Seul le dur est arable…
Jean-Pierre Sainton, professeur des universités à l’Université des Antilles, peut-être le plus grand historien antillais contemporain, s’en est allé subitement dans la nuit du 21 au 22 Août 2023 à l’âge de 68 ans.
Je ne pensais pas avoir à écrire cela aujourd’hui, si tôt. Mais lui rendre hommage et illustrer ses contributions à nos sociétés est plus qu’urgent en ces temps incertains où il est difficile d’imaginer une vision pour les Antilles.. Retour sur les combats, les engagements et les innombrables apports culturels et intellectuels d’une conscience antillaise.
Un fils de la Guadeloupe
Jean-Pierre Sainton est né à Paris d’une mère martiniquaise et d’un père guadeloupéen. Après une enfance chez ses grands-parents maternels à Trinité à la Martinique, il tombe très vite dans le bain des luttes indépendantistes et anti-colonialistes qui surgissent aux Antilles dans les années 1960. Il est le fils de Pierre Sainton, le principal fondateur du Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe, le GONG, soit le premier groupe véritablement indépendantiste de l’île. Lors des émeutes de Mai 1967 en Guadeloupe, il est témoin de l’arrestation de son père par les forces de l’ordre ainsi que des massacres qui prennent place en Guadeloupe. Dès lors, il devient un militant de la cause guadeloupéenne. Il participe aux mouvements de grèves lycéens, puis à l’effervescence des milieux étudiants antillo-guyanais qui se retrouvent en Guadeloupe puis à Paris.
Guy Konkèt tambour ka, Jean-Pierre Sainton répondè, Dominique Aurélia appareil photo – Marie-Galante (D.A.)
Resituons le contexte : il n’existe pas à cette époque d’université aux Antilles et en Guyane. Depuis 1963, il y a un Centre d’enseignement supérieur scientifique en Martinique et un centre d’enseignement supérieur littéraire en Guadeloupe. La plupart des étudiants antillo-guyanais qui poursuivent des études se retrouvent sur les deux îles pour leurs deux premières années d’études avant de devoir continuer dans l’Hexagone. Les amitiés, les alliances, les idées circulent intensément. Les projets et actions militantes aussi. Jean Pierre Sainton est impliqué dans l’Association des Étudiants en Lettre des Antilles et de la Guyane (AGELAG). Il poursuit ses études à Paris VII où il est responsable de l’Association Générale des Étudiants de Guadeloupe (AGEG). Ces deux associations sont depuis la fin des années 1950, le cœur de l’anticolonialisme antillo-guyanais. Jean Pierre finit sa licence et sa maîtrise à Paris. Quel que soit l’endroit où il se trouve, il est impliqué d’une manière ou d’une autre dans la construction d’un mouvement indépendantiste guadeloupéen.
Le GONG se retrouve décimé après la répression de 1967, mais de nouvelles organisations apparaissent, ce qui mène à la création de l’UPLG en 1978. L’ambition est de créer un parti politique majoritaire (et des syndicats alliés) qui puisse négocier pied à pied avec l’Etat français, sur le modèle du Parti du Congrès indien. Et pour cela, il faut déjà savoir gouverner. Les étudiants de cette génération choisissent leurs études comme ils se répartissent leurs rôles : untel sera un grand scientifique, celui-ci sera architecte, je serai l’historien. Il faut pouvoir se dire qu’au moment T, quand l’Etat français partira – et pour eux c’est inéluctable, inévitable – le parti pourra remplir les mêmes fonctions, au même niveau d’excellence. Il faut par exemple une diplomatie préétablie : Jean-Pierre, qui a étudié le “Tiers-Monde” à Paris VII et connu les milieux révolutionnaires internationaux, est responsable du secrétariat aux affaires internationales de l’UPLG.
