Il est 8h30. Une femme avance sous les bourrasques d’une pluie qui semble vouloir en découdre avec elle. C’est à se demander pourquoi elle serre si fort un parapluie ne servant à rien entre ses mains qui lui en veulent de ne pas avoir pris de gants. Prendre des gants, hum, ce n’est pas le genre de Nadine. Non. Elle c’est une femme debout. Pilier. Poteau. Milieu défensif d’un match qu’elle a choisi de jouer seule. Nadine est une célibattante. Sa mère lui a expliqué très jeune qu’un homme n’était pas nécessaire dans une vie. Nadine a pris cette sentence très au sérieux et s’est appliquée à être la fille solide et fière que sa mère souhaitait. Une sorte d’orgueil pare son visage parfois trop fermé. Comme un fond de teint mal approprié. Un Fenty de pacotille acheté au marché noir. Nadine est solide. Incassable. Elle n’accorde aucun compromis. N’est pas là pour jouer. Awa. Elle sait qui elle est, ce qu’elle vaut et ne se gêne pas pour le dire. Nadine a lu trois fois la biographie de Oprah Winfrey, et sur sa table de chevet celle de Maryse Condé trône tel un trophée. Une sorte de rappel à l’ordre.
Sur le chemin la conduisant vers son bureau Nadine pense à la Guadeloupe. Plus que dix jours avant ses vacances. Les premières depuis deux ans. Elle n’a jamais le temps. Trop de travail. De choses à faire. Ou à défaire. Nadine est une femme occupée. Quand elle est arrivée à Toulouse pour ses études, elle savait exactement où elle voulait aller. Ce qu’elle voulait accomplir et les limites qu’elle ne laisserait jamais personne franchir. Nadine ne plaisante pas. Elle travaille dans une grosse boîte. Le genre d’entreprise cotée, dont le nom apparaît dans Usine nouvelle. Quand sa famille évoque sa carrière, c’est un peu compliqué. Tout ce qu’ils peuvent dire c’est qu’elle a un poste important. Qu’elle est la N+ de quelqu’un et ça c’est suffisant. Enfin, sa sœur pense tout de même que le N c’est pour Nadine. Cette dernière soupire souvent en écoutant son aînée déblatérer au sujet de son poste de receveuse des postes.
Nadine a réussi. Et elle s’est faite toute seule. Il faut le dire. Pendant que ses copines passaient – entre deux cours – leur temps à réfléchir à la tenue adéquate pour le weekend, Nadine enchaînait les petits boulots pour payer ses frais de scolarité dans une école de commerce bien notée. Elle en est sortie majeure de promo. Sur son profil Linkedin, c’est écrit en gras et en italique.
Sa nièce lui a créé un profil sur une application de rencontre pour executive women. Pour faire plaisir à Stevy qui s’était quand même donné beaucoup de mal, Nadine s’est rendue à un rendez-vous. Quel ennui. Un homme plutôt élégant et attrayant s’était présenté et lui avait fait une cour sympathique mais sans audace. Et puis, il n’était QUE prof. Certes à l’université, ce qui lui donnait un semblant d’intérêt aux yeux de notre Directrice financière, mais ce n’était pas suffisant. Nadine a de l’ambition. Enfin, elle se dit que si un jour elle daigne trouver un créneau dans son emploi du temps pour jouer les amoureuses, elle aimerait autant que le prétendant ait un cv intéressant. Elle avait d’ailleurs passé une partie du rendez-vous à consulter ses mails sur son smartphone, ce qui n’avait pourtant pas découragé Malik, chargé de cours en fac d’anglais. Nadine s’était même permise de passer un coup de fil à un de ses clients au moment du dessert. Son amie Lisiane lui a fait récemment remarquer que ses ambitions sentimentales étaient plus que douteuses car Nadine n’accepterait jamais d’être en couple avec un homme qui pourrait être son supérieur hiérarchique.
Alors qu’elle marche d’un bon pas vers le grand immeuble d’affaire où elle travaille, Nadine croise une jeune maman bataillant sous la pluie avec un bébé caparaçonné dans une poussette de compétition. Son cœur se serre. Le souvenir de l’enfant qu’elle a choisi de ne pas garder alors qu’elle avait à peine 20 ans et toute la vie devant elle, remonte à ses yeux qui semblent prompts à pleurer.
