« Je ne serai pas interrompue ! » Telle était la réponse de Marielle Franco aux opposants qui, défendant la dictature, tentaient de l’interrompre au conseil municipal de Rio de Janeiro 1. La demande de la conseillère n’a pas été respectée, et non seulement sa parole, mais aussi sa vie, ont été brutalement interrompues il y a six ans, le 14 mars 2018.
Marielle, enfant d’un combat ancestral
“Marielle est devenue graine”, voici ce qui a été dit de Marielle Franco après sa mort par des militants et des admirateurs de sa politique. De nombreuses créations artistiques ont été partagées sur les réseaux sociaux et lors de manifestations avec cette phrase qui est devenue une litanie de consolation et d’espoir pour l’avenir : savoir que ce brutal assassinat ne signifiait pas l’interruption des idées politiques qu’elle défendait, mais que ses idéaux et activisme étaient capables de surmonter la barrière de la mort et de continuer à se répandre. Car Marielle n’était simplement une femme noire et bisexuelle qui a eu la chance d’être élue à Rio de Janeiro. Marielle est le résultat d’une configuration de réveils politiques qui ont commencé dans le passé. La conseillère est née de revendications brésiliennes qui ont débuté dans les années 80 avec le Movimento Negro Unificado2, qui se sont poursuivies dans les années 90 avec la recherche sur la comptabilité raciale et qui ont abouti à une politique de quotas sociaux et raciaux. Marielle et sa sœur Anielle Franco(aujourd’hui ministre de l’égalité raciale dans le gouvernement Lula) étaient résidentes du Complexo da Maré, l’une des plus grandes agglomérations de favelas urbaines d’Amérique latine et du monde (seize au total). Comme beaucoup d’autres personnes à faibles revenus, elle a suivi une classe préparatoire pour personnes à bas revenus avant de passer avec succès les très difficiles examens d’entrée à l’université . Marielle a obtenu une licence en sociologie à l’Université Catholique de Rio de Janeiro (PUC-Rio), puis une maîtrise en politique publique à l’Université Fédérale Fluminense (UFF). À cette époque, elle a perdu un ami de Maré, touché par une balle lors d’une fusillade entre trafiquants de drogue et policiers, un moment qui a marqué le début de son activisme3. C’est en 2016, à l’âge de 37 ans, que Marielle Franco a été élue conseillère municipale de Rio de Janeiro, cinquième élue de la ville et l’une des sept femmes élues.
Marielle n’est donc pas seulement l’exemple d’une personne qui a gagné par la force, qui a « réussi sa vie ». Elle était le fruit d’anciennes graines : des luttes abolitionnistes collectives et individuelles qui ont eu lieu tout au long de l’histoire du Brésil (trop souvent assimilées à un simple geste bienveillant d’une princesse en 18884) et des efforts de tant de Noirs qui se sont battus pour des politiques de réparation après des centaines d’années d’esclavage et de politiques séparatistes qui ont placé les Noirs dans une situation socio-économique et politique très désavantageuse. Le meurtre de Marielle Franco fut ressenti, surtout par les personnes noires brésiliennes, comme une tentative de nous faire taire, de menacer nos efforts d’émancipation.Marielle était une personne ouvertement bisexuelle, qui a naturellement dévoilé sa relation avec sa femme Mônica Benício (comme le fait toute personne cis et hétérosexuelle) ; son assassinat fut donc également une gifle assenée aux efforts de la communauté LGBTQIA+, qui a commencé à sortir de la marginalisation politique avec la légalisation de l’union civile entre personnes homosexuelles, et le droit au mariage étendu aux personnes homosexuelles à partir de 2013. Il est important de rappeler que le Brésil a des statistiques horribles en ce qui concerne la communauté LGBTQIA+ : selon l’Observatoire des décès et des violences LGBTI+ au Brésil, une personne LGBTQIA+ a été assassinée toutes les 32 heures au Brésil en 20225.
Ayant combiné son expérience de femme noire et bisexuelle vivant dans une favela avec des études de sociologie et de politique publique, la conseillère était une figure profondément menaçante dans un Brésil qui vit dans le déni de soi. Marielle savait qui elle était et était déterminée à se battre politiquement pour que d’autres puissent accéder aux espaces qui leur avaient été historiquement refusés pendant des siècles. Dans une interview accordée au magazine Subjetiva, Marielle a clairement déclaré que « l’intention est que cette Chambre [la Chambre des conseillers] soit plus favelisée, plus noircie, qu’elle compte plus de femmes, d’identités et de genres6« . La conseillère ne s’est pas contentée de porter ses identités en tant qu’accessoires de la diversité ; elle les a vécues avec fierté tout en s’exprimant de manière intelligente et stratégique pour changer de manière significative la quasi-absence de femmes noires et LGBT en politique.
