Ulrich déteste qu’on prononce mal son prénom. Ulrich déteste son prénom. Ulrich déteste la raison qui a motivé sa mère à le nommer ainsi.
Le jour où Marie-Hélène Bodard a accouché de son unique fils, le travail a duré 26h. Elle a souffert ce jour-là, oui. L’enfant ne voulait pas sortir. Il s’était retourné, les deux pieds devant et chaque contraction était un appel anmwé* à l’univers tout entier. Elle avait tout juste trente ans et s’était jurée qu’elle ne ferait pas d’autre enfant. Son mari la soutenait tant qu’il pouvait dans cette salle de travail où le regard glacé de la sage-femme ne lui souhaitait pas la bienvenue. Quand finalement, l’enfant est apparu le 10 juillet 2010 à 10h, les jeunes parents qui n’étaient pourtant pratiquants que les jours de fête, choisirent de donner à leur fils le nom du saint du jour. Leur manière à eux de remercier les éléments d’avoir permis au nourrisson de naître en bonne santé. L’éphéméride n’a pas joué en la faveur de cet enfant avec un prénom à la consonance germanique difficile à prononcer. Quand la famille découvrit le nouveau-né, il fallut quasiment un tutoriel pour entériner la particularité de ce prénom qui se disait donc Ulrich et pas Ulrik. Les parents n’imaginaient pas alors qu’ils condamnaient leur fils à toujours apporter cette précision quand il se présenterait.
Quand à l’âge de trois ans, la mère d’Ulrich lui a coupé les deux nattes qui lui encadraient le visage, comme le veut la tradition avant l’entrée en maternelle, le petit garçon l’a très mal vécu. C’est d’ailleurs son premier souvenir. Il a su ce jour-là qu’il était un garçon. Du moins qu’il était considéré comme tel car dans son esprit d’enfant il était simplement un enfant. Il se sentait d’ailleurs plus fille que garçon, mais n’est jamais vraiment parvenu à choisir.
Dans la petite commune de Case-Pilote où il a passé son enfance, il n’a pas souvent entendu le mot « binaire » hormis en cours de maths. Un terme qui l’aurait bien aidé à se comprendre. Pourtant sa petite île ultra connectée, même en adsl, ne ratait rien de ce qui se passait dans le monde. Le jour où il a évoqué la non-binarité avec ses parents, ces derniers l’ont regardé et ont immédiatement pensé qu’il s’agissait du nouveau terme pour swag*, ou quelque chose comme ça. Il a alors voulu leur expliquer que l’assignation arbitraire du genre masculin ne lui convenait plus, mais son père eut un mouvement de recul lui demandant si il était homosexuel. Thierry Bodard a précisé immédiatement que ce serait difficile à digérer mais qu’il finira par accepter son fils et sa sexualité. Ulrich s’est demandé si il était bon de poursuivre cette conversation et a beaucoup espéré qu’un événement inattendu vienne interrompre ce cours de sociologie de genre peut être trop brutal pour ses parents. Sa mère a voulu le rassurer en lui disant qu’il resterait son fils quoi qu’il arrive. C’est à ce moment-là qu’Ulrich a réalisé qu’il faudrait du temps avant que la pilule passe.
Comment expliquer qu’il ne se sentait ni homme ni même femme ? Face à la sidération non dissimulée de ses parents, il a tenté la méthode simple, en les informant qu’il n’est pas à l’aise quand on parle de lui en disant « il ». Son père a soupiré longuement et lui a demandé s’il préférait « elle », s’interrogeant intérieurement sur l’erreur qu’il avait commise dans l’éducation de ce garçon. Avait-il été trop laxiste ? Il se souvient de son frère le prévenant que son fils filait un mauvais coton car il portait des jeans slim et des chemises trop colorées pour un vrai garçon.
Thierry avait ri en chahutant son frère sur sa méconnaissance des tendances mode de la jeunesse actuelle. Lui-même portait des chinos et des tee-shirts près du corps depuis quelques temps, et sa virilité se portait très bien.
Assis face à son fils lui expliquant qu’il n’était ni homme ni femme, sa capacité d’entendement était fortement challengée. Où était-il donc allé chercher tout ça ? Ce pays avait laissé la porte ouverte à toutes fenêtres dès lors que le raggamuffin* avait été supplanté par les rythmes jamaïcains ; et voilà qu’une affaire de genre venait bousculer ses valeurs. Si on ne pouvait dire ni elle, ni il, comment devait-on s’adresser à Ulrich ?
« Qu’est-ce que cet enfant est allé chercher pour moi encore là ? » Telle était la question qui dansait une kizomba tempétueuse dans la tête de Marie-Hélène. Elle se souvenait de l’évolution physique de son fils. Très fluet, une masse de cheveux incroyablement beaux et longs lui couvrant la tête. Il avait piqué une crise démesurée quand elle lui avait coupé ses nattes à trois ans et l’an dernier elle avait découvert qu’il avait dû les récupérer dans la poubelle et les avait gardés secrètement quelque part. Elle croyait connaître son fils, elle le découvrait tourmenté. Si elle n’avait eu ni fils ni fille, qu’avait-elle donc engendré ? Elle songe avec un léger sourire intérieur plus proche du rictus, que le créole conviendrait mieux à la problématique d’Ulrich. « I » serait le pronom idéal pour ce « moun », cette personne, cet individu qui voudrait sortir des critères sociaux traditionnels. Marie-Hélène ne sait pas si elle pourra s’y résoudre.
Elle entend son fils, sans l’écouter vraiment. Ulrich a dix-huit ans. C’est un sportif. Un élève assidu et très bien noté. Il aime les échecs avec une passion qui l’étonne car ni elle ni son mari n’y jouent. On dit de lui qu’il est beau et qu’il pourrait même faire des défilés de mode. Il n’a jamais aimé son prénom, et l’a toujours laissé dans un entre deux. Quelque chose qu’on ne sait pas prononcer et que l’on hybride par paresse. Elle se demande si sa vie aurait été différente si elle l’avait nommé autrement.
Ulrich n’a pas fini d’en entendre parler.
PENTES LEXICALES GLISSANTES
Anmwé : littéralement ce mot signifie « à moi », « à l’aide ». Un expression utilisée autant quand on a besoin d’une aide littérale, mais aussi quand une situation peut sembler impossible à supporter. Vaut aussi quand un fou rire risque d’étrangler celui qui le rit.
Swag : mot actuel pour « cool ». à croire que celui-ci ne suffisait pas. Enfin chaque génération doit dans une très relative opacité visiblement trouver son lexique, l’accomplir et voilà. Acronyme venant de l’anglais (qui d’autre ?) Stuff We All Get signifiant tristement que la standardisation de la mode est une mode en elle-même. Parmi la population dite jeune, l’individu qui a du swag a du style, qui est charismatique.
Raggamuffin : vient du patois jamaïcain « rag » signifiant hardes et « muff » qui veut dire empoté, bon à rien. Cependant, la combinaison fait référence à la débrouillardise propre aux personnes vivant dans le besoin. Ce mot est devenu un style musical issu du reggae dancehall jamaïcain né à la fin des années 80.
Moun ici, la série de Simone Lagrand est parue dans son intégralité dans les Zist 1 à 16. Retrouvez quatre extraits en accès libre pour les deux ans de Zist :
Rodrigue
Nadine