Dans le cadre de mes travaux de recherches en thèse, j’ai initié en 2021 une enquête de terrain ayant pour but d’objectiver le monde de l’art en Martinique. Cette enquêtese traduit par la réalisation d’une série d’entretiens menés avec des acteurs du monde culturel et artistique de l’île. Ils mettent en lumière des points relatifs à mon sujet de recherche, lequel interroge la créolisation comme concept de création.
Entre production de savoir et paraphrases, arguments politiques et amalgames, le champ des possibles est vaste quand il s’agit de saisir la notion de créolisation. Dans le cadre de cette thématique, j’ai invité le duo d’artistes-chercheuses Pauline et Mathilde Bonnet à me rejoindre pour une conversation. Sans ligne directrice autre que ce mot, nous souhaitons simplement inviter à la réflexion.
Le monde se créolise [sic], c’est-à-dire […] les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire sans qu’on soit utopiste, ou plutôt en acceptant de l’être que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles. Et c’est cette mutation douloureuse de la pensée humaine que je voudrais dépister avec vous.
Edouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, p.15
Stedy : J’aimerais initier ce dialogue en vous demandant si vous êtes familières avec la créolisation ? Est-ce une notion qui se manifeste dans vos travaux de recherche autant sur le plan plastique, que théorique ?
Pauline : Oui, tout à fait. C’est presque une évidence parce que quand on est issues d’un territoire ultramarin, et plus encore dans la Caraïbe, ça se manifeste à la fois dans notre pratique et à la fois dans notre recherche à chacune. On travaille ensemble, mais on a des recherches totalement séparées; je travaille avec les jeunes artistes, notamment sur le fait que les flux culturels et historiques se rencontrent pour créer de la nouveauté. J’interroge comment la jeune scène artistique d’aujourd’hui continue à apporter de la nouveauté dans le monde de l’art.
Mathilde : J’ai une thématique qui porte sur le territoire, les questions autour de la créolisation interviennent également puisque je travaille sur la relation à la mer. Une partie de mes travaux de recherche porte sur les échanges qu’il y a eu au niveau historique, lors de l’esclavage par exemple, et aujourd’hui avec les artistes de l’hexagone qui travaillent ici, ainsi que les artistes d’ici qui travaillent en hexagone.
Tous ces échanges qu’il y a, avec des influences au sacré, comment la mer crée ce lien entre les différents territoires, que ce soit entre les territoires de la Caraïbe, des Antilles françaises, ou avec des territoires français, africain, américain etc.— forcément la créolisation intervient. Puis, dans notre pratique plastique, il y a quelque chose qui se crée à ce niveau parce que nous vivons en Martinique, mais nous venons de la Guadeloupe, on a des origines normandes, c’est assez particulier.
P : Il y a, à ce niveau, déjà une rencontre.
M : Dans notre éducation, puis dans notre pratique, il y a des indices de ces rencontres et de celles que nous faisons tous les jours avec les artistes. Notre quotidien en Martinique, notre enfance en Guadeloupe.
P : Ce qui est intéressant, c’est que ça émerge sans qu’on ait besoin d’aller chercher de référence à la créolisation, ou qu’on ait besoin de le prouver, puisque ça fait partie de nous.
M : Je crois que c’est vraiment quelque chose qui est inhérent au fait de pratiquer ici, quand on est issu d’une rencontre on sent forcément quelque chose qui arrive tout seul.
S : Je me suis rendu compte de ça. C’est quelque chose qui se manifeste et on s’en rend compte de façon très claire.
Initialement dans ma pratique, c’était clair pour moi, mais la réception lors du discours sur mon travail ne l’était pas toujours. On m’a souvent demandé pourquoi la créolisation et pas hybridation ou métissage, car pour certaines personnes ces termes ont plus ou moins le même sens. Il y a cependant des particularités dans la définition de la créolisation, et elle s’observe dans votre pratique et la mienne.
