“My funny Valentine, sweet comic Valentine, you make me smile, with my heart.”
Chet Baker – Lorenz Hart
Enfin il y va vraiment.
– Viens !
Il m’amène dans la salle de bain et me pose sur la machine à laver. Il écarte franchement mes cuisses, pour me marteler mon dû. “Merci !” me dis-je. Je le sens bien. C’est bon. Je me referme sur lui, cadenassant mes jambes autour de sa taille, mes bras ceinturant ses épaules. Les postures fusionnelles, à la limite de la lutte me font monter au ciel.
On est dans son appartement, dans le quartier d’Oberkampf, dixième arrondissement. Il s’appelle Johan. Mais sur Tinder, il a mis son nom d’artiste. John. Le profil était vide, niveau description, mais les photos plutôt ensoleillées. Un bel homme, buste nu, une casquette NYC noire sur la tête, des lunettes de soleil. Plutôt clair. Sur la deuxième photo, un selfie, dévoilant un regard plein de malice, une youle. Il n’a pas mis son âge.
Nous y voilà donc. Appartement et atelier d’artiste peintre. L’endroit est charmant. A son image, feutré, délicat. Des teintes de gris dans la déco, un mur noir dans le salon, sur lequel reposent ses toiles dans un bordel plutôt structuré et valorisant. En dessous, une collection impressionnante de vinyles. Un peu tamisé, un fauteuil et une table basse dans le salon avec une enceinte bluetooth Boose. Lui aussi a un chat.
Mais enfin les mecs célibataires ! Il se passe quoi avec les chats ? C’est quoi ? C’est à défaut de chatte à domicile ?
Le Rugbyman m’avait prévenue :
– C’est le bordel, je suis en train d’aménager etc. etc. etc .
Et c’était peu de le dire… Appart de mec célibataire. Du bordel par-ci par-là, on sentait qu’aucune fille ne vivait là. Déco sommaire, simple… pas comme chez Noa, mon ex « amant » chez qui je m’étais demandé si des gens vivaient vraiment, tant c’était propre et bien rangé… Une déco de ouf – mais c’était la déco de son ex – avec plein de petits tableaux à messages, des bougies en veux-tu en voilà, dix mille lampes dans chaque coin de pièce pour adapter la luminosité voulue par chacun. Mais je suis nulle en déco et j’aime les choses simples, donc je ne m’arrêtai pas à ça concernant le Rugbyman.
– J’ai un chat. J’espère qu’il n’en a pas rajouté, du bordel. S’excusa t-il encore.
Mais pourquoi les gens font ça ? Pourquoi vous prenez des animaux chez vous ? Ca salit partout, ça demande des soins, du vétérinaire, ça essaye de s’enfuir. Les animaux ne sont pas faits pour être domestiqués et encore moins en appartement ça me semble évident. Et non, non ! J’aime les animaux moi ! Bon tant pis, il prit son chat dans ses bras vite fait, me le présenta. D’emblée, je sentis qu’entre cet animal et moi c’était bizarre… et mon intuition fut bonne car c’était vraiment un sale chat ! Le même que celui d’Ariane, ma grande sœur, un griffeur-mordeur pas sevré, jeune encore. Argggg ! Le chat ne m’aimait pas, ou m’aimait trop… il n’eut de cesse de m’attaquer, impossible de parler sur le canapé, sans recevoir un coup de griffe, une morsure furtive… Je sursautai deux ou trois fois, puis finalement, le Rugbyman l’enferma dans son bureau.
Chez un autre de mes matches, un pompier – oui oui, on explore tous les clichés sexuels par ici – Ruben, le chat, avait un tout autre comportement. Le pauvre mâle ne voyant jamais l’ombre d’une chatte, se montrait jaloux de son maître dans les bras duquel il voyait défiler les femelles.
Il tentait chaque fois de se frotter à moi, s’imposait dans mes bras, frottant sa tête contre ma main, tentait d’entrer dans la chambre pendant nos ébats…
Drôles de bêtes que les chats, vraiment.
