À la veille des vacances de la Toussaint, un mail tombe dans nos boîtes académiques.Objet : « Transat Café L’Or – Les skippers du numérique ».
On nous propose de refaire la route du café de façon ludique, connectée et sponsorisée.
Une belle initiative, paraît-il.
Je me suis d’abord fendue d’un grand “Tjiip”.
Entre deux conseils de classe et trois corrections de copies, je n’allais pas, en plus, “jouer au bateau”. J’ai refermé le mail sans insister.
Mais cette semaine, en traversant l’en-ville, j’ai vu s’installer tout un village pour accueillir les voiliers partis du Havre.
Et là, j’ai eu comme un nœud à la gorge.
Alors j’ai rouvert ce fameux mail. Et je l’ai lu, cette fois, avec attention.
Les élèves, dit-on, pourront “prendre le large sur une course mythique”, découvrir “la culture du café”, et suivre “le trajet des clippers des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles qui transportaient jusqu’à 400 tonnes de café des colonies jusqu’au Havre.”
Et c’est tout. Point. Pas un mot sur qui le récoltait, dans quelles conditions, au prix de quelles vies humaines, sous quel système économique et racial.
Autrement dit : on décrit la traite sans la nommer, on glorifie les routes coloniales sans les contextualiser, et on normalise l’exploitation sous couvert d’aventure et de pédagogie.
Le fameux “trajet des clippers”, ce sont les routes de la traite négrière transatlantique.
Le café, le sucre, le cacao, ces merveilles qu’on célèbre aujourd’hui dans les rayons des supermarchés et sur les voiles des bateaux sponsorisés sont nés dans la souffrance, sur les plantations d’esclaves.
Et maintenant, on demande à des enseignants de Martinique de faire “jouer leurs élèves” sur les mêmes routes, mais version virtuelle et connectée.
De les faire piloter un “bateau du numérique” sur la route du café, sans jamais parler de ce que cette route transportait d’autre que du café.
Là où l’hypocrisie atteint son paroxysme, c’est dans la liste des disciplines mobilisées : on nous parle de mathématiques (calculer la vitesse du vent), de sciences (étudier la météo), de technologie (comprendre la mécanique d’un voilier), de géographie (situer les continents)… « . Mais pas un mot sur l’Histoire.
Comme si les élèves pouvaient voguer sur un océan sans mémoire.
Comme si l’histoire, la vraie, celle de la colonisation, du travail forcé, de la violence raciale pouvait rester à quai.
Et dans le même souffle, le mot “colonies” est lâché, tranquille, sans contexte, sans conscience. “Des colonies jusqu’au Havre.”
Comme on dirait “de la Bretagne à Paris”.
Le mot est posé, propre, lisse.
Aucun rappel que ces “colonies” étaient des terres asservies, des économies saignées à blanc, des peuples réduits à de la marchandise.
Et c’est ça, la demande pédagogique version 2025 : parler des colonies sans parler du colonial. Faire de la “route du café” sans jamais parler de ceux qui le cultivaient.
Et le plus dérangeant, c’est que ce discours est sans aucun doute le même, mot pour mot, qu’on adresse aux élèves du Havre et à ceux de Fort-de-France. Comme si nous partagions la même histoire, la même position sur la carte, la même mémoire collective.
Comme si, des deux côtés de l’Atlantique, on pouvait raconter cette “route du café” avec la même candeur.
Mais non.
Depuis Le Havre, c’est une page d’aventure maritime. Depuis la Martinique, c’est une page d’exploitation coloniale. Et si l’Éducation nationale ne voit pas la différence, c’est bien qu’elle continue, sans le dire, à parler depuis le pont, jamais depuis la cale. La “continuité territoriale” existe peut-être sur les cartes, mais sûrement pas dans la mémoire.
En 2025, on efface la mémoire sous couvert d’“usages du numérique”.
On romantise le passé à coups de quizz.
On transforme la traite transatlantique en événement ludique.
On conserve le décor, on efface les morts, on célèbre la marchandise.
Alors oui, la Transat, c’est du sport, du courage, de la technologie. Et si je leur propose de participer à la Virtual Regatta, mes élèves seraient sûrement emballés de prime abord. Mais je ne suis pas sûre que cet emballement resterait intact si je posais le contexte de cette “aventure maritime”.
Et mes élèves, je préfère les embarquer sur une autre traversée : celle de la mémoire. On parlera des ports négriers, des cargaisons humaines, des profits de la bourgeoisie havraise, des résistances, des révoltes, des marronnages, des abolitions, des oublis. On parlera de cette France qui se rêve aventurière, alors qu’elle a longtemps été colonisatrice.
Parce qu’à force de repeindre l’histoire couleur café, on finit par oublier que dans ces cales, il y avait surtout un goût de sang.