La Guadeloupe connaît sa période la plus intense en termes de luttes indépendantistes dans les années 1980. Durant cette période, Jean-Pierre Sainton n’est pas seulement un enseignant et un diplomate. Il met sa vie en jeu.L’UPLG, qui négocie dans le secret avec l’État, est menacée dans son rôle majoritaire par de nouveaux mouvements, souvent plus jeunes. Une compétition s’enclenche qui mène aux Nuits Bleues. Le 24 juillet 1984, à Pointe-à-Pitre, quatre membres de l’UPLG décèdent dans l’explosion de bombes destinées à un attentat. Que s’est-il passé ce soir-là ? Comment l’expliquer ? Nous venons de perdre un des derniers témoins.
De son vivant, Jean Pierre Sainton ne m’aura pas autorisé à en dire ou écrire plus : “je garde ça pour mes mémoires”. De son aveu, dès 1986, il remarque un “affaissement du militantisme”. Le mouvement indépendantiste guadeloupéen en tant que force politique s’effondre quelques années après, non sans amertumes et rancoeurs.
Mais à ce moment, Jean-Pierre Sainton se fait aussi historien et journaliste d’investigation. La lutte passe dans un autre champ.
Acteurs de notre histoire
Il est principalement connu pour son travail d’investigation, le livre Mé 67 co-écrit avec Raymond Gama et publié en 1985. Ce livre raconte les émeutes de Mai 1967 en Guadeloupe où les forces de l’ordre ont tiré sur la population et tués a minima plusieurs dizaines de personnes. Le travail, bien que partisan, selon les mots de Sainton lui-même, est un monument d’histoire orale. L’essentiel des archives papiers étaient inaccessibles (détruites, sous-scellé, classées secrets) et cela sur consignes du gouvernement français pendant plusieurs décennies. Il faudra attendre 2016 pour que le gouvernement français ouvre une commission d’enquête officielle sous la direction de Benjamin Stora, à laquelle Jean-Pierre Sainton participe. Dans le rapport de cette commission d’enquête on trouve cette conclusion qui interroge : “dès le départ [les archives ont] été constituées en omettant de rapporter ce qui s’était effectivement passé ».
Travaillant sous les contraintes découlant de l’effacement ou l’absence des preuves papier, Sainton produit un ouvrage d’avant-garde. Le papier, l’écrit, c’est l’histoire officielle, le point de vue de l’État, des décideurs, de ceux qui donnent des ordres ou des intellectuels de la vieille école. Sainton privilégie la parole, la mémoire orale des survivants, de leurs familles pour reconstituer un événement historique et mettre à jour l’ampleur du drame. Ce qui se passe là est la constitution d’une première histoire populaire, d’une histoire des mouvements sociaux aux Antilles forgée non pas par quelques héros ou figures mythiques, mais par des gens comme vous et moi.
Il y a, je pense, dans l’écriture de cet ouvrage, une autre trouvaille intellectuelle et politique: de par sa forme même, la manière dont il construit l’histoire depuis le terrain, le travail “fait société”. Pas seulement dans le but politique de retranscrire un drame qui peut servir à la constitution d’une mémoire nationale, qui peut servir d’outil de mobilisation des populations, mais parce que cette histoire rassemble des morceaux épars, colle des mémoires fragmentées. Ce n’est pas un hasard quand, suite à l’énorme déception que constitue la commission d’enquête, Jean-Pierre Sainton dirige la mise en ligne de 67 témoignages, Mémoires de 1967 en Guadeloupe. Loin des abstractions, des chiffres et des noms alignés dans un rapport ou un article, c’est l’ampleur de toutes ces vies humaines impactées qui se déploie, ce sont ces voix qui continuent de briser le silence.