Rue Marielle Franco – une occupation physique et symbolique brisée par l’extrême droite
Après des années d’enquête et l’insistance d’innombrables mouvements, les responsables de la mort de Marielle ont été découverts : Chiquinho Brazão, député fédéral, et Domingos Brazão, conseiller à la Cour des comptes de Rio. Un fait particulièrement douloureux est la découverte de l’implication du chef de la police, Rivaldo Barbosa : lui qui avait personnellement consolé la famille le lendemain du meurtre de Marielle et qui avait toute sa confiance, a en fait travaillé activement à la protection de la famille Brazão7. Reste l’impression que même si nous, Brésiliens noirs, atteignons des niveaux de pouvoir plus élevés grâce aux efforts des luttes collectives mentionnées ici et aux victoires juridiques dérivées de ces luttes, il y a toujours des loups blancs à l’affût pour s’en prendre à nous. La menace de la mort physique et symbolique continue de planer. Physique, parce qu’il n’y a plus de distinction entre le crime et l’État – ce que l’affaire Marielle a rendu explicite – et symbolique, parce que l’effort pour effacer et faire taire notre existence à travers nos symboles culturels est extrêmement intense. Le cas de la destruction du panneau « Rua Marielle Franco » en est un bon exemple.
Une plaque portant le nom de la conseillère municipale a été créée et largement diffusée sur les médias sociaux comme un symbole d’espoir d’une nouvelle histoire à écrire : l’histoire d’un Brésil dans lequel les personnes qui étaient autrefois reléguées aux marges ont désormais une place digne dans le pays. Comme toute réforme sociale est trop inconfortable pour ceux qui ne veulent pas perdre leur place privilégiée, lors d’un rassemblement de campagne politique, une reproduction de la plaque de Marielle a été brisée par le député Rodrigo Amorim. À ses côtés se trouvaient Daniel Silveira (aujourd’hui en prison pour avoir menacé la Cour Fédérale Supérieure, un des trois pouvoirs du Brésil à côté de l’Exécutif et du Législatif) et Wilson Witzel, alors candidat au poste de gouverneur de Rio de Janeiro. Au cours de son mandat (à partir de 2019, première année de Bolsonaro), il s’est fait connaître pour avoir voulu déployer des tireurs d’élite dans la « guerre contre le trafic de drogue » (avec les guillemets appropriés puisqu’il s’agit d’un projet raté et fantaisiste) et pour avoir voulu qu’ils visent « pile sur les petites têtes »8 des personnes impliquées. Wilson Witzel n’est pas en reste en ce qui concerne la (terrible) politique de sécurité de l’État de Rio de Janeiro, totalement raciste et punitiviste. Les statistiques le prouvent : depuis que nous avons un recensement racial au Brésil, nous savons que la police de Rio de Janeiro tue et agresse les Noirs de manière disproportionnée dans le cadre d’une politique de sécurité à des années-lumière d’un quelconque contrôle du trafic de drogue9. Le moment où la plaque a été brisée a été filmé et largement partagé sur les médias sociaux. Voici le discours d’Amorim lors du rassemblement, plaque cassée en mains (traduction personnelle) :
« Marielle a été assassinée. Plus de 60 000 Brésiliens meurent chaque année. Je vais vous dire quelque chose. Ces minables sont allés à Cinelândia, et devant tout le monde, ils ont pris une plaque de la Praça Marechal Floriano, à Rio de Janeiro, et ont mis un panneau disant Rua Marielle Franco. Daniel et moi sommes allés sur place cette semaine et avons détruit la plaque. Jair Bolsonaro a subi une attaque contre la démocratie et ces ordures [vagabundos] se sont tues. C’est pourquoi nous allons les balayer. Plus de Psol, plus de PCdoB, plus de cette merde. Maintenant c’est Bolsonaro, bordel ! ».
