Maria Aparecida Silva “Cida” Bento est une des figures intellectuelles et militantes les plus importantes du mouvement afro-brésilien contemporain. Psychologue organisationnelle de profession, elle a créé un centre de recherche (Centro de Estudos das Relações de Trabalho e Desigualdades, CEERT) qui met en relation syndicats, entreprises et gouvernement pour lutter contre le racisme dans le milieu du travail. Désignée en 2015 par The Economist comme l’une des 50 personnes les plus influentes du monde dans le domaine de la diversité, elle publie en 2022 O Pacto de Branquitude, qui retrace une vie d’engagement et de réflexions. Notre chronique de la traduction de l’ouvrage publié aux Éditions Anacaona par Ana-Catharina Santos Silva.
Le travail de Cida Bento, et plus particulièrement le concept du pacte de la blanchité, ne devrait pas être limité au champ académique brésilien. Cette auteure a créé un concept fondamentalement utile pour comprendre les dynamiques raciales dans tous les territoires touchés par l’héritage de l’esclavage et de la colonisation. Si l’on prend en compte la France, un pays où nommer les choses est toujours considéré comme problématique par les narcissiques en question, il est d’autant plus urgent de refléter la trajectoire de l’auteure, qui s’est activement battue pour que les dynamiques entre les personnes blanches et racialisées qu’elle a identifiées soient nommées comme elles le méritent : en tant que dynamiques d’oppression et de restriction d’accès à des espaces et à des droits.
Ce changement de perspective, qui considère les Blancs comme appartenant à un groupe racial et non comme des personnes neutres sur le plan racial, permet à l’auteure d’exposer, à travers son œuvre, ce qu’est le pacte narcissique de la blanchité. Lorsque Cida Bento parle de suprématie blanche et de blanchité, elle expose un schéma complexe d’articulations entre une catégorie effectivement ethnico-raciale (pourquoi ne le serait-elle pas, après tout ?) que sont les Blancs, des personnes qui se protègent et s’articulent afin de maintenir leurs positions de pouvoir par rapport aux non-Blancs.
Dans le premier chapitre, la chercheuse définit le pacte de la blanchité comme suit :
« Les institutions (…) définissent, régulent, et diffusent un mode de fonctionnement qui homogénise et uniformise des processus, des outils, des systèmes de valeurs, mais aussi le profil de leurs employé.es et cadres, majoritairement masculins et blancs. Ce mode de fonctionnement se transmet à travers les générations sans que la hiérarchie des relations de domination qui s’y sont incrustées ne soit altérée. Ce phénomène a un nom : la blanchité, et sa perpétuation dans le temps est due à un pacte de complicité non verbalisé entre personnes blanches, qui vise à maintenir leurs privilèges ».
Le pacte de blanchité, Anacaona éditions., [Paris], coll. « Época. la diversité des voix brésiliennes », 2023. p 9
Ainsi, Cida Bento expose le pacte de la blanchité comme une série de mécanismes qui non seulement favorisent les Blancs dans le temps présent, mais surtout perpétuent le maintien des Blancs dans des positions de pouvoir par rapport aux non-Blancs. C’est pourquoi l’auteure parle de transmission générationnelle. Dans le concept du pacte de blanchité, l’idée de mérite ne peut être ignorée : l’auteure explique que c’est par le mérite que les inégalités existantes sont justifiées, par exemple au sein d’une entreprise. Cela signifie que si les Blancs occupent les postes qu’ils occupent, c’est parce qu’ils méritent d’y être, et l’on en déduit que les Noirs ne sont pas suffisamment qualifiés pour occuper certains postes. Et c’est là que l’auteure explique en détail comment l’idée de ce que l’on entend par méritocratie est déconnectée de la réalité socio-économique et raciale du pays : quand on parle de méritocratie, on veut dire que les efforts individuels pour atteindre un certain poste sont pris en compte. Cida Bento nous rappelle que l’ascension n’est pas seulement une question de compétence, mais aussi de maîtrise d’une série de codes culturels organisationnels, ainsi que de relations clés avec les personnes situées au sommet de la hiérarchie. Les personnes issues de couches d’exclusion ne sont pas sensibilisées à ces codes ni ne connaissent les personnes en position de leadership qui les perpétuent, et sont donc souvent exclues de l’opportunité d’entrer dans le jeu de l’ascension. Après tout, comment peut-on communier avec ceux qui sont au sommet quand on fait partie de ceux qui n’ont pas eu accès aux meilleures écoles, qui n’ont pas eu accès à l’internet ou à la technologie qui facilite l’apprentissage, ou qui n’ont même pas vécu dans des endroits où il y avait un système d’assainissement de base ?