Dans ma pratique picturale, j’ai une approche excessive de la couleur, cela associé à un mélange entre figuration et abstraction. Au début de ma recherche à l’université de Rennes 2, on me faisait remarquer qu’en regardant du côté de l’expressionnisme abstrait, ou des artistes occidentaux, il y a également cette approche particulière de la couleur, et cette même rencontre de l’abstraction et la figuration, mais eux ne parlent pas de créolisation, donc pourquoi ça aurait du sens que je le fasse ? La différence qu’ils avaient du mal à saisir se trouve dans l’ancrage culturel de l’artiste, ses intentions lors de la création et les spécificités du discours qu’il a sur son travail.
Comment vous, vous avez fait la différence entre la créolisation et le métissage/hybridation d’autre part ?
P : Notre pratique artistique est très liée à notre mémoire, notre enfance, nos relations puisqu’on travaille vraiment sur nous et notre mémoire familiale. Nous n’avons pas la même histoire que nos parents, ni nos grands-parents. De ce fait, on a une culture différente de génération en génération dans notre famille, et c’est ça aussi qui est au cœur de notre pratique : le fait de créer à chaque fois quelque chose de nouveau à chaque génération.
M : D’ailleurs, je crois que c’est un des propos de la créolisation, cette espèce de transmission, à chaque fois, mais avec un nouvel élément qui vient se greffer. On n’est pas vraiment dans l’hybridation, car dans le cas de cette dernière, il s’agit de deux choses qui se rencontrent à un moment et donnent un produit. La créolisation selon moi est en mouvement, elle est continue, ce n’est pas une rencontre qui s’achève à un instant T.
Quand Pauline parle d’une culture différente de génération en génération dans notre famille, la créolisation se fait dès la deuxième génération, mais après on arrive et il y a d’autres éléments qui s’ajoutent et les générations suivantes vont continuer à poursuivre cette créolisation.
P : On est bien plus que la somme de toutes ces rencontres-là, en fait.
S : Edouard Glissant disait qu’au-delà de la rencontre, il y a un élément qui est la clé pour comprendre la créolisation, c’est l’imprévisibilité à l’œuvre dans ce qu’on obtient. Il y a plusieurs acceptions de la notion que nous abordons, pour certains il s’agit d’un processus continu qui se renouvelle, pour d’autres, c’est un processus qui génère un produit fini. Pour vous, la créolisation, c’est un produit ou un processus ?
M : Pour moi, c’est plus un processus qu’un produit, c’est ainsi que je l’envisage. Un produit, une fois qu’il est fait, c’est fini, alors que la créolisation, c’est quelque chose qui est encore vraiment en mouvement, il y a beaucoup de choses qui bougent, à la fois des prises de conscience qui viennent modifier la perception que l’on a de notre propre culture, la culture du territoire en lui même. Je trouve que c’est quelque chose qui n’est pas figé, donc ça ne peut pas être un produit fini.
P : À la limite, si c’est un produit, ça l’est à un instant T, puis le regard que l’on porte dessus peut le changer. Une œuvre considérée comme produit de la créolisation évolue, car les regards changent, tout change constamment.
M : Je pense par exemple aux sculptures sous-marines de Jason de Caires Taylor à la Grenade. Maintenant, c’est un mémorial de l’esclavage alors que ce n’était pas l’intention première. La face de ce territoire est maintenant modifiée par ce grand mémorial qui est souvent rénové. Il y a un autre regard sur la culture, ça me semble être des choses qui sont tout le temps en mouvement.
Il y a quelque chose qui m’intéresse quand tu dis que tu travailles beaucoup la couleur et qu’on fait le parallèle avec les expressionnistes. Qu’est-ce que tu réponds quand on te demande la différence entre toi et ces artistes et pourquoi, toi, ça serait la créolisation, et pas eux ?
S : C’est assez délicat de devoir s’exprimer pour les autres, donc la raison pour laquelle ces artistes occidentaux ne saisissent pas la créolisation, mais plutôt des notions plus vagues, je ne peux la justifier à leur place. Ceci dit, j’ai adopté la notion de créolisation non pas seulement parce que je suis Martiniquais, mais parce que c’est celle qui raisonne le plus avec ma pratique et ma recherche, c’est la plus juste.
Je fais une analogie entre mon processus de création en peinture et le phénomène de créolisation tel qu’il a été défini par des théoriciens pour expliquer ce phénomène observé initialement en linguistique. Il s’agit d’une rencontre à la fois imprévisible – ça, nous l’avons rappelé précédemment – mais également fulgurante entre plusieurs éléments.