Cette fois, le félidé de Johan, l’artiste, prit le parti de m’ignorer superbement et d’aller se cacher.
Je suis bien servie maintenant que je me trouve avec lui entre mes cuisses. Je caresse son torse imberbe et bien large, puis m’agrippe à son petit cul imparfaitement plat. Une youle, parfaitement lisse. Un visage bien dessiné, entre des sourcils châtain clair qui semblent être tracés au pinceau et sa barbe bien taillée, tapissant doucement des joues blondes. Une belle bouche, au tracé net, pulpeuse, d’un rose tendre… qui cache le genre de sourire que j’aime, un sourire plein de canines, avec de petits écarts entre de petites dents de psychopathe ou d’assassin. Les deux sillons sur le front et les petites rides d’expression au niveau des yeux accentuant le côté viril de son nez pointu et ses traits fins…
– J’ai tout pris de ma mère, m’avait-il raconté. Mon père est très brun. C’est un Sicilien. Ma mère elle, est une blonde du sud. De Nîmes. Tout le monde dit que je lui ressemble. Heureusement, car elle a très mal vécu leur séparation.
Ca devait vraiment être une très belle femme, me dis-je, tant ses traits sont subtils… Il n’a pas un type androgyne – je n’aime pas particulièrement ça – mais cette bouche si délicate et la ligne si fine de son nez, cette pointe qui remonte imperceptiblement…
Mais l’artiste en moi semble perdre le rythme. Je prends la relève, descends de mon perchoir et me mets dos à lui sur la pointe des pieds, les mains posées sur la machine. Les fesses dressées et offertes, j’écarte légèrement mes jambes fermement tendues, afin qu’il vienne s’unir à moi. Son souffle tiède et sonore hérisse le duvet blond qui court sur un dos et des fesses plus bruns que mon visage blêmi par l’hiver – hasards de la génétique.
Et brûlante, je ferme les yeux, attendant nerveusement de le sentir enfin pousser doucement puis écarter mes lèvres gonflées d’avidité, à mesure qu’il entre en moi. Accroché à mes hanches, il me travaille en crescendo, mais il n’ose pas me mettre de claque sur les fesses, à mon grand désespoir.
Faudrait que j’arrive à lui en réclamer une la prochaine fois…
Si, toutefois, prochaine fois il y a!
Il soupire de plus en plus fort, puis s’arrête. La pression est trop forte, il est au bout de sa vie. Je ris intérieurement ! Je commence à peine à prendre mon pied, mais j’ai surtout envie de le voir mourir, même si c’est au détriment de ma propre jouissance. Je kiffe l’idée qu’il soit à bout d’excitation.
– Tu vas jouir ?
– Ca commence à être chaud pour moi…
– Vas-y !
– T’es sûre, mais et t… je l’interromps, et crie :
– Vas-y !
Et là, il me donne un premier grand coup, fait deux va-et-vient avec une douceur qui contraste, puis me serre contre lui, enveloppant mon dos de son torse large, ses bras enroulés autour de ma taille. Il se referme sur moi avec lenteur et délicatesse.
Eh ben dis donc ! C’était rapide ! Je m’abstiens de le lui dire évidemment. Il comprendrait mal. Car au fond je suis contente de la manière dont ça s’est passé. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il méritait que je lui donne un maximum de plaisir sans penser au reste. Je me sens bonne, désirable, et je crois qu’au final c’est ce que je recherche à ce moment précis. Ses attentions, sa bienveillance, la manière avec laquelle il a cherché à découvrir ma personne, et l’amener dans cet acte intime, tout cela me touche. J’ai le sentiment qu’il n’aurait pas pu se contenter de l’écorce vide de mon corps, l’impression que cet inconnu a fait l’amour à ce que je suis au plus profond de moi, ou du moins a essayé de le saisir.
– Tu n’es pas venue ? s’enquiert-il inquiet.
– Non, mais c’était bon.
– Oui, mais c’est mieux quand on est deux.