L’originalité de la recherche de Cida Bento est qu’elle aborde le silence qui entoure la blanchité en tant que catégorie. Elle se focalise ensuite sur ce groupe, en soulignant sa logique de perpétuation de l’héritage esclavagiste qui perdure aujourd’hui à travers le pacte narcissique entre ses membres, opportunément dissimulé sous le voile d’un discours pro-méritocratique. C’est le caractère naturel avec lequel la blanchité conçoit sa situation sociale de domination (établie dans des positions de leadership élevées) que cette auteure examine et expose dans son travail : il est académiquement insuffisant de continuer à se concentrer sur l’impact de l’esclavage sur la population noire à travers l’histoire et de continuer à négliger toutes les complexités et les conséquences de l’héritage esclavagiste qui profite à la blanchité. Pour l’auteure, « [c]e pacte est une alliance qui expulse, réprime, et cache ce qui est intolérable afin de le rendre supportable et remémoré par le collectif. Il génère l’oubli ; il déplace la mémoire vers des souvenirs-écrans communs. Le pacte supprime les souvenirs porteurs de souffrance et de honte, parce qu’ils sont liés à l’esclavage » (p.19). Ainsi, le pacte agit de manière perverse car il épargne ceux qui ont le plus profité et continue de punir ceux qui ont le plus souffert de l’esclavage et de ses conséquences.
Dans le deuxième chapitre, l’auteure examine comment la colonisation européenne du continent américain a été déterminante, à travers l’esclavage qui y existait, dans la construction d’un capitalisme fondé sur la terre, la race et la division du travail. En ce qui concerne la blanchité, elle explique comment les Européens ont bénéficié de la politique d’encouragement à la migration européenne après la fin de l’esclavage : les billets étaient subventionnés par le gouvernement et, pour une période pouvant aller jusqu’à six mois, il existait une protection gouvernementale pour cette catégorie de personnes. Un détail : dans ce programme d’encouragement à l’arrivée de migrants, les immigrés africains et asiatiques ne faisaient pas partie du programme. Il y a aussi la Loi Foncière, par laquelle la propriété de la terre est devenue une question d’achat et de vente et non plus d’occupation. Cida Bento mentionne également la loi du Ventre libre, antérieure à l’abolition de l’esclavage, qui libère les enfants nés de femmes réduites en esclavage à partir de 1871. Toutefois, le propriétaire de l’esclave pouvait demander une compensation à l’État ou exiger que l’enfant travaille jusqu’à l’âge de 21 ans. L’auteure note qu’à ce jour, la majorité du travail des enfants est effectué par des enfants noirs. Cet ensemble de mesures fait du Brésil le pays qui possède les plus grandes latifundia du monde, où 1 % des propriétaires terriens contrôlent 50 % des campagnes. Dans ces cas, nous voyons que le pacte de blanchité n’a jamais favorisé les personnes réduites en esclavage, mais seulement les Blancs. Ceux qui ont été réduits en esclavage n’ont reçu ni compensation monétaire, ni terre, ni aucune forme d’incitation à travailler dans l’agriculture comme dans le cas des immigrants européens.