D’autres artistes qui vont faire se rencontrer plusieurs éléments dans leur pratique ; couleurs, textures, techniques n’auront peut-être pas ces facteurs déterminant dans leur poïétique. C’est entre autres ce qui justifie dans leur cas l’emploi de métissage ou d’hybridation pour parler de leurs travaux.
Aussi, récemment j’ai observé que la fulgurance avec laquelle la mémoire influence notre façon de produire est relativement comparable à la violence qu’on observe dans la créolisation initiée lors de la colonisation. De ce fait, en ce qui me concerne, parler de créolisation dans ma pratique est d’autant plus juste, car l’imprévisibilité et la violence (dans le geste, dans les choix) à l’œuvre dans mon processus de création est en rapport à la mémoire qui intervient consciemment ou inconsciemment dans mes productions.
Aussi, récemment j’ai observé que la fulgurance avec laquelle la mémoire influence notre façon de produire est relativement comparable à la violence qu’on observe dans la créolisation initiée lors de la colonisation
Lors de ma soutenance de master, afin d’éclaircir le choix de ce termes auprès de certains membres du jury, mon directeur de recherche a donné un exemple qui me semble pertinent de citer afin de différencier créolisation et métissage. En effet, il rappelait qu’il y avait certes eu un métissage au sein des colonies, mais qu’au delà d’une simple rencontre entre deux individus d’ethnies, et de culture distinctes, il s’agissait d’un métissage issu pour beaucoup de viols !
Dans nos pratiques, la façon dont notre inconscient vient marquer de façon percutante notre façon de faire est significative. Je ne sais pas si vous observez cela chez vous également, mais c’est pour moi un des symptômes qui justifie l’acception de cette notion particulière. Pauline, observes-tu dans tes recherches auprès des artistes antillais émergents une préoccupation pour cette façon dont la mémoire du, d’un passé intervient et influence de façon brutale ou pas la production ?
P : Oui, complètement. Je pense que ce sont des préoccupations qui existent depuis très longtemps chez les artistes. En travaillant avec les artistes émergents, j’ai pu observer que ça revenait beaucoup, et assez violemment. Étonnement comme quelque chose de nouveau, alors que l’on voit chez des artistes plus âgés ou qui ont déjà bien exposé partout que c’est quelque chose qui existait déjà comme préoccupation. La question, c’est pourquoi cette préoccupation à l’air toute récente ? À mon avis, c’est parce que chaque génération prend le temps de découvrir son histoire — parce qu’il y a une forme de secret, parfois de tabou, de récits déshumanisés et quand on prend vraiment conscience de ce qui s’est passé, de l’Histoire, il y a une reviviscence et tout cela arrive directement dans la pratique. Je le vois chez des artistes comme Jérémie Priam, Gwladys Gambie, Arthur Francietta, il y a cette préoccupation-là pour le passé, la mémoire, et notamment la mémoire vive et délicate de la blès de l’esclavage. Chez les jeunes, ça se manifeste assez fortement dans les pratiques.
M : Je trouve qu’il y a aussi une forme d’incompréhension chez les jeunes artistes, beaucoup d’incompréhension face à la blès justement et ça se manifeste très violemment, particulièrement en Martinique. C’est très fort, d’un coup cette espèce de colère qui monte tout à coup sans avoir vraiment d’éléments sur lesquels s’appuyer pour accueillir, en fait, cette information.
En Guadeloupe, c’est quelque chose dont on parle énormément à l’école. Notre génération à une vision peut-être un peu plus globale de l’Histoire et de l’Histoire douloureuse des territoires de la Caraïbe. En Martinique, parfois, on a l’impression qu’il manque cet élément de transmission de l’Histoire et cela ajoute une douleur, aussi. Dans leur travail, parfois, ça se ressent.
D’un coup, on a l’impression qu’on ne leur a pas donné un élément et qu’ils ont dû le découvrir tout seul, ça rajoute une colère par rapport aux artistes de générations précédentes. Ça crée une rupture et il n’y a pas de continuité dans la révolte, c’est pour ça qu’à mon avis, on a cette impression de préoccupation nouvelle qui surgit.