– T’inquiète pas pour moi, et puis, je considère que J’AI gagné ! Dis-je avec un immense sourire narquois.
– J’ai été DJ à une époque, j’ai encore mes Mk2 et tout !
L’artiste met de la musique. Wax Taylor, « Que sera sera ».
– Je l’ai sur l’une de mes playlists… dis-je surprise! J’adore ce mélange de soul-electro.
– J’ai longtemps mixé dans les milieux dancehall, Hip-Hop, mais maintenant je me fais plaisir avec l’électro. J’aime bien tout ce qui est instrumental.
– C’est marrant, je commence tout juste à en écouter.
Je passe un bon moment avec lui. On aime visiblement les mêmes choses. Si j’avais pu imaginer ça !…
On a bu quelques verres à la terrasse chauffée d’un bar du coin jusqu’à ce que j’évoque la possibilité d’aller chez lui. C’est sans doute de ma faute s’il n’est pas très entreprenant. J’ai été hyper directe. Au bar, comme sur le chat de Tinder. C’est mon côté brute.
– Hello John ! Quel âge as-tu ? Tu mesures combien ? Bon je me présente, même si mon profil en dit plus que le tien. Tinderbelle, 31 ans, 1m70, petits seins, petit cul. Do with it. Je suis pareille que sur les photos, pas d’arnaque. J’ai envie de m’amuser, rencontrer une personne sympa avec qui passer du temps dans un lit, oui, mais pas que. Un truc simple où on se parle franchement sans être vulgaire. Je ne vais pas te faire perdre ton temps à condition que tu y mettes les formes. Bref, si tu cherches un plan cul sympa on peut discuter. En revanche, les photos de ton sexe ou les « ma pute, ma salope », très peu pour moi. Et je suis libre ce soir.
– Hello Belle. J’espère que tu passes un bon week-end. Merci pour cette description « complète » ;). J’ai 38 ans, je mesure 1m80 pour ma part. Tu es plutôt directe… tu es nouvelle sur Tinder ?
– Oui, et non… ça fait trois semaines que j’y suis et y’a plein de tordus qui me parlent. Je n’en peux plus ! Mais toi, tu cherches quoi sur Tinder ?
– Je suis célibataire depuis peu, donc envie de faire une belle rencontre idéalement, mais pourquoi pas une jolie rencontre plus superficielle ? Sans être sapiosexuel, j’aime l’échange en toute circonstance. Respect et intérêt réciproque. Je suis libre ce soir moi aussi.
« Sapiosexuel » ? Bon Dieu ! Ces phrases bien tournées, et sans fautes, avec les sauts de ligne… ce genre de mec existe à Tinderland ? Bah dis donc, moi qui venais de vivre deux discussions du troisième type – n°1 : discussion disorthographique avec un beau gosse de 26 ans, s’annonçant dominateur, qui voulait que je le « suce » mais ne voulait pas me « lécher ». C’était parti en cacahuète, et après l’avoir envoyé paître, ça m’avait bien vénère. N°2 : un dentiste, mignon comme tout, sourire tendre sur les photos avec une affiche en dernière photo « I fuck wives !». Ca m’avait fait rire, et il s’était montré sympa. Je l’avais rebaptisé “Mon psychopathe”. Et j’aurais plusieurs discussions avec lui. Son kiff : l’exploration de la sexualité et des interdits sous toutes ses formes. Il adorait les femmes mariées notamment et regrettait que je me sépare de mon mari, même s’il s’en accommoderait bien malgré tout…mais il n’était pas disponible ce soir, et avait fini par insister pour m’appeler sa « salope » ou sa « pute », tuant ainsi en moi toute envie de le rencontrer vraiment.
Or, je devais passer mon après-midi dehors. Ca faisait quatre jours que je n’avais pas joui. Quatre petits jours, et pourtant, j’avais encore le feu entre les cuisses à tout moment, chaque fois que je pensais à l’incroyable multitude de mecs que m’offrait ce nouveau monde virtuel, ce Neverland des adultes. Les hommes dans la rue me paraissaient à portée de main, et je me surprenais à dévisager maintenant ceux que je me serais contentée naguère de mater une fois leur dos tourné.
