Ceci est une longue interview d’Alin Légarès, homme de théâtre, éducateur-animateur au SERMAC, et un des derniers conteurs de Martinique. Nous nous sommes rendus chez lui dans sa maison-atelier au quartier de Morne Calebasse à Fort-de-France pour ce qui devait être une prise de contact. Alin est une personne élusive. Pourtant, cette rencontre donnera cours à un échange de plusieurs heures. Alin y raconte sa vie, riche et tumultueuse, mais aussi ce qui pour lui faisait la tradition de la veillée et du conte en Martinique. Il commence en disant : “Je déteste les autobiographies”.
I. Le pacte de non-ingérence
Je suis né à Bagatelle au Gros-Morne. Bagatelle, c’est lorsque tu vas à la Mairie du Gros-Morne et puis tu descends. Je suis né là où le bourg se terminait louloude. C’est là que le bourg commençait pour les gens de la campagne. En face, il y avait cette route qui descendait vers l’habitation Thibaut qui faisait le rhum Couville.
Mon papa était tailleur. Et ce qui nous séparait de ce chemin, c’était une lisière de glycérias avec des cocos macaques. Ce sont mes images, je me rappelle, c’est ce qui m’a permis de continuer à fonctionner. En face, il y a une maison en tuile avec une véranda, c’est la maison des Cassis de Mainvalle. Mon père était tailleur et 99% des gens travaillaient pour les Usines. Soit tu étais planteur de cannes ou coupeur de cannes, tout ce qui était lié à l’habitation. Tout le monde travaillait pour les békés. Sauf mon père, au contraire, ce sont les békés qui lui demandaient du travail. Mon père était spécial, et il avait la langue bien fourchue. Mon père avait réglé un pacte de non ingérence avec les hommes d’église, tout en ayant des amis parmi eux. Je ne me mêle pas de tes affaires, tu ne te mêles pas des miennes !
Je suis né au milieu, dans une famille de neuf. Ça a commencé avec deux soeurs, puis deux frères, moi, encore deux frères, puis deux soeurs. Oui, deux soeurs au début et deux soeurs à la fin et tout cela tous les deux ans !
Ça, c’est des observations qui amusent un conteur, ça n’a aucune réalité scientifique, mystique ou rien du tout. Mais il n’y a pas de hasard quand même !
II. L’oralité
Ne voilà t-il pas que vers l’âge de sept ans, l’après-midi on me faisait passer dans certaines classes pour réciter certaines choses parce que je te donne tous les trucs, on me donnait le Corbeau et le Renard, moi je prends un pied dans Le Corbeau et le Renard. Comme j’aimais faire ça, la maîtresse faisait de moi un showman. Je suis tombé là-dedans… Ce n’est pas les contes que j’ai pris, c’est l’oralité que j’ai pris. Tout ce qui passait comme oralité. En plus, je lisais tout, on avait une grande culture de lecture dans la famille. J’avais un double boulot, je racontais les bandes dessinées à ceux qui ne savaient pas lire et écrire, même les films de cinéma. Il y avait la salle paroissiale au Gros-Morne, mais il y avait mon oncle, le demi-frère de ma maman, c’est lui qui tenait la porte, alors moi j’étais au cinéma depuis le matin, alors moi je raconte les films de cinéma à ceux qui n’ont pas été et ils me disent : “mais alors tu racontes le film, Alin rakonté nou fim-lan avec tout, une heure de temps, ton travail, c’est de raconter le film !”