Dans le chapitre 3, l’auteure précise ce que l’on entend par capitalisme racial, un concept utilisé à partir des années 1970 par les Sud-Africains dans le contexte de la lutte contre l’apartheid. Cida Bento définit le capitalisme racial comme « une logique d’exploitation du travail salarié, tout en se basant sur des logiques de race, d’ethnie et le genre pour exproprier la ou le travailleur.euse – ce qui va du vol des terres autochtones et quilombolas jusqu’au travail reproductif de genre ou au dénommé ‘travail esclave’, etc” (p.42). L’auteure conclut le chapitre en évoquant la théorie de la personnalité autoritaire – en particulier le suprémacisme blanc en tant qu’expression de l’antidémocratie – et la développe plus avant dans le chapitre 4. Cette théorie repose sur deux principes : l’ethnocentrisme – dans le cas brésilien, la suprématie blanche – et l’existence d’un ennemi extérieur à ce que l’on est – toujours un groupe minoritaire ou périphérique, en l’occurrence les Noirs ou les indigènes. À partir de ces principes, on peut comprendre pourquoi certaines catégories de personnes sont facilement désignées comme appartenant au monde criminel, comme dans le cas des résidents et des communautés (dont la grande majorité est d’origine noire) et qui sont physiquement punies, emprisonnées ou tuées de manière disproportionnée par les forces de l’ordre, contrairement aux Blancs qui commettent ce que l’on appelle des crimes en col blanc et qui ne sont pas punis dans la même mesure. Dans le cas du Brésil, cela illustre les concepts de biopouvoir (Foucault) et de nécropolitique (Achille Mbembe). Cida Bento affirme que la compréhension du contexte racial, ainsi que la diversification raciale de la profession juridique, pourraient conduire à une amélioration de la justice raciale. De là, elle analyse également comment la masculinité blanche et le nationalisme se combinent avec la personnalité autoritaire pour générer des cas tels que la naissance du Trumpisme aux États-Unis ou la montée de l’extrême droite au Brésil. On comprend ainsi que ces scénarios politiques actuels sont habilités par une articulation entre le pacte de la blanchité et la nécropolitique : en 2019, 86 % des victimes de la police à Rio de Janeiro étaient noires, alors que la population noire y est de 51 %.
Cida Bento observe qu’il existe des études établissant un lien entre le nationalisme et la masculinité blanche, mais que l’on parle peu de la triade masculinité, blanchité et nationalisme. L’auteure souligne la nécessité de comprendre que la blanchité n’est pas simplement un synonyme pour un groupe de personnes blanches, mais un point de vue, un lieu à partir duquel les personnes blanches se voient elles-mêmes et voient la société en général
Dans le cinquième chapitre, les trois grandes vagues d’études sur la blanchité sont expliquées : aux États-Unis, la première vague a eu lieu aux XIXe et XXe siècles, lorsque les structures de la suprématie blanche ont été remises en question. Un auteur notable de l’époque était W.E.B Du Bois, dont les postulats ont également influencé les auteurs de la deuxième vague. Ces auteurs ont discuté de la manière dont les institutions définissent qui est blanc et, par conséquent, qui peut avoir accès aux biens matériels et aux progrès sociaux. La troisième vague, selon Cida Bento, se caractérise par la réaction de la blanchité à la montée des Noirs. C’est à ce moment-là que l’on voit des Blancs affirmer qu’ils sont victimes d’un racisme inversé. L’expression d’un sentiment de menace que les hommes blancs disent ressentir à l’égard des hommes noirs est également mentionnée ici. L’auteure souligne le postulat de Fanon selon lequel cette peur est associée à la représentation souvent sexualisée des Noirs – une peur liée à la manière biologique dont les Noirs sont perçus par les Blancs. Dans le même chapitre, Cida Bento signale une autre approche de la blanchité, notamment ces dernières années (entre 2008 et 2016) par Steve Garner : l’auteur voit, dans cette période, un renouveau des mouvements d’extrême droite dans le monde, alimenté par le nationalisme et le symbolisme néo-nazi, intensifié par l’utilisation des réseaux sociaux. Cida Bento observe qu’il existe des études établissant un lien entre le nationalisme et la masculinité blanche, mais que l’on parle peu de la triade masculinité, blanchité et nationalisme. L’auteure souligne la nécessité de comprendre que la blanchité n’est pas simplement un synonyme pour un groupe de personnes blanches, mais un point de vue, un lieu à partir duquel les personnes blanches se voient elles-mêmes et voient la société en général. Plus loin, Florestan Fernandes, un important anthropologue brésilien, est critiqué pour ne pas avoir compris précisément ce que l’auteure défend : selon elle, il n’a perçu que l’impact de l’esclavage sur la vie des Noirs, mais n’a pas été en mesure de voir à quel point l’esclavage a eu un impact sur le groupe de Blancs auquel le chercheur appartient lui-même. Cida Bento pointe directement et sans crainte cette faille et la qualifie de aveuglément confortable et de silence complice de la blanchité. Pour renforcer son point de vue, elle explique les postulats de Matthew Hughey sur le privilège blanc et la prérogative blanche, et ceux de Lourenço Cardoso sur la blanchité critique (la personne qui répudie publiquement le racisme, mais qui n’est pas exempte d’être raciste dans sa vie privée) et la blanchité non critique (les suprémacistes blancs). Elle met également en lumière ce qu’Edith Piza dit de ce que signifie être blanc : se percevoir comme une personne non racisée. Ainsi, la blanchité génère une lacune affective et morale.