D’abord pleine de fierté, je m’étais dit que j’attendrais qu’il me rappelle… puis n’y tenant plus au bout de 48h, j’avais ravalé ma fierté, et fébrile, j’avais whatsappé mon dernier matche devenu réel.
– Hello,
Ca te dirait qu’on se revoie ? (Je t’avoue qu’il m’a fallu un effort surhumain pour mettre de coté mon ego de princesse…)
– Lol . Oui avec plaisir ! Je te dis quand je peux.
Puis silence radio…
Pourquoi font-ils cela ? Dis-moi non une bonne fois pour toutes que je passe à autre chose, bon sang!
Alors la folie réflexe du balayage d’écran m’avait reprise, et j’avais recommencé mon marché. Enervée. Likant à tout va. Chattant avec des tordus, des lents, des impatients…jusqu’à ce que je tombe sur lui. Johan.
« You should be stronger than me.
You’ve been here seven years longer than me.
Don’t you know you’re supposed to be the man?… »
AmyWinehouse
Aussi naturel qu’avait été notre échange assis au bar, puis dans son salon, les choses n’avaient pas été simples. Pour la première fois, je m’étais retrouvée face à une personne qui s’était laissée envahir par mon naturel direct. Et ce que je prenais pour de la spontanéité chez moi s’était peut-être mué en rudesse. Johan avait sept ans de plus que moi. Je savais pourtant que l’âge ne voulait rien dire. Mais bizarrement, son côté posé, la douceur qu’il y avait dans la patience avec laquelle il m’avait parlé si naturellement lorsqu’on s’était matchés… j’avais imaginé un homme très à l’aise.
Pour une fois, j’étais à l’heure. Habillée simplement, car je sortais du Barrio Latino, où j’allais parfois pour me frotter un peu aux passes rigoureuses et postures altières de la salsa portoricaine – pas vraiment mon domaine de compétence. Les cheveux en bataille, une vraie tête de folle, j’attendais donc, au métro Oberkampf.
Ma confiance en moi n’était pas top dans l’état où je me trouvais, mais tant pis ! J’étais dans une impulsion propice à la rencontre. Envie de sortir de mes zones de confort. “Tiens, je ne sais pas si je commence à m’habituer aux premières rencontres, mais pour une fois, pas besoin de s’adapter à la version réelle de lui”, me dis-je en le voyant au loin.
Casquette du même style que sur son profil, un caban noir, lui taillant de belles épaules, petites basquettes blanches, immaculées, cool. Petite bise et échanges de circonstance.
Nous nous assîmes dans un bar branchouille, plein de bobos sur les places animées du quartier, dans le coin le plus tranquille, loin du bruit de la musique, sous les néons rouges de la terrasse chauffée, et comme si nous nous connaissions, nous échangeâmes trois bonnes heures. C’était un ancien introverti, on sentait encore une certaine réserve dans ses sourires pleins d’humilité, mais il discutait volontiers et avec aisance.
L’heure avançant, la serveuse se mit à tourner autour de nous. Il était tard, et nous sentions que ses girations bourdonnantes étaient le signe qu’elle avait besoin de finir son service. Ou qu’au moins, on prenne une dernière consommation. Lui n’étant pas très entreprenant, le “mode chasseuse” s’activa automatiquement. “Lui, il va falloir l’attaquer franchement. Je peux y aller à découvert” pensai-je alors.
Premier coup de bélier de ma part :
– Tu veux qu’on aille chez toi ?
– Je n’osais pas te le proposer…
Deuxième charge, assis sur son canapé à parler musique et boire du rosé dans d’immenses verres à pied :
– Tu n’es pas très offensif comme mec ?
– Quoi ? comment ça ?