A pa Schoelcher ki libéré nèg, SGEG, 1983
Il y a un deuxième ouvrage sur lequel je voudrais faire la lumière : A pa Schoelcher ki libéré nèg, publié en 1983 par le Syndicat Général de l’Éducation en Guadeloupe (SGEG), syndicat allié de la cause nationaliste guadeloupéenne. Le livre n’est pas signé, mais Jean-Pierre Sainton m’a confié en avoir été le principal rédacteur. La critique de la figure de Schoelcher, de sa véritable vision des esclavisés et de son rôle, réel ou non, dans l’abolition de l’esclavage, n’est pas nouvelle chez les indépendantistes, en Guadeloupe comme en Martinique. Elle procède d’un contre-discours militant, politique, qui s’élève à partir des années 60 contre l’idéologie dominante de l’assimilation et son corollaire : le schoelchérisme, c’est à dire l’idée que Schoelcher seul, et à travers lui, la République, a aboli l’esclavage.
Il s’agit pour cette mouvance politique de contrebalancer cette idéologie par la création de figures mythiques – le neg mawon par exemple– ou quasi-symboliques : dans son La Révolution anti esclavagiste du 22 mai 1848 à la Martinique (1962), l’historien Armand Nicolas, secrétaire général du Parti Communiste à l’époque, met en scène l’insurrection anti-esclavagiste du 22 Mai où toutes les composantes de la Martinique (Romain l’esclave joueur de tambour, Pierre-Marie Mory-Papy le mulâtre…) font tomber le joug de l’esclavage avant l’arrivée du décret du 27 Avril 1848.
Dans la pièce de théâtre Les Négriers (1971) de l’écrivain et militant nationaliste martiniquais Daniel Boukman, le gouvernement de la IIe République dont fait partie Schoelcher est carrément décrit comme perfide et hypocrite, bien plus soucieux de dédommager les propriétaires d’esclaves qu’autre chose. Cette pièce de théâtre sert de base au classique du cinéma West Indies (1979) de Med Hondo. Il devient un discours politique lancinant en Guadeloupe comme en Martinique.
L’intéressant dans A pa Schoelcher, c’est qu’il s’agit d’une analyse précise des événements de l’abolition en Guadeloupe, notamment des luttes d’esclavisés qui précèdent l’abolition et amènent l’effondrement du système esclavagiste. Selon l’historien Christian Schnakenbourg, c’est une première en ce qui concerne la Guadeloupe. Sainton ne nie pas le rôle de Schoelcher, il le remet à sa place, après étude; il rééquilibre. Cette étude est probablement l’une des premières contributions de ce type: elle ne cherche pas à construire nos représentations historiques nationales autour de discours militants, de slogans, d’oppositions revanchardes. Elle invite à s’appuyer sur du dur, à tirer nos conclusions en faisant science. Affirmer l’agentivité (être acteur de sa propre histoire) des esclavisés, ne signifie pas effacer la contribution d’autres acteurs.
Ces idées, que l’histoire produite par les subalternes malgré les contraintes est un renouveau historiographique, que les techniques utilisées parce qu’on n’a pas le choix, amène à reconsidérer toutes les autres, en amène d’autres.
Après l’abolition : les nègres en politique et la décolonisation improbable
Jean-Pierre Sainton est devenu officiellement historien sur le tard. Il passe sa thèse en 1997. Il a 42 ans. Elle s’intitule Les nègres en politique : couleur, identités et stratégies de pouvoir en Guadeloupe au tournant du siècle. C’est une petite révolution. Pour faire simple, en général l’histoire des Antilles est expliquée ainsi, en “métropole” comme aux Antilles : colonisation, esclaves noirs amenés d’Afrique, méchants békés, gentille République, abolition (merci Schoelcher !), puis rien. Dans le meilleur des cas, on apprend l’histoire des travailleurs contractuels venus du sous-continent indien et du monde chinois. Aimé Césaire apparaît par magie (ou par poésie, comme vous voulez), mais c’est une exception plus ou moins bien connue. Enfin, subitement, apparaissent des traditions politiques dans les années 1960: des assimilationnistes, des communistes, des autonomistes, des indépendantistes. Mais pour les observateurs et commentateurs, ce n’est pas vraiment important. Dans nos têtes, nous serions toujours amarrés au bateau, esclaves de l’esclavage, incapables de nous inventer un présent, encore moins un futur. Et tout ce que nous vivons aujourd’hui au 21e siècle, ne sont que des survivances de cette période esclavagiste jamais surmontée; notre vécu quotidien, notre statut politique: une expérience entièrement subie.