L’auteure résume ces idées en détail dans le sixième chapitre, nommé Etre blanc.he. Cida Bento mentionne les perspectives de Henry Giroux (pour qui les Blanc.hes doivent apprendre à vivre avec leur blanchité, sans essayer, par exemple, d’être Noir.e.s, mais en l’assumant et en faisant en sorte d’être autocritiques), de Ruth Frankenberg (qui voit la blanchité comme une place d’accès à des privilèges structurels) et de Janet Helms (qui croit qu’une personne blanche ne peut atteindre une identité non-raciste uniquement si elle se comprend en tant qu’être racial afin de comprendre toutes les implications de son appartenance). Cida Bento prend le temps de détailler le postulat de Helms, avec ses deux phases : contact, désintégration et réintégration, d’un côté au premier moment, puis pseudo-indépendance, immersion et autonomie au deuxième moment. Bento reconnaît avoir vu des personnes blanches qu’elle pourrait classer dans différentes phases entre celles théorisées par Holmes, et reste optimiste quand elle affirme que les personnes blanches peuvent et doivent atteindre la dernière phase pour être des alliées du changement. Cida Bento conclut ce chapitre par une citation de David Roediger parlant de l’importance de considérer la blanchité comme une catégorie raciale comme toutes les autres afin de ne pas la placer en position hégémonique et naturelle.
Au chapitre 7, Cida Bento parle du racisme institutionnel. Dans le cadre de ses recherches de Master et de Doctorat, l’auteure a observé et analysé des personnes noires dans leur environnement de travail. Elle travaille également au CEERT (Centre d’étude des relations professionnelles et des inégalités). Ses recherches et son travail dans cette institution lui ont permis de se concentrer sur les processus d’opérationnalisation du racisme au sein des institutions. La conséquence en est l’exclusion évidente de la population noire, son génocide et son manque de représentation, selon l’auteure. Ainsi, Cida Bento conclut, à travers son expérience professionnelle au sein de CEERT et ses recherches, que « [l]es règles, les processus, les normes et les outils utilisés dans l’environnement de travail préfèrent et renforcent silencieusement celles et ceux considéré.es comme ‘égaux’, en agissant systémiquement dans la transmission de l’héritage séculaire du groupe, par les biais des pactes narcissiques« . Il ne s’agit pas seulement d’une question de représentation, mais de quelque chose qui a des conséquences néfastes pour la société brésilienne : la précarité des Noirs, leur sous-emploi, l’abandon scolaire et les meurtres commis par les forces de l’ordre à l’encontre de la population noire. A partir de là, nous pouvons constater, statistiquement, que celles qui se trouvent au bas de la pyramide sociale sont les femmes noires, avec les salaires les plus bas et les emplois les plus bas. La catégorie professionnelle dans laquelle ces femmes noires sont surreprésentées est le travail domestique.
Cette catégorie professionnelle est si importante au Brésil que Cida Bento ouvre le huitième chapitre en en parlant : le travail domestique des femmes noires est ce qui nous conduit le plus directement à la figure de la femme noire qui nettoie, gère et s’occupe de nourrir un foyer – en d’autres termes, c’est par elle que nous arrivons à la source de l’esclavage. Cida Bento évoque ici Lélia González, Sueli Carneiro, Djamila Ribeiro et de nombreuses autres chercheuses lorsqu’elle explique le grand besoin d’intersectionnalité entre le féminisme et l’antiracisme – l’expression de Sueli Carneiro noircir le féminisme est à souligner (ces travaux sont aussi traduits aux éditions Anacaona).