Il sourit mais est piqué au vif. Je suis trop contente de mon coup ! Alors il tente :
– Non, c’est pas ça… mais je ne voudrais pas prendre des initiatives déplacées, présumer du fait que je te plaise…
– Mais si je suis ici, chez toi, dans ton canapé à minuit et demie un dimanche soir… ?
– Ok, ok, c’est vrai. Mais ça pourrait ne pas te plaire. Tu sais?
– …
– Mais si, tu sais !…
– Quoi ? De quoi tu parles ?
– Je sais que les questions de taille… dit-il les yeux baissés sur un sourire figé. Je l’interromps :
– Franchement, je m’en fous. Ca ne veut rien dire. Il faut essayer pour savoir, c’est tout.
– … ,… est-ce que je peux t’embrasser ?
– Oui.
Notre premier contact physique confine à la perfection. La mesure dans ses gestes. Son regard accort. J’ai bu. Il sent bon. Sa langue dans ma bouche. Je bois son souffle qui se mélange au mien. Tout va très vite à partir de ce moment, l’alcool aidant, je donne tout et peut-être que je lui saute littéralement dessus car en peu de temps je suis à califourchon sur lui.
On arrive, je ne sais comment dans le lit et je m’apprête à descendre de quelques étages, car je sens que les choses ne viennent pas. Je descends. Je suce, lèche, joue de la main, caresse la tête, la base tout y passe… il a l’air d’aimer, lorsque subitement, tout s’évanouit. Il me fait remonter l’embrasser.
– Tu n’aimes pas ?
– Si c’est très bon, c’est soit la fatigue, soit le stress… t’es peut-être impressionnante ? dit-il en riant.
– Ah bon ? mais non ! Trop directe, peut-être…
Une brute, je vous dis.
Je le dis, parce qu’on me l’a dit. Je ne peux pas m’empêcher, face à cet homme coupé dans son élan, de repenser à cette phrase de l’homme qui me connaît le mieux dans l’intimité.
Comme un avertissement, que pourtant j’avais pris à la légère. Presque fière de cette image. Oui cette phrase :
– Tu es plutôt brutale comme fille, Toni. Ce n’est pas comme ça que fonctionne le désir masculin.
Ce soir, je comprends que ce n’est pas drôle. Qu’aussi sympa que m’apparaisse l’Ethos de baiseuse que je me construis, personne n’a envie d’être baisé en fait. Enfin… pas tout le monde, pas tout le temps, pas n’importe comment… L’un contre l’autre, on se caresse tendrement, en silence, et je plonge en moi-même.
Les hommes sont donc des femmes comme les autres ?… je veux dire… femme ou homme, il y aurait différents types d’individus en fait ? Ceux chez qui le corps est intimement lié aux sentiments…et ceux qui comme celle que je deviens, ne vivent plus leur corps au prisme de leur intellect ou de leurs émotions, mais qui tentent de vivre ce corps pour lui-même, par lui-même. Je n’ai pas de sentiments pour cet homme, et lui non plus. Si la situation ne me dérange pas, il est sans doute normal qu’il ait cette pudeur.
– Je suis désolé. Vraiment, chuchote-t-il.
– Ça n’est pas grave. On peut soit recommencer une autre fois, ou juste faire comme si ça n’a pas eu lieu. C’est toi qui décide. En attendant, maintenant qu’on est là, on peut se caresser, s’embrasser, se faire du bien à la hauteur de ce qu’on peut se donner. Je suis bien là, tu sais. Au chaud, contre ton corps. Tu es beau, tendre, je suis contente d’être ici avec toi.
Je ne cesse de le caresser, l’embrasser pendant que je parle. Couchée sur lui, je l’envisage, et glisse doucement la pulpe de mon index de son front vers le bout de son nez, en en suivant la ligne si délicate.Puis je redessine ses traits en glissant plusieurs fois sur ses sourcils, les contours de ses lèvres, chatouillant ses rides d’expression d’homme mûr, si séduisantes, rassurantes. Mon index et mon majeur marchent maintenant sur son torse, et je me mets à frotter contre son cou ma touffe de cheveux en expansion avec l’humidité chaude de nos corps.