Les Nègres en Politique, Jean-Pierre Sainton, 1997
Cette thèse de Jean-Pierre Sainton explore la création de véritables cultures politiques après l’abolition de l’esclavage en 1848. En prenant l’exemple de la Guadeloupe à partir de la fin du 19e siècle–la tradition socialiste lancée par Hégésippe Légitimus, le “Jaurès Noir”, son rival Achille René-Boisneuf–il montre que malgré le cadre colonial, les dominés font de la politique, construisent des cadres idéologiques, fondent leurs fiertés. Ils ont des stratégies variées, parfois concurrentes. Ils gagnent, aussi. Nous ne sommes plus des passagers portés par les vents depuis bien longtemps. De manière plus générale, il montre l’incroyable plasticité des peuples antillais, créateurs de leurs devenirs. Notre histoire est dynamique, faite d’expérimentations politiques que l’on peut juger comme infondées a posteriori, mais qu’il faut néanmoins comprendre.
L’histoire que fait Jean-Pierre Sainton nous amène à la fois à se plonger dans notre vie politique mais aussi à prendre du recul face aux querelles partisanes. À comprendre qu’au-delà des luttes de personnes, il y a des idées qui s’affrontent dans des cadres sociologiques particuliers, et que ces histoires s’articulent à un niveau local en interaction avec ce qui se passe avec l’international.
Dans La Décolonisation Improbable, publié en 2011, Jean-Pierre Sainton explique la naissance de l’anticolonialisme et du nationalisme dans les Antilles françaises. Pour lui, bien que ces mouvements naissent d’une conjugaison de facteurs, souvent en circulation entre la Guadeloupe et la Martinique, “on peut véritablement dire que le nationalisme antillais est né des événements d’Algérie”. Le nationalisme antillais n’est pas né dans une bulle, et il n’est pas trop tard pour en parler.
Ces ouvrages sont importants. À la date de leurs publications, ils sont à la pointe de la réflexion mondiale sur les dynamiques politiques des sociétés post-esclavagistes, étudiant leurs dynamiques internes, leurs interactions régionales (Guadeloupe-Martinique dans ce cas), et montrant aussi comment les sociétés antillaises saisissent les enjeux mondiaux. On notera aussi que le portrait qu’il dresse d’’Aimé Césaire comme figure anticoloniale voire nationaliste est beaucoup plus complexe que l’on ne pourrait s’y attendre.
Mais je m’étend sur des livres passionnants auxquels vous n’aurez peut-être pas accès. La plupart des livres de Jean-Pierre Sainton sont particulièrement rares, à l’exception peut-être de la dernière réédition de son livre sur Rosan Girard, le leader communiste guadeloupéen d’après-guerre. Cela questionne la place que prennent nos productions intellectuelles aux Antilles, comment nous assurons leur diffusion et leur apprentissage auprès du grand public. Aux Etats-Unis, des approches similaires gagnent des prix Pulitzer et font des numéros spéciaux du New York Times. Zist a joué un rôle dans la diffusion et la réédition de son travail.
En Mai 2020, lors du déboulonnage des statues de Schoelcher, dont celle déjà décapitée lors des années 1990, Jean-Pierre me confie qu’il ne comprend pas:, il pensait “que la question de Schoelcher était déjà réglée”. Le temps est une chose capricieuse. Nous luttons déjà contre l’oubli de nous-mêmes. Je lui propose d’en faire une conférence.
On en vient à un autre point qui était important dans la vie de Jean-Pierre Sainton, celui de bâtir les outils d’émancipation, les outils civilisationnels pour les Antilles.
