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La Honte (Février)

“Personne en Martinique ne connaissait ce garçon”

49 rue Gueydon, Saint-Esprit.

C’est là que j’ai passé mon enfance. Dans le bourg d’une commune rurale au milieu de la Martinique. L’une des seules communes sur cette île paradisiaque à ne pas avoir accès à la mer. Au milieu de nulle part. Tout le monde en rit. Tout le monde sait que les équipes de yole du François s’y entraînent.  Il y a des mornes. Il y a des rivières. Il y a de la canne. Il y a de la banane. 

Le Saint-Esprit compte le plus fort taux de contamination des sols à la chlordécone de Martinique. Petit, mon père était agriculteur. Il pensait que planter des ignames libéreraient le pays. J’en ai mangé de ce fruit racine. Le Saint-Esprit compte le plus fort taux de cancers de Martinique. 

Et de la salade et de la tomate. Je connais la différence entre un produit fermier et un produit industriel. Tout est différent : la couleur, la fermeté, le goût, la consistance. Ça ne nourrit pas de la même manière. 

Ma mère est prof, auteure, poète. Dans une des pièces de la maison, son bureau, il y a la plus belle des bibliothèques caribéennes. Ma chambre en est une extension. 

Je lis tout le temps. En mangeant. En buvant. Au petit déjeuner, au déjeuner, au dîner. En marchant dans la rue. Entre deux pauses à l’école. A la récré. J’apprends des livres par cœur. Je lis en marchant. Je lis les boîtes de céréales et les cannettes de soda.  A douze ans j’ai lu tout Depestre. Et Confiant. Et Chamoiseau. Et Glissant. Je passe les livres à mes amis. A mes cousins. “Lis, ça parle de nous”.

Je lis les mêmes livres dix fois. Cent fois. 
Tous ces livres je les ai tachés, salis, froissés.

J’ai grandi entre un stade en construction et des terrains de foot. En face, il y avait un cinéma abandonné et un garage automobile. Le cinéma abandonné est devenu une église évangélique. Le garage est toujours là.

Devant chez moi passait LA route. La rue Gueydon. Mon avenue. Mon terrain de jeu. Voitures, camions, tracteurs et transports en tous genres. Des cérémonies funéraires.

Le Saint-Esprit était la seule commune de Martinique où le cimetière est éloignée de l’église. Celle-ci est à un bout de la rue Gueydon, le cimetière est à l’autre bout. A chaque enterrement,  le cercueil, la fanfare, ceux venus pleurer les défunts, traversent la commune de part de part. Le trafic routier est donc stoppé toutes les après-midi ou presque.

Il y a plusieurs mythes à ce sujet. Et des récits historiques. Pour simplifier : les gens du Saint-Esprit seraient des gens tortueux. Et de formidables conteurs. Gratiant. Monchoachi. Fitte-Duval. Méryl.

Petit, je rode mes pieds nus sur la route d’asphalte et les trottoirs en bitume. Je suis comme Sangoku, un enfant sauvage qui veut surmonter la douleur.  Je marche, je cours, je fais la course avec les voitures. 

J’ai toujours la tête haute. Je dis bonjour à tout le monde. Et surtout aux grandes dames, toutes accoudées aux fenêtres des vieilles maisons bourgeoises qui parsèment la rue. Elles surveillent la vie, veillent à son bon déroulement. Elles me connaissent. 

Je regarde à gauche, je regarde à droite avant de traverser. Au bout d’un moment je le faisais à l’oreille. 

Des deux côtés, des stations services. Un peu plus loin un boucher et un poissonnier. Ils auront fermé avant mes dix ans. Des bars et des épiceries, où les routiers, les travailleurs manuels, mangent des plats faits maisons : ti nen lanmori, diri pwarouj, du poisson frit. Je crois qu’à cette époque ils pouvaient se payer du lambi et qu’il y en avait à foison.

Comme il se doit, les bouteilles de rhum sont laissées sur la table. Pour que ces hommes fatigués, usés par le labeur, par la vie, délassent leur tracas. Ils tiennent bon souvent. Ce n’est pas pour moi, cet espace m’est interdit. Mais je vois, j’enregistre.

Et puis, quand ils ont fini, ils remontent la rue, ils remontent ma rue, et depuis ma fenêtre, j’apprends par leurs cris et leurs larmes, leurs problèmes de coeur, leurs problèmes familiaux ou extra-familiaux qui, parfois, ne les concernent pas. 

Ne cherchez pas de contradictions : 

“ J’ai des problèmes, j’ai des problèmes, la fille de ma cousine ne respecte pas sa maman, j’ai des problèmes, sa ka fè mwen chyé, (pause dramatique, roulement de tambours) an bon-DA manmanw ! “

J’apprends aussi les plus beaux jurons de l’univers. Ils résonnent dans la nuit, immortels.