– Tu es douce. Mes sens sont touchés. C’est fou… souffle t-il.
Douce oui, peut-être. Il me reste au moins ça… Je me sens tellement sentimentalement inapte. Encore plus à ce moment de ma vie. C’est bête. En attendant, donc, je donne à Johan toute la douceur dont je suis capable. A défaut d’amour.
Un peu de tendresse.
C’est vraiment une belle personne. En se déshabillant, un homme aussi sensible, de nature introvertie, me donne un peu de lui. C’est peut-être énorme en fait pour lui de se retrouver là, si vite, allongé près de moi ?
Et moi j’arrive avec ce cynisme consumériste auquel Tinder m’encourage. Une app de rencontre qui met d’abord en avant l’image, ou encore une dans laquelle on prend un chariot dans lequel on jette un homme, qu’est-ce donc? Faussement, nous femmes, nous sentons puissantes, car en plein contrôle de notre sexualité, de notre désir.
Souveraines, nous choisissons l’humble serviteur qui viendra nous satisfaire, ponctuellement, ou pourquoi pas régulièrement. Mais ce sont des êtres de chair en fait, élément fondamental, que l’on perd vite de vue dans le cadre artificiel de ces rencontres. Les applications, sites, réseaux de rencontre répondent à un besoin réel de notre société moderne où on n’a le temps de rien, mais où le besoin d’une présence humaine se fait cruellement ressentir. A nous, utilisateurs, d’en faire un usage chaleureux, humain – avec toutes les difficultés que cela suppose, car chacun s’y retrouve pour des raisons tellement diverses, parfois sans trop en être conscient.
Et d’ailleurs, comment aurais-je pris le fait qu’un mec verbalise aussi clairement que moi? J’avais pris de mauvaises habitudes :
– On fait l’amour ?
– Pffffff, Toni. J’ai pas envie là, tout de suite. Et puis il ne suffit pas de le demander.
– Alleeeeeezzzzz ! dis-je en me tortillant dans le lit. Ma main monte et descend sur le corps parfait de Maël, le noir exquis et appétissant de sa peau. Quel beau bout d’homme ! On est dans sa chambre d’étudiant, métro Rambuteau. Vingt-deux ans tous les deux. Pas encore mariés. Laisse-toi faire, dis-je en lui mettant la main au paquet – Dieu quelle finesse !
– Mais je n’ai pas envie, je suis fatigué, laisse-moi dormir !
Son refus m’excite. Enfin, je crois surtout que je ne supporte pas qu’on me dise non. D’abord vexée, cette situation qui inverse les rôles stéréotypés de l’homme et la femme, me stimule. Je le tripote, et lui pour se protéger mets ses deux immenses mains sur son sexe qu’il cache, et se met sur le ventre. Je lui monte sur le dos et me mets à lui tapoter deux fesses bombées, puis clairement les fesser. Je rigole, grisée, comme ivre.
– Allez, donne-moi ça, donne-moi tout ! Je mime une chevauchée fantastique sur lui. Je l’embrasse, le lèche, aux oreilles, dans le cou. Caresse sa tête, aux cheveux ras, ultra sensible. J’essaie de glisser ma main sous lui, m’allongeant sur son dos. Je me frotte contre lui, doucement, donnant de légers coups de bassin. Son corps est chaud, et le mien est brûlant. Puis soudain, il se retourne, me renverse et me monte dessus. Son sexe, énorme, est dur.
– Viens-là, tu m’as saoulé !
– Ah voilà !! Au travail, brave bête !
Et silencieux, il me baise, littéralement.
Les plaisirs de l’alcôve… depuis toujours, un espace d’expression de la part masculine en moi. L’endroit où on s’affranchit des codes. Un lieu d’affrontement des sexes. Le théâtre d’une lutte pour le pouvoir, de l’exercice de la force de chacun des combattants. Le lieu aussi, de l’expression du profond sentiment d’injustice liée à la condition de mon sexe, que je traîne depuis l’enfance.