Pas de peuples sans institutions de savoir, pas de peuples sans producteurs de savoir
Campus de de Saint-Claude, Université des Antilles, Guadeloupe
A peine lancé dans sa carrière universitaire, Jean-Pierre Sainton place immédiatement comme enjeu fondamental le développement de l’enseignement et la pratique de l’histoire. Il participe en 2003 à la création du Département de Lettres et Sciences Humaines à Saint-Claude en Guadeloupe dont il devient le premier directeur. Jean-Pierre Sainton était un bâtisseur, quelqu’un qui réfléchit non seulement en termes de sa contribution en tant que scientifique et intellectuel, en tant que diffuseur de savoir auprès de tous les publics, mais qui considère qu’il faut créer les institutions, les structures qui permettent de renouveler ce savoir avec le passage des générations.
Il mentionnait souvent qu’il avait été l’élève de Jacques Adélaïde-Merlande, l’historien martiniquais, pionnier de l’histoire des Antilles mais aussi un des fondateurs de l’Université des Antilles et de la Guyane. Ce n’est pas un hasard que tant d’historiens se soient retrouvés à la fondation d’une université sur nos territoires. Il ne s’agissait pas simplement de faciliter l’accès des étudiants antillais: l’université est un outil stratégique d’émancipation collective.
Cette question de la filiation, du passage de témoin le tracassait ces dernières années, vues les difficultés de l’université suite à divers scandales et au départ en masse de la jeunesse antillaise vers d’autres horizons.
Les témoignages se multiplient ces derniers jours sur le rôle qu’il a joué pour un grand nombre de chercheurs aujourd’hui confirmés. Ce rôle d’acteur sur le territoire ne se limitait pas à sa carrière universitaire (production d’articles et de livres, direction de thèses). Comment ne pas voir qu’il s’agissait pour lui de poursuivre la mission qu’il s’était donné jeune étudiant, et cela malgré le fait que la lutte politique pour l’indépendance avait failli. “Un pas, c’est le début du mouvement”. Quel intellectuel antillais agit encore avec un tel sens du collectif ? Du service envers nos populations ? Il était une figure rare.
Guadeloupéen, Martiniquais : une conscience antillaise.
Le grand public a découvert ces derniers jours que Jean-Pierre Sainton, le fils du fondateur du GONG, celui qui a révélé Mé 67, le militant de la cause nationale guadeloupéenne, le grand intellectuel guadeloupéen, était aussi martiniquais. Cela a peut-être interrogé ceux qui confondent nationalisme et nombrilisme étriqué.
Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu Jean-Pierre Sainton subsumer son ascendance maternelle à son ascendance paternelle. Je ne me rappelle pas l’avoir entendu dire que sa martinicanité était intime, de l’ordre de l’enfance, et sa guadeloupéanité publique, politique (ce qui serait problématique). J’ai le sentiment tout simplement que le déroulement de son enfance et de son adolescence ont fait l’homme tel qu’il est. Qu’il n’y a pas besoin d’exclure ou d’opposer aucune des parties.
À son écoute, je comprends que l’enfance bourgeoise en Martinique était protégée et peut-être ennuyeuse; les retrouvailles avec son père et sa mère en Guadeloupe, d’abord un moment d’aventure, de dynamisme, de connexion avec une terre et ses rivières. Le bain politique et militant, les événements de Mé 67, l’exaltation de la lutte collective, le sentiment que la victoire est là, à portée de main, scellent le destin.
De manière bien plus importante, à la lecture du travail de Jean-Pierre Sainton, on comprend à quel point les destins de la Guadeloupe et de la Martinique sont liés. Que les frontières sont souvent celles des têtes et des égos. Que dans les faits, les aller-retours, les conversations, les luttes communes sont omniprésentes. Je suppose que dans son parcours d’homme, cette double affiliation n’a pas dû être évidente. Et comme souvent, plutôt que de prendre une position basée sur l’ignorance, les préjugés, les ressentiments, il avait choisi de l’objectiver. Il y a beaucoup d’héritages du colonialisme dans cette rivalité. On en reparlera peut-être un jour.