Nous voyons ici une série d’insatisfactions : le nom du maréchal Floriano Peixoto, le deuxième président du Brésil, un militaire blanc à la tête d’un gouvernement autoritaire, étant caché par celui d’une femme noire, vivant dans une favela et bisexuelle, remet en question ce que l’on entend par protagonisme historique. Dans le même discours, Rodrigo Amorim s’indigne du prétendu silence de la gauche après « l’attaque contre la démocratie » subie par Bolsonaro (il faisait référence à l’agression à l’arme blanche subie par Bolsonaro alors qu’il se promenait dans la ville de Joao Pessoa). Il parle ensuite de « balayer ces vagabonds », comme il décrit comme les partis de gauche (Psol, Partido Socialismo e Liberdade, et PcdoB, Partido Comunista do Brasil). L’utilisation par Amorim de l’épithète vagabundos est intéressante : il s’agit d’un terme souvent utilisé par l’extrême droite pour englober tous ceux qui sont en faveur des droits humains par opposition au punitivisme, et les personnes de gauche qui s’identifient à des causes progressistes. Curieusement, l’un des sens originels du mot vagabundo est la qualité de celui qui erre et n’apprécie pas le travail, mais il implique aussi une assimilation à l’irrégularité et au banditisme. L’appropriation de ce mot pour décrire des personnes de gauche appartenant à la classe ouvrière est assez curieuse. Le bris de la plaque représente le mécontentement face à la présence de cette classe ouvrière féminine, noire et LGBTQIA+ à laquelle Marielle Franco a cherché à donner tant de visibilité pendant son mandat et à travers son activisme. Briser la plaque est une déclaration de guerre au nouvel ordre établi : pour Amorim, Silveira et Witzel, ainsi que pour une grande partie de la population brésilienne qui soutient ces personnes par son vote, il est normal qu’un homme blanc et militaire fasse partie de l’histoire et que l’on se souvienne de lui comme d’un héros, qu’il s’agisse de Floriano Peixoto au 19e siècle ou de Bolsonaro au 21e siècle, mais il est tout à fait scandaleux qu’aujourd’hui une femme noire, habitant une favela et bisexuelle, puisse occuper cette place. Briser la plaque est un acte de violence manifeste qui met en lumière la grande peur coloniale de la révolution et du remplacement – quelque chose de très similaire au discours que nous entendons tant de la part de l’extrême droite française, par exemple, puisque la blanchité peut varier d’un endroit à l’autre, mais sait prendre soin de préserver et d’unifier ses discours.
L’héritage
Si la mémoire de Marielle s’est matérialisée dans la plaque que l’on a essayé de superposer à la rue Floriano Peixoto, il s’agit d’une question symbolique, certes, mais aussi d’une question d’occupation de l’espace : Marielle venait de la favela, qui est l’espace du rejet urbain, et vivait dans le corps d’une femme noire et bisexuelle, que la nécropolitique s’efforce à tout prix de faire disparaître. Dans le système nécropolitique qui prévaut au Brésil et qui bat encore plus fort dans les périphéries urbaines, Marielle ne devrait même pas exister, et encore moins accéder à la fonction de législatrice. De plus, six ans plus tard, on découvre que sa mort a été ordonnée après qu’elle se soit opposée à la spoliation de terres par les milices de Rio de Janeiro. Ainsi, en plus d’exister et d’occuper des espaces qui ne devraient pas être les siens selon la société raciste, misogyne et aporophobe du Brésil, Marielle a essayé d’empêcher que des espaces soient illégalement occupés par l’État criminel représenté par les milices.
L’aspect le plus accablant de l’exécution de la conseillère municipale pour la communauté est peut-être le fait que son assassinat cristallise ce que les activistes disent depuis de nombreuses années : le racisme n’est pas seulement une question de mépris pour une personne d’une autre race et/ou d’un autre groupe ethnique, mais avant tout une question de pouvoir historique et politique d’un groupe sur l’autre. Il se combine à la misogynie et à la LGBTphobie pour que la nécropolitique d’État maintienne le pouvoir entre les mains de ceux qui l’ont toujours détenu. De plus, la confirmation que son assassinat a été ordonné par des milices et des personnes impliquées dans le système judiciaire ajoute au racisme de l’affaire car elle implique l’État et le pouvoir parallèle en partenariat avec l’État (les milices). Ainsi, la mort de Marielle est le résultat de l’exécution parfaite du crime de racisme par un pays où le pouvoir public va de pair avec le crime organisé. C’est comme si toutes les forces s’étaient réunies pour effacer toutes les années de lutte qui ont abouti à la possibilité pour une femme noire, bisexuelle et d’origine périphérique d’atteindre la place qu’elle a occupée.
Le timing est également notable : Marielle est décédée en mars 2018, à la fin du gouvernement de Michel Temer, le vice-président qui avait pris le pouvoir après la destitution de la présidente Dilma Roussef. Ce fut une période d’immense crise du Parti des Travailleurs (PT), le parti de Dilma et Lula, mais aussi de grande popularité de l’extrême droite, couronné par l’élection de Bolsonaro.qu’à l. L’esprit était au rejet des idées de gauche et, par conséquent, des agendas progressistes défendus surtout par les nouveaux mouvements et partis de gauche, comme le PSOL (Partido Socialismo e Liberdade), un parti auquel appartenait Marielle Franco et qui a promu la candidature de nombreuses personnes noires, des femmes et des personnes LGBTQIA+.