Je devais être au CP. Dans un coin de la cour, je jouais tranquillement, assise en rond, avec deux copines devant ma salle de classe. Dans l’arène rectangulaire, la foule hurlante d’enfants courait entre trois arbres. Comme un vol de moineaux, ils tournaient homogènes, se séparaient, se retrouvaient, hurlaient, s’attrapaient, se repoussaient…
– Toni ! me cria un garçon traversant la cour en une diagonale parfaite. Je levai la tête, et il poursuivit: ta soeur est en train de se battre près des robinets de la cantine !
Ariane était un vrai garçon manqué. De trois ans mon aînée, les autres l’avaient surnommée “ Le dernier des Mohicans”… en référence à son naturel sauvage, indiscipliné et fougueux.
Alors, je lâchai mes poupées et mes copines sans un mot pour courir voir dans quel état j’allais la retrouver. Le temps que j’arrive à son niveau, des adultes étaient intervenus. Tant bien que mal, Ariane tentait d’arranger sa chemise déchirée en hurlant, hors d’elle, à la surveillante de cour:
– Il m’a appelée “Garçonne” parce que je n’ai pas voulu l’embrasser !
– Ce n’est pas une manière pour une jeune fille de réagir. Tu ne dois pas te battre. Ca n’est pas joli !
– Et alors ?! explosa t-elle, échaudée. Je ne veux pas être jolie !
Alors impuissante et apeurée, comme à mon habitude, je regardai Ari, ma protectrice, se faire tirer vers le bureau de la Directrice par un bras qu’elle tentait d’arracher à la matrone qui était venue la recadrer.
C’était donc ça, ce qu’il fallait faire pour avoir la paix? Tout dans la douceur, la beauté et l’élégance. Etre une “vraie” fille et se conformer aux attentes de la société. Je partageais la révolte d’Ariane, mais je ne pus m’empêcher dès lors, de chercher à correspondre en tous points à cette image de petite fille parfaite que projetaient sur nous les adultes. J’étais une vraie petite fleur: gracile, délicate, obéissante… sans aucune fantaisie ni personnalité en somme. J’avais enfoui mon naturel passionné au fond de moi, et je passais mon temps à faire le pot-de-fleur. Comme un élément du décor. On appréciait ma vue, mais on m’oubliait vite.
Même à la maison, je laissais à Ari la mission de mener toutes les guerres contre les parents. Un vrai crabe. Je lui laissais les cris, et la fureur. Et moi, pendant ce temps, je n’étais que tiédeur, onctuosité et quiétude apparente.
Jusqu’à ce que j’entre dans la sexualité. Jusqu’à ce que j’entre dans les hommes. Leur violence. La violence du Désir aussi. Face à Johan, son impuissance momentanée, j’eus l’impression de me retrouver face à moi-même. D’où la profonde chaleur de mes caresses. Dans l’étau solide que j’avais resserré autour de lui pour mieux le saisir et le fondre dans mon corps palpitant d’envie, j’avais oublié l’existence même de personnes broyées par les conventions et la peur de l’autorité. Oubliée cette petite fille dont j’essayais désespérément de me défaire depuis l’âge sexué. Je portais ce masque de prédatrice depuis un bon bout de temps en réalité. Je n’avais pas attendu Tinder. Ca me permettait de me sentir forte. D’exercer un pouvoir dans un domaine de ma vie où je refusais toute forme de contrainte. D’exhumer ce que j’avais de plus vrai tout en restant couverte… Alors cette apparition de Johan, tout auréolé de la beauté de ces choses de la vie d’une simplicité et d’une fragilité déroutantes, m’avait permis de déposer mon masque, afin de laisser place à l’être indéfini, indéfinissable que j’étais réellement et qui souhaitait pénétrer l’infinité séduisante de cet alter-ego. Nu et à la fois vrai.
Un Tout, nu.
“You make me smile with my heart (…) yet you’re my favorite work of art.”
Retrouvez tout les épisodes :
Première partie
Deuxième partie
Quatrième partie