Étonnement comme quelque chose de nouveau, alors que l’on voit chez des artistes plus âgés ou qui ont déjà bien exposé partout que c’est quelque chose qui existait déjà comme préoccupation. La question, c’est pourquoi cette préoccupation à l’air toute récente ?
S : Je me suis posé la question de la tendance. Comme si, à une époque, c’était très tendance de parler de créolisation, puis de créolité dans les pratiques et ensuite plus grand chose sur ces questions-là.
Aujourd’hui, la tendance que j’observe dans les réflexions, c’est plutôt celle du colonial, postcolonial et de la déconstruction. Je me demande donc s’il n’y a pas une étape qu’on aurait sautée ?
En échangeant avec les jeunes de ma génération, le discours récurrent est celui de la déconstruction ; déconstruire nos discours, déconstruire notre façon de produire, déconstruire. Je me demande si on a suffisamment de clés pour comprendre nos territoires et la façon dont ils se sont construits, pour aujourd’hui commencer à déconstruire ces choses qui ne conviendraient pas ? Notre génération ne pourrait-elle pas mieux galvaniser cette violence manifeste dans son processus de création si elle comprenait mieux le monde (de l’art) dans lequel elle se positionne et évolue ?
Il faudrait comprendre et accepter la pluralité des influences de notre culture, sa construction processuelle afin de s’inscrire dans un meilleur rapport au monde global et produire de façon fertile.
M : Le problème, c’est le manque de clés et on en parle constamment. Nous enseignons dans le secondaire et on observe par exemple des élèves de lycée qui ne savent pas qui est Aimé Césaire…
P : Il y a quelque chose qui a échoué à un moment quand on regarde les mouvements littéraires qui ont suivi la négritude, la créolisation, la créolité, etc. je pense qu’il y a quelque chose qui n’a pas été assez largement diffusé.
M : Ce sont des questions que la population doit s’approprier. Même certaines personnes de notre génération n’ont pas ces connaissances-là, ils n’en n’ont que vaguement entendu parler.
Sur nos territoires, il devrait y avoir des enseignements spécialisés sur ces sujets pour sensibiliser depuis l’adolescence, voire l’enfance. Donner les clés pour comprendre avec des mots simples, car maintenant, quand on veut se renseigner sur toutes ces questions de créolisation(s), ça peut être un discours complexe et réservé, alors que ça devrait être bien plus accessible. Il me semble que ça commence à l’école pour que ça soit un savoir qui soit assimilé, et digeste surtout. Même quand on essaie d’en parler à travers les pratiques artistiques, quand le mot sort, ça ne résonne pas pour tout le monde. C’est un savoir qui n’est pas suffisamment digeste, il me semble. La créolisation est présente maintenant, donc il s’agit aussi de s’en rendre compte dans son quotidien.
P : Je reviens sur ce que Mathilde disait à propos des pratiques artistiques entre la Guadeloupe et la Martinique, il y a quelque chose de très violent dans les pratiques des jeunes artistes martiniquais qui est presque de l’ordre anthropologique, on sent que c’est de la recherche chez ces plasticiens-là ; une recherche identitaire.
En Guadeloupe, on a vraiment plus des univers qui sont créés, on a l’impression qu’il y a plus des choses qui émergent, même si ce n’est pas spécialement de manière positive, on ne crée pas de l’apaisement, ni de la douceur forcément, mais il y a de la création pure dans le sens où les univers émergent et les imaginaires se rencontrent dans la pratique. En Martinique les jeunes cherchent encore une identité.
S : C’est une de mes observations, cette question de la recherche identitaire qui se manifeste systématiquement dans les pratiques artistiques. Je me demande si à l’étape de l’école où l’on a la possibilité d’explorer plusieurs axes et faire le point sur sa recherche identitaire, celle-ci ne serait pas aboutie suffisamment tôt et, de ce fait, elle subsiste avec intensité dans les travaux des artistes après leur formation. L’éducation artistique dans la Caraïbe devrait s’orienter majoritairement vers la Caraïbe, ou plutôt avoir une orientation sur le monde en offrant aux étudiants une éducation artistique internationale.