Depuis environ une dizaine d’années, Jean-Pierre Sainton avait commencé des recherches généalogiques sur sa famille martiniquaise. Elles s’étaient transformées en une étude gigantesque sur le monde du travail en Martinique dans les années 1920 autour de l’usine à sucre du Galion, à Trinité. Ce projet s’appelle REZO: un premier article co-signé avec Jessica Pierre-Louis est disponible ici. Il constituait une préfiguration d’une histoire sociale de la Martinique après l’abolition., avec ses persistances de la période esclavagiste, mais avec aussi ses nouvelles dynamiques. Ce qu’il appelait la transition post-esclavagiste.
Les premières restitutions de ces travaux commencent en octobre 2019. A cette période, je suis un de ses derniers doctorants.
Il a fini par m’attrapper
J’ai connu Jean-Pierre Sainton il y a vingt ans, lorsque je galérais lors de ma première année de classe préparatoire littéraire en Martinique. Il m’avait confié, imprimé sur une feuille verdâtre, un poème inédit d’Aimé Césaire: Parole due.
C’est un poème contre l’adversité. Contre les haters. C’est un poème qui ancre. Il m’a accompagné toute ma vie, imprimé sur cette feuille verdâtre, collé au mur de ma chambre de dortoir à Fort-de-France, dans ma chambre d’étudiant à Paris, en Asie. Partout.
Je l’ai revu quelques années après, à Paris. Il m’avait invité à le rencontrer dans son bureau à l’EHESS, il voulait me convaincre de devenir historien. “Nous en avons besoin”. Je m’ennuyais glacialement de mes études à Paris. Je voulais voir le monde. Un peu déçu, il m’a dit qu’il comprenait.
Je suis rentré en Martinique dix ans après. Et j’ai commencé à écrire, puis à publier à travers un média et une maison d’édition que j’ai créé, Zist. En 2018, j’ai jeté les bases d’ un projet appelé Génération 2009. C’était d’abord un projet d’écriture, fruit de mon expérience personnelle et familiale, de ma compréhension de la lutte anticoloniale au Antilles, et des mutations idéologiques que je constatais sur le terrain depuis 2017. J’avais prévu pour février-mars 2019, pour les dix ans des grandes grèves en Guyane, en Guadeloupe, en Martinique, un événement du même nom à Fort-de-France. Le format était inspiré du Sunflower Movement à Taiwan mais aussi du travail de Jean-Pierre Sainton autour de Mé 67 : rassembler les mémoires fragmentées, analyser, objectiver. J’avais déjà commencé à discuter du site internet avec lui .
Génération 2009, Théâtre de Fort-de-France, Mars 2009
Avec quelques amis, j’avais réussi à rassembler autour d’une table les syndicalistes martiniquais, les intellectuels et militants qui battaient la rue lors des grèves, et puis des jeunes qui n’avaient pas vécu les événements directement, mais dont les projets personnels et professionnels avaient été influencés par 2009. Il y avait aussi des slameurs et des poètes, des photographes et des artistes, les films réalisés durant les grèves caméras à l’épaule…
Pour cet événement, Il n’y a pas eu beaucoup d’intellectuels de cette génération pour m’accompagner. Les aînés, la plupart, l’essentiel, ne voyaient pas les problèmes socio-politiques qui affleuraient dans la société martiniquaise. C’était de l’écume. Ils ne voyaient pas forcément l’intérêt de soutenir nos projets, non plus. Sauf un: Jean-Pierre Sainton, qui m’a dit de transformer ce projet d’essai en thèse. Il a fini par m’attrapper.
