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Endors-toi

Chaque matin est un nouveau départ, un recommencement, une décision renouvelée de poursuivre ou d’arrêter, de fournir un autre effort ou de mettre un point final. On y est peu attentif, mais si l’on se laisse porter par la torpeur de la nuit qui s’achève, on perçoit ce moment infinitésimal durant lequel nous ne sommes que créatures. L’âme n’est pas encore revenue du chariot de Morphée, et elle repousse le moment de rejoindre notre corps ; notre identité relève du sensoriel. À cet instant précis, nous ne sommes ni fille ou fils de, ni sœur ou frère de, ni mère, ni père. Nous n’appartenons à aucun cercle amical ou professionnel. Notre vie toute entière est en repos, à cet infime moment, dans cette seconde où la seule chose qui nous relie au monde extérieur, c’est, tour à tour, le chant du pipiri à la fenêtre, la lumière qui traverse les rideaux, la fleur d’oranger dont fut aspergé l’oreiller. Mais notre âme retrouve le chemin de son habitacle, et nous assomme, nous somme de revenir au monde réel. Qui nous sommes, d’où nous venons, où nous ne voulons pas aller nous revient, comme nous reviennent en mémoire nos proches défunts d’hier et d’aujourd’hui. Les oiseaux chantent, mais Maxime ne les entend pas. Le carré de lumière ne suffit pas à disperser le voile dans ses yeux et, quant au parfum de l’huile essentielle, loin de l’apaiser, il l’irrite. Tant qu’il dort, il incarne l’être cher, mais au réveil, le leurre consenti la veille est insoutenable. Il recommencera ce soir, cependant : c’est sa routine. La maintenir, c’est un peu la garder en vie. Il faudra s’y faire, pourtant. C’est un nouveau matin. Tout le monde l’attend cet après-midi. Le ciel est clair, mais venteux ; c’est déjà ça pour l’accompagner dans son dernier voyage. 

Comme tous les autres matins, il effectue le même rituel. Il entre cueillir son premier sourire de la journée, vérifier si le réveil a eu gain de cause, et si la nuit fut réparatrice. Mais il a encore oublié ; on ne perd pas si facilement une habitude. Il n’y a personne dans la chambre, hormis cette fleur en plastique qui se dandine, et salue le jour dans sa jupe rouge tomate.

D’aussi loin qu’il se souvienne, Maxime a toujours été sportif, mais il ne pensait pas qu’un jour, le sport deviendrait son Prozac. Cela lui permet d’oublier un peu, ne serait-ce que quelques minutes, même si la douleur ne peut si aisément se taire. Le coupe-vent sera nécessaire pour affronter les huit kilomètres du parcours santé voisin, leur préféré à tous deux, comme ce jogging est nécessaire pour affronter le reste de la journée. 

Autant que faire se peut, toujours l’aborder de la bonne foulée, à défaut que ce soit du bon pied. D’ailleurs, ce dernier est un peu lourd aujourd’hui, à moins que ce ne soit le cœur. En tête, cette devise qui figure sur le t-shirt de son club : “When your legs get tired, run with your heart”. Pour le coup, aujourd’hui, il applique l’attitude inverse. Son cœur ne veut pas, mais ses jambes contiennent tellement de kilomètres et exigent tellement ces sorties quotidiennes qu’il ne peut pas ignorer ces habitudes. Il ne peut pas, et il ne veut pas. C’est en train de le sauver. Il se raccroche ainsi au jour qu’il voudrait immobile. Tant qu’il court, tout va bien ; il ne pense à rien. À rien d’autre, sinon à mettre un pied devant l’autre. Attaquer avec la pointe. Éventuellement, la zone medio. Surtout pas le talon : on se bousillerait les tendons. Lever le genou haut, griffer le sol, puiser dans les abdos. Les abdos aussi comptent dans la course, plus qu’on ne le croit. Ils sont au centre. Ils sont le centre, le chef-lieu de la poussée énergétique. Aussi puissant que cette boule d’énergie humaine qui ne se réveillera plus jamais. 

Au bout de dix kilomètres durant lesquelles il ne pense à rien, il faut rentrer, continuer le train-train, le simulacre du « tout-va-bien », du « ça va, je tiens le coup » alors qu’on se demande comment on tient encore debout. On tient pour l’entourage, pour ceux qui n’arrivent pas à contenir : on les protège de notre propre douleur à laquelle ils ne sauraient pas faire face. Et puis, il paraît que les premiers jours sont les plus faciles : il y a tellement à gérer qu’au final on en oublie d’être triste. On court d’une formalité à une autre sans avoir le temps de réaliser pourquoi on le fait. Oui, les premiers jours sont les plus faciles. Il ne veut pas entrevoir ce que seront les suivants, en ce cas. Mais on est aujourd’hui, alors il continue.  