Le neuvième chapitre retrace la création et l’évolution du CEERT. Le CEERT a été créé à partir du Conseil pour la participation et le développement de la communauté noire de l’État de São Paulo (CPDCN), dont Cida Bento était membre. L’auteure explique que, bien que le CPDCN soit composé d’une majorité de Noirs, les organisations avec lesquelles il entretenait des relations étaient toujours dirigées par des Blancs. C’est ainsi qu’un groupe d’activistes du CPDCN a jugé nécessaire de mener des études plus approfondies sur les causes syndicales liées aux questions de race et de genre. Des études, des vidéos et des brochures sur la situation des travailleurs noirs ont été produites pour former les dirigeants syndicaux, ainsi que des interventions au bureau du travail de l’État de São Paulo. C’est à partir de là que le CEERT a été créé en 1990. L’une des réalisations les plus importantes de cette institution a été la dénonciation du Brésil à Genève (une initiative du CEERT et de la CUT, un grand syndicat brésilien) pour non-respect de la convention 111 de l’Organisation internationale du travail, qui traite de l’équité au travail. Grâce à cela, plusieurs mesures ont été prises, notamment l’inclusion de la question de la race/couleur dans le rapport annuel d’information sociale et le registre général des travailleurs et des chômeurs. Ce fut l’étape qui donna l’impulsion aux politiques publiques prenant en compte les questions raciales, puisqu’il était désormais possible d’obtenir des données statistiques sur le marché du travail tenant compte non seulement de la classe sociale, mais aussi de la race. Le Brésil a ensuite participé à la conférence de Durban en 2001. Cida Bento note que le CEERT a aidé de nombreux militants noirs à s’y rendre en organisant un financement de la Fondation Ford. La grande réussite de l’événement a été un document signé par le Brésil à la fin de la conférence, dans lequel le pays s’engageait à collecter des données sur la race et la couleur dans les systèmes publics et privés. À partir de là, il a été possible de réaliser des diagnostics sur la situation des Noirs dans les domaines les plus divers et d’élaborer des politiques publiques pour améliorer la situation.
La première réaction des Blancs aux politiques d’action affirmative est de prétendre que l’arrivée de Noirs dans un environnement jusqu’alors majoritairement blanc ferait baisser la qualité ou le niveau de l’institution.
Dans le dixième chapitre, Cida Bento nous parle de la résistance de la blanchité aux politiques d’inclusion raciale sur le lieu de travail, qu’elle a observée tout au long de sa carrière au CEERT. La première réaction des Blancs aux politiques d’action affirmative est de prétendre que l’arrivée de Noirs dans un environnement jusqu’alors majoritairement blanc ferait baisser la qualité ou le niveau de l’institution. L’auteure réfute cette affirmation en montrant des études qui prouvent que c’est faux – comme celle de Jacques Wainer et Tatiana Melguizo, entre 2012 et 2014, montrant les données de l’ENADE (Examen national de performance des étudiants) de plus d’un million d’étudiants diplômés entre ces deux années, qui montre qu’il n’y a pas de différence, à la fin de leur cursus, entre les performances des étudiants soumis aux quotas et celles des étudiants non soumis aux quotas. Les deux chercheurs montrent également qu’il n’y a pas de différence de connaissances à la fin du diplôme entre les étudiants qui ont bénéficié ou non d’un prêt du FIES (Fonds de financement de l’enseignement supérieur). Dans le monde du travail, Cida Bento mentionne une étude de McKinsey & Company sur la diversité dans les entreprises en Amérique latine : les entreprises qui adoptent la diversité ont plus de succès financier que celles qui ne l’adoptent pas. Dans le même chapitre, nous découvrons les initiatives du CEERT qui ont entraîné des changements significatifs dans le domaine du travail en ce qui concerne la diversité, comme le recensement de 2008 sur la diversité et l’équité : environ 4000 employés du pays ont été touchés par un plan visant à valoriser la diversité et à systématiser les bonnes pratiques à cet égard.