Nous avons la chance de vivre sur une île, donc en théorie une ouverture au monde puisque nous sommes bordés de mer et d’océan, donc on devrait imaginer une invitation au voyage à l’extérieur. Mais au contraire, j’observe un positionnement fermé, un regard tourné sur nous-mêmes. Paradoxalement, cela explique cette recherche identitaire, car il est difficile de comprendre de quoi on est fait, nos influences ainsi que notre rapport au monde si l’on ne regarde que vers l’intérieur, c’est-à- dire notre nombril.
P : Le fait d’être de très petits territoires, avec cette grande frontière qu’est l’océan, c’est à la fois une ouverture et à la fois un repli, et ce repli vient naturellement, car c’est une forme de protection aussi. Nous sommes minuscules, nous avons une identité fragile qui peut se diluer facilement, c’est vrai que ça vient naturellement, cette question de protection. On veut produire des choses ici, on veut rayonner en gardant une “identité”, donc on manque parfois certaines ouvertures.
Le fait d’être de très petits territoires, avec cette grande frontière qu’est l’océan, c’est à la fois une ouverture et à la fois un repli, et ce repli vient naturellement, car c’est une forme de protection aussi. Nous sommes minuscules, nous avons une identité fragile qui peut se diluer facilement, c’est vrai que ça vient naturellement, cette question de protection.
M : Malheureusement, je pense que parfois on se trompe un peu en voulant “protéger” la culture. On bloque la compréhension d’où ça vient, parce qu’on n’est pas arrivé là seulement en restant sur ce territoire-là. Toi qui travaille sur les influences, Pauline, tu vois bien qu’il y a des choses qui viennent d’un peu partout. Des fois, on s’enferme dans les influences possibles. Par exemple, à un moment, tout le monde s’est dirigé vers l’Afrique, uniquement l’Afrique, tout venait de là… D’un coup, les artistes et intellectuels qui sont partis là-bas se heurtent à la réalité. Les Antillais ne sont pas un peuple Africain qui habite sur une île lointaine, ce n’est plus un peuple Africain. Et c’est un choc aussi dans la construction à la fois de l’Histoire de l’art et de la littérature antillaise, de se rendre compte qu’aujourd’hui, cette histoire de l’art et cette littérature ne sont pas celles d’un peuple africain qui a été déplacé, c’est un peuple issu de la créolisation.
P : C’est le double déracinement.
M : Quand on pense avoir trouvé d’où vient le malaise, d’où viennent toutes les sources d’inspirations et on se rend compte que ce n’est pas exact, il y a de nouveau un repli. Nous avons une identité bien à nous, il faut qu’on fasse peuple.
Par rapport à l’Histoire – et ça peut se comprendre – les institutions artistiques et les artistes en général préfèrent collaborer avec les États-Unis, par exemple, plutôt qu’avec l’Europe, donc c’est vrai que parfois ça bloque, car il y a encore un lien douloureux, parfois même de la condescendance venant des institutions européennes. C’est ce qui est difficile et peut bloquer parfois les liens et les relations avec l’extérieur.
Je pense que dans l’éducation, ce qu’il ne faudrait pas rater, c’est la nécessité de bien informer. Par exemple, quand on arrive en école d’art ici, les étudiants sont très au courant des artistes martiniquais, ils sont baignés dans des pratiques martiniquaises, pas juste caribéenne.
Je pense que c’est très important d’étudier aussi le patrimoine de l’île, qu’il soit matériel ou immatériel, quand on veut créer en arts plastiques. Aujourd’hui, dans la Caraïbe, ce patrimoine est important, car il raconte une histoire. C’est très important d’avoir ce regard-là sur où on est, où on crée, qu’est-ce qu’on crée, qu’est-ce qui a du sens pour nous et pour les autres, quand ils le reçoivent.
S : Quand on revient à la créolisation et cette friction entre universel et singulier, j’ai l’impression que les artistes de notre génération ont du mal à comprendre qu’on vit sur un territoire dont la culture est construite à partir de diverses influences. Souvent, dans les expositions que je visite ici, les artistes font référence au continent africain pour parler de leurs productions – il y a comme un effacement ou un choix, carrément – avec un refus de comprendre le fait que nous ayons une culture “créolisée”.