La douche n’est pas une partie de plaisir. Les gouttes d’eau n’emportent avec elles aucune larme, aucun souvenir. S’il se douche, c’est machinalement. La crasse du jogging s’évacue, mais celle à l’âme s’installe. Il fixe le mitigeur sans le voir. Il essaie de réfléchir, mais réfléchir ne sert à rien. Cela ne s’anticipe pas. On n’est jamais préparé à cela. Il n’a rédigé aucun discours de convenance. Il ne veut pas entendre leurs condoléances automatisées. Si seulement ils pouvaient se taire à la fin de la cérémonie. Autant ne rien dire dans certaines circonstances. Tout mot serait superflu. Tout mot briserait cette couverture fantasque qui la maintient encore dans ce monde. Il se demande à quoi bon s’y rendre, à quoi bon matérialiser ce qui le meurtrit déjà. Mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. Alors il laisse couler l’eau, il observe chaque goutte, il espère empêcher le temps de s’écouler tout le temps que l’eau s’écoulera. Tant qu’il ne ferme pas le robinet, le moment d’après ne peut pas arriver. Il n’y a pas d’étapes suivantes. Sauf qu’il ne s’agit là que d’un leurre. L’heure avance quand même, et il est attendu. Tout le monde l’attend. Même elle. 

Face au miroir pour s’habiller, il se voit sans se voir. C’est un autre que lui qui met ce costume. Il n’est plus que conque vide. Son âme a été tellement battue qu’elle a déjà rejoint le cercueil qui sera mis sous terre sous peu. Cent fois, il a mis ce costume, mais pour se rendre au travail. Il lui semble encore plus noir et plus terne qu’à l’accoutumée. Ce qui est d’ordinaire une couleur pour se fondre dans la masse devient aujourd’hui une couleur de messe noire. Il jettera le costume dès son retour. 

Il ne met aucun soin à s’habiller : il noue la cravate à la va-vite, mais on lui a tellement bien appris étant enfant, que même s’il voulait rater le nœud, il ne le pourrait pas. Il arrache la veste à son cintre, l’enfile et l’ajuste pour garder un minimum de contrôle. Par angoisse ou par gêne véritable, il resserre le col de la chemise sur le chemin, comme pour étouffer le cri qu’il n’arrive pas à sortir. 

Il s’y rend à pied. Peut-être qu’arriver en retard rendra la chose moins douloureuse ; le parcours lui donnera peut-être le temps de s’habituer à l’idée. Les branches dégarnies des arbres se balancent sur sa route, le saluent, comme pour l’accompagner de leur réconfort silencieux. La cérémonie est simple, intimiste, et émouvante. Mais il est ailleurs. Il ne sent même pas les mains de compassion qui se posent sur son épaule à mesure qu’ils s’en vont. Il ne sent plus rien, ni les tapotements qui se veulent apaisants, ni le vent jouant avec ses cheveux, ni les épines de cette rose qu’il serre, serre entre ses mains, refusant de la jeter comme il est de coutume, refusant de marquer de ce sceau écarlate cette lettre d’adieu mortuaire.

Maxime n’attend pas d’être arrivé à la maison pour enlever le costume. Il commence en chemin, c’est fou comme ce col le gêne aujourd’hui. Comme trop étroit pour son cou, comme s’il gardait jalousement ce qu’il a au fond de la gorge, ce qu’il ne crie pas, ce qu’il ne crache pas. Si seulement cracher avait suffi.

Au retour, il enroule le tout, veste, chemise, cravate, pantalon et le place sans cérémonie dans la poubelle de la cuisine. Il enfile dare-dare sa tenue. Courir. Il a besoin de courir. C’est tout ce qu’il se sent en état de faire. S’il se débrouille bien, il peut même avoir mal à la fin ; courir jusqu’à en vomir. Déplacer la souffrance. 

Au bout de trois kilomètres et des poussières, une première larme, qu’il essuie d’un revers sec comme pour se mentir à lui-même : cette larme n’a jamais coulé. Ce qui l’a déclenchée revient à la charge, mais il est décidé à ne pas se laisser engloutir. Il accélère. Il augmente la cadence. Cent-cinquante pulsations par minute. Cent soixante-dix. Cent quatre-vingt-dix. D’abord la cadence, ensuite la vitesse. Douze. Quatorze. Seize kilomètres-heure. Puis, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus respirer. Jusqu’à sentir ses organes s’assécher et traverser ses côtes dorsales, un goût de mal des transports dans la bouche, preuve qu’il a atteint sa limite physique. Il ne s’arrête que lorsqu’il s’écroule, incapable de respirer. Il fait nuit quand il se décide à arrêter. Essoufflé. Fatigué. À bout. Presque soulagé de capituler. 

Il rentre, et comme il l’a fait ces sept dernières années, sa première pensée est pour la fleur, dans la chambre. Pas le réveil, mais celle qui ouvrait les yeux à son alarme. Sept ans à peine, et on la lui a arrachée. 

Il pousse doucement la porte de la chambre. Peut-être qu’elle est là, finalement, sa petite fille. Peut-être que rien n’a changé. Mais non. Il ne prend même pas la peine de se doucher. Il commence à peine à suer son deuil, alors il va s’y vautrer. Il s’allonge sur le lit de feue sa princesse, son amour, sa dragée, enterrée cet après-midi ; il serre son oreiller fétiche de soie rose, le temps que les photos de l’album, feuilleté au sol, réinventent un film de souvenirs à venir. Il s’endort ainsi, heureux de la retrouver pour quelques instants. Il laisse le trou dans son ventre s’étendre jusqu’à ce qu’il n’ait d’autre choix que de se recroqueviller, et s’endormir de détresse.