Non non non, Nadine intime à son cœur de se ressaisir. Cet enfant-là n’avait pas sa place dans son existence toute tracée. Elle était tombée sous le charme de ce jeune Martiniquais, Rodrigue Pébouchou*, dont le nom de famille l’avait amusée alors qu’ils s’inscrivaient tous les deux au service de la vie étudiante pour leur attribution de chambre universitaire. Ils étaient devenus proches, Nadine appréciant le sérieux du jeune homme inscrit en Droit et consacrant tout son temps à ses études. Ce qui avait moins plu à notre ambitieuse c’était que Rodrigue n’avait pas vu plus loin qu’une simple porte d’entrée vers les concours de la fonction publique territoriale. Elle avait fait taire ses réserves. Rodrigue et elle partageaient un goût pour le débat politique, la justice écologique et la course à pied. Ils se retrouvaient régulièrement pour étudier, parler des heures durant et courir le long du canal le samedi matin. Sans savoir comment, elle s’est entichée de ce jeune homme qui n’était pas particulièrement beau mais qui séduisait de nombreuses jeunes filles sur le campus. Le bruit courait qu’il avait mis un terme à son essaimage sensuel dans la résidence universitaire et qu’il avait confié n’avoir d’yeux que pour Nadine. Enorgueillie, la Guadeloupéenne – qui était pourtant tout sauf une fleur ou une poupée dorée – s’enhardit à accorder à Rodrigue plus qu’une amitié étudiante et c’est ainsi qu’elle perdit sa virginité dans sa chambre d’étudiante un soir de Noël, alors que tous les autres chantaient Michaud à tue-tête dans le foyer des jeunes.
Ce soir-là, Nadine connut un plaisir qu’elle ne retrouva plus jamais dans les bras d’aucun autre homme. L’ardeur de ce réveillon fut si débordante peut-être, qu’un clash des gamètes se produisit. La jeune femme qui n’avait plus en tête que ses examens et sa recherche de stage, ainsi que ses trois soirs par semaine de nuit d’amour avec Rodrigue, avait probablement perdu le compte de ses lunes et se rendit compte juste à temps qu’elle était tombée enceinte. Tombée comme on chute de vélo, comme un mauvais pas, comme un bigidi* au plakata* retentissant. Elle n’a rien dit au père quand elle l’a su. Elle a fait ce que les femmes solides et dignes comme sa mère et elle font : elle a pris rendez-vous au planning familial et s’est assurée que sa carrière ne serait pas entravée par un enfant trop tôt survenu. Rodrigue n’en sut jamais rien et ne revit plus jamais Nadine. Confuse et déterminée à ne plus rien laisser effrayer son chemin vers la réussite, elle est partie sur la pointe des pieds pour un stage quelque part en Asie et s’est arrangée pour demeurer introuvable pour celui qui demeure encore encore son plus grand amour.
Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas repensé à cette période de sa vie. Etait-ce parce qu’elle avait revu une vieille connaissance de la résidence universitaire ? Ou parce que récemment elle s’était entendue répondre avec ferveur à la question d’une incompatibilité entre carrière et parentalité lors d’une interview pour un magazine très en vue, que « jamais elle n’avait ressenti le désir d’être mère » ? En pénétrant dans l’immense porte tambour de cet immeuble représentant le fruit de tant d’années d’effort, elle chasse ces idées de sa tête. Ici, elle est Nadine Roseval, n°2 d’une grande banque. Pas de place pour la nostalgie, les regrets ou les états d’âme.
Cet enfant aurait 16 ans cette année. Elle repousse cette dernière pensée sous les semelles rouges de ses escarpins et sourit à la standardiste qu’elle autorise à l’appeler par son prénom, mais qu’elle vouvoie tenacement. C’est une femme debout. Pilier. Poteau. Milieu défensif d’un match qu’elle a choisi de jouer seule. Nadine est une célibataire.
PENTES LEXICALES GLISSANTES
Pébouchou : créole pour « tais-toi ». Le genre de nom qui ne peut faire rire qu’un créolophone !Une biguine classique intitulée La Guadeloupéenne compare cette dernière à « on ti flè, on ti pòpòt dowé ».
Cantiques : Il est coutume aux Antilles françaises, d’entonner des cantiques tantôt sérieusement annonciateurs de la venue du messie, tantôt grivois. À coups de ritournelles et de punch sans glaçons, ces chants sont toujours l’occasion de détournement ou de remixage des versions françaises classique. Michaud veillait fait partie du répertoire de Noël de ce que l’on appelle en vernaculaire « Chanté Nwèl ».
Bigidi : Le bigidi est cette figure de déséquilibre permanent propre au gwoka, musique et danse guadeloupéennes issues du passé esclavagiste et des racines africaines des guadeloupéens. On peut voir les danseurs tituber au son du tambour, comme un bégaiement gestuel. Une perte d’équilibre qui s’accompagne du plakata, lequel est le moment fort où les danseurs retrouvent leur pas.
Moun ici, la série de Simone Lagrand est parue dans son intégralité dans les Zist 1 à 16. Retrouvez quatre extraits en accès libre pour les deux ans de Zist:
Rodrigue
Ulrich