III. Gwo Viktò
En ce qui concerne le conte, c’est moi qui faisais les courses pour tous les vieux nègres. J’étais attiré par les chants, traditions et surtout le conte. C’est quand il y a eu un mort que j’ai entendu un conte. On ne chantait pas de contes s’il n’y avait pas de morts. J’avais environ huit ans, dans le quartier, il y avait un homme qui s’appelait Gros Victor, sé moun ki té toujou boulé, ka bwè ronm li, tu as toujours dans un commune, un gars boulé, un barfly, ki ka jouré manman, on t’interdit de dire bonjour à Gros Victor : i ka bwè ronm, i ka jouré, i ka jwé danmyé, sé an viè nèg, sé an boug sal, SÉ AN BOUG SAL ! Et ne voilà-t-il pas, quelqu’un meurt dans le quartier et je vois toutes les grandes personnes dire : aye chèché Gwo Viktò, éti Gwo Viktò ! Donc on va chercher Gros Victor et j’entends : “Monsieur Gros Victor”. Ce jour-là, c’est la première fois que je l’entendais. Sa té premyé jamboree mwen, man pran sa an live and direct ha ouè, je ne sais pas qu’est-ce qu’il a dit, jusqu’à aujourd’hui je ne me rappelle pas, mais je sais qu’après ça, je n’avais qu’une seule envie, c’est qu’il y ait un mort dans le quartier pour entendre Gros Victor. C’est macabre, c’est extraordinairement macabre, mais il y a quelque chose de MA-GIQUE, j’aurais même tué quelqu’un pour qu’il y ait une veillée !
IV. La Volga
Ce truc qui était en moi a été ravivé et a fructifié à Volga Plage. Volga Plage est devenu un endroit où toute la population rurale martiniquaise est descendue pour des raisons d’exode. Dé moun Sentmawi, dé moun Sentespri, moun Sentan, moun Trinité, sans compter les foyalais qui étaient dans des quartiers assez populaires qu’on appelle des bidonvilles. Là dedans, c’est là que j’ai rencontré Martin Vallée, sé li ki té kontè ! Martin Vallée est un des plus grands que j’ai rencontré en Martinique et Dieu seul sait que j’ai rencontré des grands et pour moi, c’est le plus grand. Il était performant partout. Il était imitateur de voix, té ka fè Johnny Hallyday, c’était un musicien qui jouait de la guitare et de la batterie, c’était l’un des plus grands conteurs que j’ai rencontré et quand j’ai fait une enquête sur lui, c’était l’un des plus grands majors de danmyé qui existait dans le coin. Il m’a appris tellement de choses.
V. Le secret
J’étais au Sermac comme édikatè-animatè, mais personne ne me connaissait comme Kontè. C’était mon truc à moi. Mes frères ne le savaient pas. J’ai cinq frères, y’a pas un frère qui m’a déjà vu dans une veillée mortuaire ; mon père est mort, il ne m’a jamais vu dans une veillée mortuaire. Et ils le savaient ! Je débutais à Fort-de-France ici, mais quand je savais qu’il y avait conte, je montais avec des vié nèg dans des endroits que bondjé pa menm konnèt, parce que si on savait que tu étais là-dedans, j’étais déjà né au Gros-Morne, man té za nwè kon yè o swè, man té ja pousé an légliz pou an kaka chien, j’avais assez de trucs que je traînais derrière moi pour qu’on dise que sé vié nèg man vié nèg… mais j’ai pas pu éviter ça quand même ! Non Non Non !
VI. Le chant
On ne dit pas conteur de conte, on dit : “ou sé an chantè kont”, on dit : “man vlé tan mizik ou”, je veux écouter ta musique. Je n’ai jamais entendu un ancien parler de conteur de conte, ou ka chanté, c’est un Chant. Un conteur qui ne sait pas chanter, ce n’est pas un conteur.
VII. La tradition
Qu’est-ce que la tradition ? Quand je vois tradition, je vois transmission et quand je vois transmission, je vois évolution et je vois révolution. S’il y a tradition, ce n’est pas un folklore, c’est quelque chose qui évolue, ce n’est pas quelque chose qui est statique. C’est comme si tu as une maison, tu fais une fondation et lorsque tu fais la fondation, tu fais le rez-de-chaussée. Sé pétèt papaw ki fè rez-de-chaussée -a. Tu grandis tu te dis : “Bon Alin, il y a de la place pour un appartement là-haut. Tu construis, si tu connais bien la fondation”. Tradition veut dire évolution, s’il n’y a pas évolution, c’est folklore. Nous sommes dans le folklore en Martinique en tout et pour tout, surtout lorsque les militants politiques malvenus, que personne n’aurait voté pour eux dans la vie, ont pris le bèlè comme si ça leur appartient et puis ça ne va nulle part. Les mêmes mélodies, les mêmes chorégraphies. Quelle est la différence entre le Ballet Pomme Cannelle et Tanbou Bò Kannal ?