J’ai grandi à la croisée de deux rivières qui entrent en crue au moindre mauvais temps, au premier ouragan. Les rivières se rencontrent sous un pont, juste avant le cimetière, et elles débordent. J’ai vu des voitures emportées. Des gens se noyer. Mon père nager après ses orchidées. Tout cela dans l’eau immonde et tumultueuse qui montait devant chez moi. Qui montait chez moi.

Sa ki ta’w la riviè pa ka chayé’y. Qu’est-ce que la peur pour ceux qui font face à la Nature tous les ans depuis des générations et y survivent ? On se prépare. On range tout. On monte les meubles. Si l’eau monte, on se serre à l’abri. On nettoie. Puis la vie recommence. 

Aujourd’hui, je vous offre un fragment de sagesse spiritaine. L’un des moments les plus terribles de ma vie. Aujourd’hui, je vais vous parler d’une personne qui était juste à côté de chez moi, sur la gauche, de ma voisine, je vais vous parler de Madame Rosélyne Ostan. 

Pour éviter les crues, toutes les maisons de ma rue étaient surélevées, un ou deux mètres en plus de béton rajouté par rapport à la rue. Celle de Madame Ostan l’était d’au moins cinq. Il faut dire que la sienne tenait une double fonction, au rez-de chaussée, qui, rappelez-vous, commence à dix mètres du sol, elle tenait, à gauche, son épicerie, et à droite, son coin restaurant.

On appelle ça un débit de la régie. On y trouve tout. Des biscuits, des glaces, des bonbons, du jambon, de la morue salée, du saucisson GOL, du beurre, des articles de mercerie, de la quincaillerie, de la nourriture animale, des cigarettes, de l’alcool.

Je connais exactement le nombre de marches qu’il faut gravir pour accéder au débit de la régie de Madame Ostan. J’y allais tous les jours. Pour le pain et le France-Antilles. Pour prendre des cigarettes pour papa. Après l’école pour acheter des floups. Chaque petite course qui m’était déléguée. Cela, pendant dix huit-ans. Il y a vingt-deux marches pour accéder à Madame Ostan. Je les saute deux par deux. Madame Ostan me connait. Sa seule et fidèle employée aussi.

Quand j’ai appris à écrire, j’écrivais ma petite liste de courses pour chez Madame Ostan. Arrivé chez elle, elle me faisait la lire, prononcer les mots correctement. Elle m’apprenait des mots nouveaux. Comment décrire. Comment expliquer. Comment peser. Beaucoup plus tard, j’ai refait exactement la même chose avec d’autres épiciers à l’autre bout du monde.

Quand j’ai eu assez de mémoire, j’apprenais ma liste par cœur jusqu’à ce que je n’ai plus besoin de l’apporter avec moi. Et je la récitais à Madame Ostan. A chaque fois elle s’assurait que je n’avais rien oublié. 

Quand j’ai su compter, addition, soustraction, multiplication, j’essayais de trouver le montant de l’addition avant elle et on comparait les résultats. J’étais bon, elle me disait que c’était bien, mais qu’elle faisait ça toute la journée, elle que la misère avait poussé hors de l’école au CE2. Au fil des années, elle utilisait sa calculatrice, puis se faisait plus lente aussi…

Je faisais ce que je voulais dans le débit de la régie de Madame Ostan. J’oubliais la monnaie ? C’est pas grave, tu ramèneras. Je pouvais me promener tranquillement dans ses rayons, si elle n’était pas là. Si je me souviens bien, je pense même que, quand elle était trop fatiguée, ou qu’elle faisait sa sieste, je pouvais rentrer chez elle, par la porte d’entrée, pour prendre des choses dans le magasin. Je lui disais ce que j’avais pris. Ou je laissais la monnaie sur le comptoir. 

Vous aurez compris à l’orientation de mes descriptions que moi enfant, j’aime le sucre, le beurre, le trop salé, le soufflé. Rien de trop compliqué. 

J’ai un doctorat sur le nombre de temps qu’il faut pour laisser un biscuit TUC se décomposer sur sa langue pour en retirer un maximum de saveur. Je sais exactement quel floup boire avant le swé de football (tropical) et après le swé de football (coco). J’ai des théories folles sur la composition des bonbons caramel. Vous avez déjà mangé des Colibri Chizz ? Il s’agit d’un snack soufflé au fromage mais épicé. Je crois que les Colibri Chizz ont été interdits à la consommation car ils créaient plus d’addiction que le crack en Martinique…

Chacune de ces choses, et elles sont nombreuses, n’excédaient pas deux francs. Soit 0.30 centimes d’euros. Mon budget n’excédait pas cinq francs. Parfois dix francs quand mon grand frère arrivait à gratter à droite, à gauche, ou qu’on gardait notre bourse pour se faire plaisir les mercredis après-midi. 