L’influence majoritaire est choisie dans le processus. Est-ce que vous avez cette observation également ?
P : Je vois tout à fait ce que tu veux dire. J’étudie beaucoup les appels à candidatures, résidences et projets qui concernent et peuvent intéresser les artistes martiniquais et guadeloupéens. On s’aperçoit que c’est très souvent destiné à ce qu’on appelle “la diaspora africaine”. C’est un sujet assez difficile à palper : qu’est-ce que c’est que la diaspora africaine dans les arts ? Est-ce simplement le fait d’être afro-descendant, être noir, vivre sur des territoires qui ont un lien plus ou moins établis avec l’Afrique ? Je trouve qu’il y a des zones de flou qui, quoiqu’il arrive, montrent qu’on se trompe peut-être encore une fois d’approche. Parce que ça serait plus évident et plus clair pour tout le monde si c’était réellement aussi tranché que ça. C’est assez délicat pour nous, par exemple, en tant qu’artistes blanches, nées en Guadeloupe et vivant en Martinique. C’est assez compliqué de positionner tout le monde sur ces critères-là et j’ai l’impression que les institutions manquent de recul et de finesse sur la catégorisation des artistes.
C’est beaucoup plus complexe et nuancé. Ici, comprendre la créolisation est également important pour tout le monde.
C’est assez délicat pour nous, par exemple, en tant qu’artistes blanches, nées en Guadeloupe et vivant en Martinique. C’est assez compliqué de positionner tout le monde sur ces critères-là et j’ai l’impression que les institutions manquent de recul et de finesse sur la catégorisation des artistes.
M : Quand Stedy parle de la conscientisation de l’artiste au sujet de la créolisation, il souligne effectivement les choix qui se font et parfois, un refus, car il y a encore justement la blessure qui est là. Il y a des réminiscences de ça tout le temps et on voit des artistes qui, dans le refus des influences bien présentes dans notre culture, vont chercher des influences encore plus lointaines. Celles-ci vont être acceptées plus facilement parce qu’elles sont étrangères et ne sont pas reliées à la douleur. Il n’y a pas de facteur de domination, donc ce sont des influences qui vont intégrer la production plus facilement.
Je pense à Gwladys Gambie qui a des influences japonisantes dans son travail de dessin, d’illustration. C’est un fait qui est complètement assumé chez elle, elle l’affirme. Ce sont des influences qui sont moins difficiles à accepter parce qu’elles font référence au voyage, à la mondialisation, du coup ce sont des influences esthétiques qui n’ont rien à voir avec une histoire difficile qui lui aurait été imposée. Les influences européennes ont été forcées. Jérémie Priam qui travaille beaucoup sur la religion, le catholicisme particulièrement, en fait une grande dénonciation dans son travail parce que, pour lui, ça représente quelque chose qui a été imposé. Ces artistes-là qui s’engagent sur ces questions, peuvent être dans le rejet— donc ils ne veulent pas voir les influences et se tournent vers l’Afrique, d’autres sujets avec lesquels ils vont tenter de développer un intérêt ou quelque chose de positif. Quelques fois, il peut être question des cultures pré-colombiennes, pour certains comme Arthur.
Ceci dit, même dans une forme de rejet, ces artistes ne se voilent pas la face, car ils le disent, ils verbalisent leur rejet, donc c’est une étape.
S : J’ai néanmoins l’impression que l’étape du refus est un peu prématurée dans certains cas, car il n’y a pas de volonté de compréhension en amont de la déconstruction.
P : Oui, parce que c’est un refus à chaud, de la colère.
S: Cette colère dont on parlait précédemment qui fait la particularité des productions actuelles en Martinique. Au-delà des artistes, il peut être intéressant d’aborder également l’approche d’acteurs institutionnels tels que les chargés de lieux d’expositions, les critiques et commissaires. Je questionne la nécessité de prise en compte des caractéristiques propres à la création caribéenne pour produire un discours juste à ce sujet. Où se trouve la limite entre contextualisation et infantilisation ?
