sur moi. Mais comment pourrais-je le désirer s’il passe son temps dehors dans une fête sans fin avec sa bande de potes ? Si on ne me porte pas d’intérêt ? Aussi chiante que puisse-être la vie que je lui offre en prenant soin de bien éduquer et respecter le rythme de son gamin…
– C’est dingue. J’ai le même à la maison.
– Ils ne sont pas amis pour rien… J’en suis à un point où je n’arrive plus à faire semblant. Je ne ressens plus rien pour lui, je n’y arrive plus. Je ne me sens plus que l’écorce de moi-même.
– Tu le lui as dit ? me demanda-t-elle, intriguée.
– Oui.
– C’est dur. Comment l’a-t-il pris ?
– Au début, mal. Mais le plus étrange c’est que ça ne lui a pas fait mal en fait. Ca ressemble plutôt à de l’orgueil car au final, tu sais ce qu’il m’a proposé ?
– D’essayer de te faire aider par un psy ? Comme si c’était toi le problème ?
– Non, c’est encore plus énorme. Il m’a proposé qu’on reste mariés, mais qu’on vive nos vies affectives et sexuelles chacun de notre côté. Dans l’intérêt d’Ariel.
– Non !
– Si. Et donc j’écope du linge à laver, plier, ranger de Monsieur, et de tout ce qu’il ne fait pas dans une maison qu’il se contente de salir, prétextant qu’il fait le plus important, soit faire la vaisselle quand il daigne manger les repas que je lui prépare, et passer une fois de temps en temps l’aspirateur.
“On a le même. On a le même.” Avions-nous répété tout l’après-midi.
Mais revenons à nos moutons. Suite à l’apparition de moi, alien, à moi-même, mon inconsistance, me ramène d’abord à ce que j’ai de plus concret : mon corps, siège de mon âme, et mes émotions. À la danse, une à deux fois par semaine, je vais évacuer mes tensions sexuelles. Je me sens à nouveau vivre et par le langage de mon corps, je cesse alors d’être l’ombre de moi-même. Le constat est sans appel : j’ai envie d’être une grosse cochonne. Ça me purifie.
Concernant ma première description de profil Tinder, je reçois plusieurs critiques constructives de mes mentors en libération sexuelle.
Mon psychopathe, d’abord. Rencontré via Tinder. Un libertin qui aime par dessus tout profaner tous les symboles de vertu de notre société à travers le sexe – donc baiser la mère ou la femme mariée avant qu’elle ne remette son costume social, partager sa copine avec un pote, être partagé par son pote et sa copine donc toucher à la bisexualité… Un mec qui aime essayer de nouvelles choses, sans limites. Je le trouve intéressant.
– Tes photos sont trop innocentes.
– Ah bon ? Tu trouves ?
– Oui, tu as l’air douce, tu fais romantique. Puis on ne voit pas suffisamment ton corps.
– Les autres filles mettent des photos plus dénudées ?
– Oui, elles se dévoilent plus. Puis tu n’as mis que deux photos.
– Mouais…
– Allez, poste une photo de toi nue pendant une minute sur ton profil Tinder.
– Nooonnn ! Je ne pourrai jamais faire ça.
– Mais sii vas-y ! je fais pareil pour t’encourager !
Mais comme le crabe, je retourne dans mon trou, et me débine. Même si je trouve ça excitant… comme toutes ses tentatives de me dévoyer. Je ne le rencontrerai jamais. Non vraiment, ça ne me ressemble pas. Je n’en ai pas envie. »
Deuxième critique : Noa. THE collègue. Persuadé que notre relation extra-conjugale m’aiderait à retourner vers mon mari, après des débuts très fusionnels, nous nous étions éloignés… puis avions renoué une amitié forte, n’ayant plus de mal à se retrouver au resto pour parler de nos conquêtes respectives, et parfois après, faire l’amour tendrement. Mais cette histoire n’allant nulle-part… Here we were !
Noa tique d’abord sur le truc des films X.
– Pourquoi est-ce que tu catalogues tous les mecs, ils n’ont peut- être pas tous cette envie ? C’est vrai quoi ! Et puis quel mal y a-t-il à parler crûment de sexe ? Qu’est-ce que tu veux au juste ?
– Ben je ne sais pas moi… j’ai envie d’être désirée… de passer un bon moment simple avec quelqu’un de naturel, et oui j’ai aussi envie de sexe, je dois l’avouer…
– Alors tu dois aussi accepter de jouer le jeu des mecs. Rends-toi désirable, assume tes envies. C’est pas en faisant la sainte-nitouche que tu vas susciter quoi que ce soit.
– Right…
– La notion de vulgarité dans le sexe est absurde. Exprime ton désir tel quel, s’il est brutal. Et puis, défais-toi de tes peurs inutiles, y’a des cœurs aussi derrière les bites, hein!
– Lol !
– Allez, ma petite brute, vas te faire un peu de bien.
Par curiosité, il s’inscrit lui aussi sur Tinder. Puis, quelques matches plus tard :
– En fait ton annonce est plutôt chaude. C’est pas étonnant que les mecs soient directs. Les autres filles parlent de relation sérieuse sur leur description de profil, ou alors elles ne disent rien, mais aucune ne parle de relation légère, sans engagement.
Que faire ? Suis-je une fille facile ? Aujourd’hui, oui ! Et en fait, c’est cool. Un mec ne me rappelle pas? Pas graaaaave ! J’en vois un autre dans deux jours ! Est-ce que ça m’apporte quelque chose ? Les gens que je rencontre par leur différence m’en apprennent beaucoup sur moi, et éclairent le dialogue de sourds qu’est le rapport de beaucoup de femmes, aux hommes. Ces gens qui s’épousent, voire s’aiment, sur un malentendu. Pour des raisons et dans des schémas complètement antagonistes. Mais d’abord il n’est question que de moi pour l’instant… je me cherche à travers cette régression. Moi qui croyais avoir tout vu, je me rends compte que j’avais verrouillé les portes du plaisir. Je retourne à l’école du sexe, en formation intensive. Ma soif de connaissances et de plaisir me paraît inextinguible, ce qui au début, m’a fait peur, je l’avoue. Je me sentais prête à baiser tout ce qui bougeait, du moment que ça avait une barbe et de belles fesses, me retournant sur des mecs dans la rue, à casser mon cou pour les mater… Alors l’appli est venue à point nommé éponger mes débordements.
Bref, Je suis la louve famélique dans l’incommensurable bergerie qu’est Tinder. Et je kiffe jouer à saute-mouton. Certains échanges sont brutaux verbalement, physiquement, et c’est bon. D’autres plus soft, et c’est beau, car il y a aussi de belles personnes en ce monde virtuel.
Je suis une femme. Et la femme est un homme comme les autres.
« Mais moi je suis vivant, et là s’arrête mon savoir : (…) les voilà presque morts, puisqu’ils sont des absents. »
La suite c’est par ici !
Deuxième partie
Troisième partie