Après tant d’années, l’air du temps change. A l’heure où la gauche (bien que modérée) reprend le pouvoir, nous savons enfin qui sont les mandataires de l’assassinat. Mais il ne faut pas oublier qu’ils ne sont probablement que des intermédiaires dans un schéma de pouvoir infiniment plus complexe. Beaucoup osent évoquer la possibilité d’un lien des membres de la famille Bolsonaro à l’affaire en raison de leur proximité avec Ronnie Lessa, la personne qui a tiré sur Marielle et Anderson. La mort de Marielle a coupé les ailes à une nouvelle génération de personnes noires et périphériques qui avaient bénéficié des acquis des dernières décennies, mais aujourd’hui le réseau de solidarité et de non-conformité formé autour de l’affaire, qui s’est battu pour que l’enquête ne soit pas classée sans suite, voit le résultat de la lutte à travers ces réponses aussi partielles et tardives soient-elles. Le crime a le potentiel de mettre en évidence et d’exposer des liens encore plus sombres entre l’État et les milices, ce qui est extraordinaire. C’est comme si, malgré sa mort, Marielle continuait à se battre, mais cette fois à travers nous, qui revendiquons son héritage. On connaissait la la phrase d’origine incertaine (peut-être mexicaine, sûrement latino-américaine) « Tentaram enterrar-nos, mas nao sabiam que éramos semente » (“Ils ont voulu nous enterrer, mais ils ne savaient pas que nous étions des graines”) Marielle a laissé derrière elle, après son départ, l’accroche : « Marielle est devenue une graine ». À nous de la planter et faire germer à l’infini pour qu’elle ne soit jamais interrompue.
- https://www.youtube.com/watch?v=PVV6FfOAQ-Y&ab_channel=InstitutoMarielleFranco « Je ne serai pas interrompue ! Je ne supporterai pas d’être interrompue par les conseillers de cette maison ! Je ne supporterai pas qu’un citoyen vienne ici et ne sache pas écouter la position d’une femme élue ! » ↩︎
- Le Movimento Negro Unificado (“Mouvement Noir Unifié”) est né en 1978, en pleine dictature militaire (période qui a duré de 1964 à 1985). Le 7 juillet de cette année-là, une manifestation a été organisée pour protester contre la mort de Robson Vieira da Luz, tué après avoir été torturé par des policiers le 27 avril de la même année à Guaianases, dans l’État de São Paulo. En outre, quatre garçons ont été exclus de l’équipe de volley-ball du Clube de Regatas Tietê parce qu’ils étaient noirs. L’acte contre le racisme a eu lieu sur les marches du théâtre municipal de São Paulo et a marqué un tournant dans la lutte contre le racisme au Brésil, car il a reçu le soutien de plusieurs institutions afro-brésiliennes existantes. Lélia González et Abdias do Nascimento figurent parmi les fondateurs. Pour en savoir plus sur la création du MNU, lisez le livre de Lélia González et Carlos Hasenbalg, Lugar de Negro (« La place du Noir« ). ↩︎
- https://www.institutomariellefranco.org/quem-e-marielle ↩︎
- La princesse à laquelle je fais référence ici est la princesse Isabel, qui a signé la loi d’or en 1888, abolissant l’esclavage au Brésil. Pendant de nombreuses années, on a enseigné que l’abolition était le résultat de la clémence de la monarchie, incarnée par la princesse Isabel. Depuis quelques années, les historiens s’efforcent de modifier ce récit incomplet et injuste. Pour en savoir plus, consultez la transcription de cet épisode du projet Querino, raconté par Tiago Rogero : https://projetoquerino.com.br/wp-content/uploads/2022/07/Ep-08_Democracia_Querino-1.pdf ↩︎
- https://observatoriomorteseviolenciaslgbtibrasil.org/dossie/mortes-lgbt-2022/ ↩︎
- https://medium.com/revista-subjetiva/entrevistamos-marielle-franco-mulher-negra-perif%C3%A9rica-e-vereadora-do-rj-mulheres-na-pol%C3%ADtica-7839b7fbfe06 ↩︎
- https://www.correiobraziliense.com.br/politica/2024/03/6824482-delegado-preso-consolou-familia-de-marielle-e-disse-que-solucionar-crime-era-questao-de-honra.html ↩︎
- « La bonne chose à faire est de tuer le bandit avec le fusil. La police fera ce qu’il faut : elle visera la tête et… feu! Il n’y a donc pas d’erreur » (traduction libre) – https://noticias.uol.com.br/ultimas-noticias/agencia-estado/2018/11/01/a-policia-vai-mirar-na-cabecinha-e-fogo-afirma-wilson-witzel.htm ↩︎
- Pour en savoir plus sur l’inefficacité de la guerre contre la drogue, lisez l’article de Rodrigo Alvarenga : « Violence, guerre contre la drogue et racisme d’État au Brésil » – https://journals.openedition.org/polis/21039?lang=pt ↩︎