Souvent, j’observe soit un regard de dominant sur une culture ou pratique artistique peu comprise, ou sinon, pour échapper à ce positionnement, les discours demeurent dans la description sommaire, d’œuvre d’art ou d’exposition, par exemple. J’ai donc l’impression que cela handicape la critique, le commissariat d’exposition, etc., dans la production d’un discours sur une pratique artistique caribéenne. Si on devait réfléchir à des pistes pour améliorer cela, quelles seraient-elles ?
P : Je comprends ce que tu veux dire par le fait que cela puisse être délicat d’écrire sur des pratiques en ayant un positionnement, car on marche toujours sur des œufs avec ces sujets-là, en tant que critique ou chercheur. D’ailleurs, très récemment, on a une collègue qui a fait une conférence sur un artiste noir et les gens l’interrogeaient et la mettaient en garde sur ce qu’elle ferait, et comment elle le ferait, en l’invitant à prendre garde à ne pas froisser sur tels ou tels sujets. Quand on écrit, c’est pareil, on se demande qu’est-ce qu’on peut vraiment écrire, comment ça sera reçu et perçu. Je pense qu’à un moment il faut que tout le monde soit clair avec son Histoire, son identité et sa position pour qu’on puisse tous avoir une réception apaisée.
S : On revient à cette question de recherche identitaire. Tant qu’elle ne sera pas réglée…
M: Il y a quelque chose d’ambigu au niveau de la critique d’art, si on attend d’abord que l’identité se construise, on n’écrit pas. La conscience de l’identité se construit également par rapport à ce que les critiques en disent. Stedy parlait de la différence entre le métissage et la créolisation, et on a souligné cette violence qu’il peut y avoir dans la créolisation ; si les critiques et chercheurs restent dans la description, c’est parce qu’ils ont peur d’écrire sur la violence et ce que ça représente, car c’est encore tabou. On parle très peu de la violence ressentie aujourd’hui par les artistes et par la population en général, ça se manifeste donc par des mouvements sociaux par exemple, c’est l’expression d’une colère et d’une douleur. Je crois que dans l’art, le problème, c’est que les gens qui écrivent sur l’art n’osent pas parler de la violence, c’est d’ailleurs quelque chose qu’on rencontre dans notre pratique.
P : C’est vrai que ce n’est pas facile. L’art est une forme de langage et l’art permet d’exprimer des choses qui ne peuvent pas être dites oralement, verbalement. Poser un discours sur quelque chose qui initialement est fait pour se substituer au discours est une tâche complexe, en particulier quand les pratiques artistiques font ressortir des choses violentes. Si cette pratique pouvait être mise en discours aisément, elle aurait peut-être moins d’intérêt ?
M: La façon dont l’art se substitue à un discours qu’on ne peut pas dire ni à l’écrit ni à l’oral est un sujet au cœur de notre pratique, et dont on parle souvent.
C’est un fait très présent dans les pratiques caribéennes. Quand on parle de la blès, c’est une notion qui a été théorisé, il y a un moment où tout ce qui est verbe et langage s’arrête parce qu’on ne peut pas dire et expliquer cette violence avec des mots, et sa réception pourrait être traumatisante pour les autres. L’art vient se substituer, mais comment parler de cet art-là en sortant de la description ? Les pistes de réflexions vont se trouver dans la capacité à poser des mots suffisamment respectueux et délicats sur une pratique qui crie.
Ce qui bloque ces autres acteurs, c’est non seulement la peur de blesser et d’être mal perçu, mais également celle de détourner parfois le discours de l’artiste, c’est donc frustrant à la fois pour l’artiste et le critique.
M : Dans la critique d’art, il y a des choses qui sont taboues et qui ont du mal à s’exprimer. D’ailleurs, dans les institutions artistiques qui exposent et diffusent l’art dans la Caraïbe, il y a aussi des tabous ; qui endosse la responsabilité de sélectionner les artistes, qui diffuse quoi, quelle place occupe telle ou telle institution, quel est son positionnement à l’international et au niveau national ? Il y a encore des choses délicates à aborder qui font parfois revivre des schémas compliqués sur le territoire en Martinique.
S : Ça nous ramène à la particularité de notre territoire, si on doit y objectiver un monde de l’art, faut-il le penser comme issu d’une diaspora ou issu d’une créolisation. Doit-on imaginer une nouvelle organisation des institutions, de sorte qu’elle soit pensée pour notre démographie, géographie et sociologie, ou doit-on continuer à calquer un modèle national/international sans remettre en question sa performativité dans notre territoire ?