Pardon. Je voulais dire : 0.60 centimes et 1.5 euros. A l’école maternelle et à la crèche, mon petit-déjeuner c’était des morceaux de cannes à sucre. Mon père les coupait dans notre jardin et il les mettait dans un sachet. C’était absolument parfait. Je crois que j’ai arrêté parce que j’avais honte… D’autres enfants ramenaient des croissants.

Je me rappelle ce moment. Je ne devais pas avoir plus de huit ans. J’étais devenu particulièrement fan d’un paquet de biscuits chez Madame Ostant. Il n’y avait, ni trop, ni pas assez. C’était deux biscuits longs dans un sachet, avec une pâte de biscuit épaisse et solide, et une crème au milieu. Il y avait deux goûts au choix. Un à la vanille. Un à la fraise. Mon préféré était celui à la vanille.

Une après-midi, je me glisse dans une des allées de l’épicerie, je prends les courses qu’on m’avait affectées ce jour-là, je prends probablement quelque chose pour moi mais je voulais vraiment prendre ce biscuit-là aussi. Mais dans ma tête j’ai fait les comptes, je n’ai pas assez d’argent. Je peux toujours prendre et revenir apporter la monnaie mais je sais qu’on va me faire une remarque. Je n’ai pas mis assez de côté, il faudra que je demande aux parents.  Peut-être va-t-on me dire que je ne mangerai pas de biscuits aujourd’hui. Waaaaaaay ! J’anticipe la frustration. 

Je m’arrête devant les paquets. Je regarde à gauche, Madame Ostan n’est pas là. Je regarde à droite, Madame Ostan n’est pas là. On dirait qu’elle parle à quelqu’un. J’entends le bruit du petit ventilateur rotatif accroché au plafond. Le soleil se couche. Je glisse le paquet entre mon short et mon ventre, sous mon t-shirt. Je me tourne vers la gauche, Madame Ostan n’est pas là, je me tourne vers la droite… 

Ce n’était pas le soleil qui se couchait. C’était Madame Ostan qui me surplombait, grande, sèche, furieuse. “Ki sa ou ka fè la ti bolonm !”.  Et de m’asséner une gifle de sa main droite sur ma joue gauche tellement terrible que je me tiens la mâchoire en écrivant ce texte.

J’ai sorti l’objet du crime. Elle l’a arraché de mes mains. Elle m’a fait payer mes courses puis rentrer chez moi. Tout le long, elle ne m’a jamais regardé. Elle n’a plus dit un seul mot. Elle était furieuse. Ce n’était pas le petit larcin qui causait sa colère. Elle a dû en voir d’autres avant même que je sois né. C’est que j’avais trahi sa confiance. 

Je ne sais pas comment je suis rentré chez moi. Je sais que je l’ai avoué à mes parents. Il est possible qu’ils aient fait plus que me réprimander. Papa était encore praticien de l’art de la ceinture. 

Mais ce que je me rappelle c’est qu’elle ne me parlait plus quand je revenais faire des courses. Et quand elle a recommencé à me parler, elle me vouvoyait. Ça a duré longtemps. Plus qu’une éternité d’enfant. 

Chers amis, j’avais honte. Une honte si pure que je ne l’ai jamais ressenti dans ma vie de nouveau. Jusqu’ici je baisse la tête tellement j’ai honte. 

Je me suis excusé maintes et maintes fois. Parfois, elle me suivait dans les rayons… Inimaginable dans cette Martinique là. 

A aucun moment il ne m’est venu à l’idée de lui reprocher de me reprocher d’avoir tenté de la voler. A aucun moment il ne m’est venu à l’idée de dire que cette dame, ma voisine, ma famille, était une mauvaise personne. Je veux dire, qui fait ça ? 

Elle avait raison, j’avais énormément tort. Il n’y avait que le temps qui pouvait refaire le lien entre la vieille épicière et l’enfant turbulent. Une fois, elle a raconté l’histoire devant un autre client, comme une blague, on a ri. Je n’avais plus honte. 

J’ai une mémoire terrible. Et je l’achemine autour des rues de ma ville, le Saint-Esprit. Je n’irai pas plus loin aujourd’hui dans l’espace et dans le temps. Il y a beaucoup à raconter pourtant. 

Merci pour tout Madame Ostan. Née en 1920, elle est morte en 2021. A ses enfants, petits-enfants, arrières petits-enfants. Sa ki ta’w la riviè pa ka chayé’y.

Le Calalou est une série