Pendant environ six mois en 2019, il me fait travailler et écrire avant même que je fasse candidature. Et plus je travaille dessus, moins j’ai de doutes sur certaines évolutions socio-politiques en Martinique. Une idée en amène une autre, et encore une autre. J’envoiemes premières propositions à Jean-Pierre, il me dit qu’il vaut mieux qu’on se voie pour discuter de ses suggestions. Il n’a qu’une heure de disponible, un matin tôt avant son avion pour la Guadeloupe. Il me fait des suggestions assis sur un banc dans la gare de l’aéroport, que je note hâtivement sur mon portable. Je lui parle de mon travail sur le Sucre. On parle du Galion, des interviews que j’ai faites avec mon grand-oncle ouvrier à l’usine et des gens de la commune. Je lui parle de ma vision de l’usine, que j’ai connu fumante petit et dans mon adolescence mais déjà sous perfusion économique. Et il me dit ceci : “les nouvelles générations ne se rendent pas compte à quel point l’usine était le centre du monde, et ça vaut pour Darboussier à Pointe-à-Pitre aussi: quand l’usine fumait, que les champs brûlaient lors de la récolte, des cendres blanches flottaient dans l’air. Bien sûr, c’est de la pollution; mais quand on était enfant, pour nous c’était de la neige, on courait pour l’attraper dans nos mains, l’odeur de la canne brûlée, c’était magique.”
— Donc quand votre génération et la précédente arrivent au pouvoir et que vous pouvez les racheter, vous le faites ?
— Il faut que tu interviewes les décideurs.
— Ta phrase sur les cannes brûlées est magnifique, je peux la citer ?
— Je la garde pour mes mémoires.
Il me dit aussi qu’il désespère de trouver de jeunes historiens à accompagner. Une collaboratrice de l’événement Génération 2009, Valérie-Ann Edmond-Mariette, m’avait indiqué qu’elle ne pensait pas pouvoir continuer ses études d’histoire. Je lui ai fait part des besoins de Jean-Pierre. Nous étions maintenant un trio. Pendant trois ans, il a été un partisan acharné de nos travaux. Malgré l’épidémie de coronavirus. Malgré un laboratoire de recherche en crise, tracas dont il nous a systématiquement protégés. Pas de distractions, nous nous devions de progresser. Après notre premier rendu, il nous a donné immédiatement rendez-vous le soir même pour une séance de travail. Elle a duré trois heures. Il était visiblement excité et passionné : ce que nous faisions était prometteur.
Cette semaine, le silence. Un ami de Jean-Pierre m’appelle pour m’expliquer ce qui vient de se passer. Il me dit : “Nous venons de perdre un colosse, un géant. Maintenant c’est à vous, à la nouvelle génération” Je pense au temps. Au temps qui accélère. Au temps “visqueux et lent”. Au temps que l’on n’a plus. Je pense au temps perdu avec des charlatans. Je suis furieux. Je pense à l’absence. Tout ce que je n’ai pas appris. Toutes les questions qui n’ont pas été posées. Je pense à ce qui n’a pas été accompli. Je pense à ce qui est dû. Je suis désarmé. Et puis je me rappelle :
PAROLE DUE
Combien de fleuves de montagnes de mers
de désastres penser combien de siècles
les forêts
parole due :
l’enlisement s’enroule seul le dur est arable
danse mémoire danse éligible l’invivable en son site
avance devance
laisse à l’horizon s’assoupir la caravane des mornes
le lion au nord qu’il éructe ses entrailles
au carrefour parmi la lave qui trop vite refroidit
tu rencontreras l’enfant
c’est du vent qu’il s’agit
de l’élan du poumon accompagne-le longtemps
avance
en chemin sans écarter les chiens le vent par toi vivant par toi-même les acharne
de tout ce que de montagne il s’est bâti en toi construis chaque pas déconcertant la pierraille sommeilleuse
ne dépare pas le pur visage de l’avenir bâtisseur d’un insolite demain
que ton fil ne se noue
que ta voix ne s’éraille
que ne se confinent tes voies
Avance
Zist adresse ses sincères condoléances à la famille de Jean-Pierre Sainton.