Dans le dernier chapitre, Cida Bento mentionne qu’en dépit des progrès accomplis, la précarité du travail – en particulier ce que l’on entend par son ubérisation – affecte encore de manière disproportionnée la population noire du Brésil. Cette situation n’est pas apparue soudainement, mais a été accompagnée par la montée de l’extrême droite, qui a favorisé l’avancement des politiques néolibérales (l’auteure cite Marilena Chauí, qui considère le néolibéralisme comme une nouvelle forme de totalitarisme, et pas seulement comme une nouvelle forme de capitalisme) et la réduction significative des droits du travail. À cela s’ajoute l’impact de la réforme des retraites et le gel des dépenses publiques pendant vingt ans dans le cadre de ce récent paquet néolibéral. Ainsi, les décisions prises par des dirigeants qui agissent comme des « manipulateurs pervers » (P.132) sont utilisées à des fins nécropolitiques (les quelques 20 000 morts évitables de Covid dues au manque d’accès aux hôpitaux de la population la plus vulnérable le prouvent clairement) et ne s’intéressent pas au bien-être de la population. Il s’agit là d’une question clé : pour Cida Bento, c’est à partir du moment où l’on comprend la construction historique de l’héritage qui soutient la suprématie blanche que l’on peut comprendre les mécanismes qui ont conduit à la création de l’abîme social entre les Noirs, les Blancs et les indigènes au Brésil. Cette construction provient d’accords tacites, « comme des pactes qui ne sont pas verbalisés, pas formalisés« . Des pactes conclus pour maintenir une situation de privilège, aseptisée de l’usurpation qui les a constitués. Ces pactes, selon l’auteure, sont structurés “dans des relations de domination qui peuvent être de race/ethnie mais aussi de classe, de genre, d’identité de genre, etc. » (P.130)
L’intérêt du travail de Cida Bento ne se limite pas au Brésil ou à l’Amérique Latine, mais partout où il existe des inégalités perpétuées par le pacte de la blanchité. Il est normal de penser au Sud global dans ce cas, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’au sein des pays riches d’aujourd’hui, des pays qui se sont enrichis grâce à l’argent généré par des centaines d’années de participation à la traite des esclaves et à la colonisation, le pacte de la blanchité reste fort et lancinant. Si nous considérons un pays comme la France, nous sommes confrontés à une nation qui invisibilise tout simplement l’existence même de la diversité raciale, puisqu’elle n’est pas autorisée à collecter ou à utiliser des statistiques raciales pour élaborer des politiques publiques. Un recensement racial est donc une réalité qui semble impossible à réaliser. Lorsque nous lisons Cida Bento, ses réflexions sur le pacte de la blanchité et son travail au CEERT, nous nous rendons compte que l’auteure n’a pas seulement un intérêt académique pour le sujet, mais qu’elle a toujours travaillé activement pour s’assurer que la recherche académique sur les injustices raciales conduise à un changement effectif dans la société. Dans le cas du Brésil, la base de cette transformation a été l’imposition, au prix d’une lutte acharnée de la part des militants et d’une recherche universitaire qui l’a confirmée, de l’honnêteté intellectuelle sur la situation raciale du pays. Ainsi, sans données statistiques sur la situation raciale et sans recherches universitaires sur ces données, le changement que nous observons aujourd’hui dans la société brésilienne n’aurait jamais été possible. Dans le cas de la France, si nous voulons, par l’honnêteté intellectuelle, rompre avec la réalité des injustices sociales (de nature raciale) dérivées du pacte narcissique de la blanchité qui est ici omniprésent dans tous les domaines, cela ne peut se faire sans accepter que les statistiques et le recensement sur les critères ethno-raciaux sont fondamentaux pour créer des politiques de réparation publique visant à l’équité raciale entre les citoyens. Avec son travail et son activisme, Cida Bento a fourni l’étincelle ; elle nous invite à faire feu de tout bois.
Le pacte de la blanchité est traduit en français et disponible aux Éditions Anacaona.