VIII. La veillée
Le conteur est un MC, un maître de cérémonie. Une veillée mortuaire, c’est la fête de la vie à l’occasion de la mort. La mort est le texte. Nous sommes le prétexte. Lors d’une veillée mortuaire, il y a toute une série de choses qui se mettent en place. La première chose qui se met en place, c’est qu’il y a quelqu’un qui est mort. Et dès qu’il est mort il faut annoncer sa mort à la communauté. Et pour annoncer la mort, il y a quelqu’un qui sonne la conque de lambi. Il y a quelqu’un avec cette fonction dans le quartier, car nous sommes dans une société fonctionnelle, chacun à sa fonction. Dès qu’il y a mort, c’est le moment du pardon et de la réconciliation. Il y a trois catégories de personnes qui peuvent mourir. Il y a l’homme l’adulte, il y a la femme, il y a l’enfant, celui qui souffle doit avertir quelle catégorie qui est mort. On ne chante pas de contes pour les enfants, il n’a pas de background, il n’y aura pas de Krik Krak, parce qu’il n’a pas encore de vie, il lui manque une demi-journée pour venir au monde. Donc le son de la corne de lambi va être relayé, pour qu’il traverse toutes les coulées, ce son peut sortir du Gros-Morne pour arriver jusqu’à Trinité.
Ensuite, il y a le lieu où on va exposer le mort. On ne faisait pas ça à la Joyau, on faisait ça chez les gens. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui fasse baigner un mort. Ce n’est pas n’importe qui, nous sommes dans une société mystico-religieuse. Nous ne sommes pas dans une société d’innocents. J’ai connu des gens dont c’était la fonction ! L’eau avec laquelle on a lavé le mort, on ne fait pas n’importe quoi avec, nous ne sommes pas dans un monde de bisounours, nous sommes dans une société mys-ti-co-religieuse. Jamais laisser un mort sans un membre de la famille près de lui. Parce que les morts ne sont pas morts. Je viens de te dire que nous sommes dans une société mystico-religieuse, tout ce qui concerne les morts… on a besoin de son bouton, on a besoin de son sang. Parce qu’il n’est pas encore mort. Le mort n’est pas encore mort ! Alors il y a des gens qui ont besoin de faire des trucs pour s’accaparer de son âme de son esprit… On ne laisse pas un homme tout seul !
Il y a un espace important, c’est la cuisine. C’est l’espace qui toute la nuit va ravitailler les gens qui vont visiter le mort. Tout est codé ! C’est la fête de la vie à l’occasion de la mort ! Il y a un espace qui est complètement chrétien, c’est l’espace où on chante les cantiques de mort, la personne qui dirige cette petite chorale, c’est ce qu’on appelle un meneur de cahier, an mènè kayé. Les mènè kayé, c’est des gens qui allaient à l’Eglise et parce que les chants des prêtres se faisaient en latin, ils notaient tout dans un petit cahier, ils écrivaient ça en onomatopées et puis, le soir, ils chantaient tout ça de manière merveilleuse, avec une voix bien meilleure que celle du prêtre, tout ça c’est merveilleux.
Il y a un quatrième espace. L’espace des jeux de mots et des titines qui se faisaient toujours à l’extérieur de la maison, mais près de la maison. On peut appeler ça le coin des intellos. J’ai fait un travail, j’en ai deux mille huit cent.
Plus loin de la maison, parce que plus bruyant, tu as l’espace du conte. Ça te fait cinq espaces pour une veillée mortuaire en Martinique.