M : Il y a de petites choses qui se mettent en place pour essayer de faire émerger de nouvelles structures, mais la question des moyens se pose. Qui a les moyens sur l’île ? C’est là que ça devient difficile. Qui a les moyens de faire une institution qui a du poids, qui fait une communication convenable ? C’est ceux qui ont les moyens qui décident de créer soit en calquant l’existant ou en créant un schéma nouveau. Quand on a les moyens, on a le choix, c’est ce qui crée cette difficulté.
P : Qui a les moyens de collectionner, aussi ? D’acquérir des œuvres, de les garder, de les conserver ?
M : Même avec beaucoup d’initiatives, car il y a des choses qui se créent. En piochant des idées à droite, à gauche, il y a finalement des petites structures plus adaptées au monde de l’art ici qui se créent, je pense à La Station Culturelle, L’atelier 49, etc. Il y a eu, à un moment, des idées de créer une structure telle qu’un musée… Mais ça peine à se mettre en place, ce sont des choses qui sont récupérées à chaque mandature, et rarement adaptées aux spécificités de la Martinique.
S : Certains observent les spécificités et ne les traitent pas en fonction de leurs projets.
P : Oui, parce qu’il y a aussi le désir de “se mettre à la hauteur de”. “Parce que nous aussi, on compte”, “parce que nous aussi, on a du talent”, “nous aussi, on a une pratique qui vaut le coup d’être vue”, “nous aussi, on est capable”… Alors que ce n’est pas possible, non pas au niveau du talent, mais parce qu’on n’a pas du tout la même culture qu’ailleurs où ça fonctionne ainsi.
M : Paris, c’est une très grande ville, avec d’autres moyens, d’autres publics, conditions climatiques, etc. Quand on voit la conservation des œuvres ici, c’est un autre problème que quand on est dans une structure à Paris. Toutes ces questions se posent, et on n’arrive pas à mettre en place des choses adaptées, car il faut d’abord cibler ces spécificités, les mettre sur la table et déterminer ce qu’on en fait. C’est un travail qui, je pense, n’a pas encore été formalisé.
P : Après ça se fait à petite échelle et à tous les niveaux. Je pense à Chris Cyrille qui s’est créé le rôle du “conteur d’exposition” et j’ai trouvé ça assez incroyable parce que c’est une nouvelle façon d’être curateur, critique d’art, commissaire d’exposition. Je pense qu’il y a plein de choses à réinventer, ici, au niveau des institutions et des pratiques mêmes.
S : En effet, plein de choses à inventer. Penser la créolisation, les créolisations, aujourd’hui dans le monde des arts, pour vous, ça serait quoi ?
P : Pour moi, c’est le rassemblement de fragments, l’impermanence des choses, le renouveau perpétuel, et peut-être la trace plus que la conservation ?
M : La créolisation, aujourd’hui, c’est quelque chose qu’on expérimente assez souvent, car on fait constamment des rencontres. C’est aussi le fait de fonctionner ensemble, on est sur un petit territoire, je pense que les artistes, mais aussi les autres acteurs du monde de l’art doivent fonctionner ensemble. Être capable d’avoir un regard bienveillant sur la pratique de l’autre et même quand la réception est douloureuse, être capable de l’accueillir, aujourd’hui, ça pourrait se résumer comme ça. D’ailleurs, on travaille sur des projets collaboratifs avec un collectif qui s’agrandit. La nouvelle scène artistique commence à accepter de travailler ensemble, c’est très récent. C’est être ensemble, s’accepter et pouvoir communiquer ensemble sur des choses qui peuvent être dites grâce à l’art.
Stedy, tu viens de la Martinique, tu fais régulièrement des échanges entre Rennes, où tu étudies, et ici. On a parlé de la créolisation et de la violence que ça peut représenter, mais il faut souligner aussi ces échanges apaisés que l’on crée à travers des projets comme des résidences en échanges, des conversations, etc., qui participent à un processus de créolisation en continu.
S : Je rajouterais à cela trois mots : échange, dialogue et enrichissement.