Je m’appelle Audrey et suis professeur d’espagnol au lycée de Bellevue autrefois lycée de jeunes filles, avant la mixité dans l’Éducation nationale. Je me rappelle que les garçons du lycée Schœlcher (de l’abolition de l’esclavage aux Antilles françaises) insistaient sur le “jeunes filles”, pour bien signifier qu’ils n’en croyaient rien (ça c’était aussi avant le harcèlement sexuel). Pas de crainte. Je ne parlerai pas d’Antan Lontan. Vous savez, cet âge d’or où nous mourrions plus ou moins de faim, où les catégorisations de couleur et de classe faisaient rage, où par bateaux du Bumidom, les Antillais partaient chercher la vie dans les bureaux de poste et les salles d’hôpital du grand froid parisien. Non. moi je vais vous parler d’ici (île-monde magnifiée par les écrivains optimistes qui pensent que nous illustrons la mosaïque diverselle ou bien île exsangue, définitivement naufragée) et de maintenant, 2009, l’année où nous (les iliens naufragés du monde) avons compris que nous étions englués et coincés entre l’océan Atlantique et la mer des Caraïbes et que rien, ni écrivains optimistes (d’ailleurs morts), ni politiciens, ni blogueurs, ni jeunes diplômés définitivement exilés puis ravisés puis de retour au pays, ne nous sauveraient de notre dérive immobile.
Tous les matins donc, j’emprunte la nationale, une voie que nous appelons autoroute et qui s’étrangle en entonnoir tous les trois kilomètres. Ce qui fait que pour réaliser les seize kilomètres qui me séparent de mon domicile du Saint-Esprit à Fort-de-France, je prends une heure et demie. Tristes tropiques. Un grand panneau me signalait que le Conseil régional avec l’aide des fonds européens construisait un grand chantier, un tramway qui devrait nous faciliter la vie. Désir de tramway. Livraison prévue en 2009, puis 2012, enfin, un de ces jours. Vers 2020. Car entretemps, le tramway est devenu le Transport Sans Passagers. Je me censure, désolée, mas j’ai une famille à nourrir. Tous les jours, je circule sur cette maudite route et regarde les autres passer de file en file, faire des queues de poisson, se faire dépasser trois minutes plus tard.
Moi, j’ai trouvé la parade pour ne pas sortir de ma voiture et pousser un grand cri de haine : je mets Miles Davis ou Akiyo à fond et chante à tue-tête. Je frappe le volant en rythme. Une fois, un type dans l’autre file m’a regardée, éberlué, puis a ri. Je crois qu’il a raconté à ses collègues qu’il avait croisé une femme folle dans sa voiture.
Ce matin en salle des profs, Myriane parle de sa nouvelle décoration Feng Shui. Je m’en fous. Je lui réponds que je décore ma maison selon les principes MVN, qui sont millénaires aussi. MVN ? Pour Mès Vié Nèg. Tu sais, toutes ces superstitions dans l’agencement des maisons : installer d’abord une table pour que l’on ait toujours à manger, planter un citronnier aux abords de la case pour chasser les esprits, placer les miroirs comme ceci, le balai comme cela. Tu crois que le Feng Shui n’est pas un catalogue de superstitions asiatiques ? Elle sourit d’un air forcé et me dit que j’ai beaucoup d’humour, comme d’habitude. Tu parles d’humour ; ils m’emmerdent tous, ces nouveaux bourgeois ex-maoïstes qui, sous prétexte de modernité, happent tous les excréments du monde. Nous sommes le monde. Point.
La première fois que je l’ai vu, c’était un matin blême. Le soleil tardait à percer la brume de sable qui exténuait l’air et me causait des migraines insupportables. Dans la voiture d’à coté, une femme à bouche rouge mâchonnait discrètement son petit déjeuner, s’efforçant de conserver son rouge à lèvres. Nous étions sous le pont qui mène au centre commercial qui aspirait Enville depuis plus de vingt ans ; maintenant que les lieux à fonctionnaires s’étaient déplacés à Schœlcher ou dans les zones « industrielles », il n’y avait plus de clientèle féminine embijoutée et à-créditée pour faire des gammes dans les rues de la ville.
Il s’est installé sous le pont, a ramassé toute sorte de vieilles hardes en guise de lit. Il nous regarde. Il est sale et jeune. Je ralentis comme toute bonne Martiniquaise. Pour voir si je le connaîtrais par hasard ; si ce ne serait pas un jeune du Saint-Esprit ou un de mes anciens élèves. Me klaxonne un éfdépé. J’accélère.
Petits arrangements avec la vie a été publié dans les Zist 9 à 13. Suivez les épisodes enfin en accès libre ces prochaines semaines.
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