IX. Le conteur
Le conteur s’il a mangé avant la veillée, il n’ira pas chanter de contes, parce qu’il faut qu’il soit à jeun. S’il n’est pas à jeun, il n’y va pas. Les maître conteurs, ils ont des bêtiseurs, les bêtiseurs, c’est ceux qui travaillent avec les rimes (il commence) :
Dans le temps critique
Je suis dans les boutiques
J’ai vu les moustiques
Descendre dans les boutiques
Afin qu’ils achètent de la caustique
Afin qu’ils mastiquent
La loi patriotique
Qui est devenu en Martinique
De plus en plus critique
(il s’arrête) Tu es avec un bêtiseur ! (il recommence très rapidement) :
Man desann lanmanten
Man té pwan an fèy diten
Ba an fanm piten
Ki té gwo bouden
Sé lè man tan misyé Adrien
Ki té monté adan fwiyapen
I tombé adan tou caca yeyen
Sa pa ayen
pou an nonm ki pa fout ni ayen
Man monté Wobè
Tan di misyé Hibè
Fouté wèltan an sèl kout motè
Yo pwan an élicoptè
Ki ni 97000 motè
Douvan doktè
A tè langletè
Yo té telman malfétè
Yo téré’y adan simitiè
I té sét è
An plen tranbleman di tè
Et tu peux continuer, c’est un bêtiseur ! Il est là pour ouvrir la ronde pour le conteur. Les maîtres conteurs que je connaissais, ils méprisaient les bêtiseurs mais ils avaient besoin d’eux, car ils ouvraient la ronde pour le conteur. Un maître conteur a son tcho de bêtiseurs, ils font des jeux, il y a énormément de jeux de veillée. Lorsque tu viens dans une veillée, quand ça a commencé, tu ne sais pas qui est conteur. Il faut regarder ce qui se passe, il faut savoir si tu es venu pour prendre le pouvoir de la parole, si tu déclares la guerre ou si tu es venu simplement pour participer à la soirée. Tu as le droit de rentrer et de couper quelqu’un qui est train de chanter un conte.
C’est une cérémonie. Le conteur sait quand les gens ont soif, c’est avec une chanson qu’il va signaler aux gens de la cuisine qu’il faut apporter à boire au groupe des conteurs. Et ils ne faut pas rater ça ! Les conteurs ne sont pas malélevés, ils sont insolents. S’il s’en prennent à toi, tu ne vas pas rester dans la soirée parce que toute la nuit tu vas prendre. Ils sont dans la perversion, dans la transgression, ils deviennent même méchants.
Donc ils chantent :
Poté vini madam chodo
Wa poté vini madam chodo
Donc ils viennent avec le plateau, avec du chodo ou du café. Le chodo, c’est du thé de citronnelle avec une pincée de farine de froment pour t’aider à tenir. Donc chodo, café, et puis Tafia. Personne ne t’attend que tu boives ton truc. Tu bois tout de suite, sé ki-yak jété’y !
X. La mort du dernier conteur
Un conteur, il est grand, c’est qu’il s’est retrouvé tout seul, tout seul dans une veillée mortuaire, tout seul et qu’il a tenu jusqu’à cinq heures du matin jusqu’à main d’or, le chant du départ du mort qui ne veut pas partir. Lorsqu’il a assumé tout ça toute une nuit, il est capable de dire qu’il est un grand.
J’ai créé un spectacle. C’est la veillée mortuaire d’un conteur. Parce que la veillée traditionnelle martiniquaise, c’est fini. Il n’y aura donc personne pour chanter la mort du dernier conteur. Donc j’ai fait ma propre veillée.
XI. Si Dieu a créé le monde, le conteur a créé tout un univers.
Qu’est-ce qu’un conteur ? C’est quelqu’un qui crée un monde où tout est possible. Il s’en fout de la véracité. Alors si Dieu a créé le monde, le conteur a créé tout un univers. C’est lui qui crée l’espace et le temps, il n’est pas une imitation. Il ne faut pas qu’on reste avec les Ti Jean et les Compè Lapin. Ceux qui restent avec Ti Jean et Compè Lapin, ils sont égarés. Pardon, ils sont garés. Et quand tu es garé, c’est pire que quand tu es égaré, car quand tu es égaré, tu peux retrouver ta route. Lè ou garé, sé spirituellement ou garé.
Il conclut :
« Man pa ni ayen pou mwen di ! »