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Statuaire, Mémoire et Turfu

« À la fin tu es las de ce monde ancien /[…] Tu marches vers Auteuil / tu veux aller chez toi à pied / Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée / Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance/ Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances / Adieu Adieu / Soleil cou coupé »

Zone, Apollinaire

Pour mettre un fin mot à cette Histoire à l’Endroit, faisons d’abord un petit récapitulatif. Nous avons :

  • Des associations officielles de vétérans Confédérés (United Confederate Veterans, Daughters of the Confederacy), qui font l’apologie régulièrement de la suprématie blanche, du Klu Klux Klan, et tente de transformer les symboles d’une armée qui s’est battu pour une seule raison en symbole “positifs”.
  • De relais politiques majeurs : le Parti Démocrate d’abord puis le Parti Républicain à partir des années 1960; des Présidents, comme Andrew Johnson ou Woodrow Wilson ; des Sénateurs, des Gouverneurs et toute une pléiade d’élus locaux qui ont façonné un système politique qui prévient les populations d’obtenir une représentation politique à laquelle ils ont en principe droit et façonne un système légal qui perpétue et renforce les inégalités économiques.
  • Des historiens qui par conviction personnelle raciste, produisent un ensemble de discours qui serviront à excuser et à réécrire l’Histoire de la Guerre et de la période qui a suivi. J’ai mentionné la Dunning School, mais on pourrait aussi inclure Woodrow Wilson qui avant de devenir Président des États-Unis, fut historien et président de Princeton. Ses travaux sur la Reconstruction légitiment la violence du Klu Klux Klan et idolâtre l’ère de l’esclavage. En tant que Président, il implémente la Ségrégation dans tous les services de l’État.
  • Des relais violents et meurtriers. L’image forte, terrifiante et clownesque à la fois, du Klu Klux Klan usurpe les imaginations. La terreur qui régnait dans le Sud des États était souvent l’œuvre de civils, elle était anodine, soudaine, injustifiée ou justifiée à posteriori par des causes incohérentes et infondées. Les photographies de lynchages, qui s’échangeaient comme des cartes de vœux entre membres d’une même famille, montrent des femmes, des hommes, des enfants dans leur habit de travail, souriant, posant fièrement près des corps fraichement pendus. On pourrait citer les émeutes raciales d’Atlanta en 1906 où dix milles hommes blancs ont tué une dizaine de personnes noires et fait plusieurs centaines de blessés. Ou encore les émeutes de Tulsa en Oklahoma en 1921, où une meute d’hommes blancs ont rasé intégralement le district d’affaires de la communauté noire la plus riche des États-Unis : 300 morts, 800 blessés, des dizaines de milliers de personnes laissées à la rue, aucune mention dans les journaux ou dans les livres d’histoires pendant soixante quinze ans.

Tout cela forme un ensemble constant qui anime la politique et la société américaine depuis un siècle et demi et qui traduit une idéologie qui, si elle a varié dans son texte et dans ses flux et reflux, est cohérente de sa création à son expression contemporaine. C’est d’une tradition politique laide mais structurée, jamais véritablement apurée ou mise de côté dont il s’agit. Et la statuaire et la symbolique qui ont été implantées sur les territoires ont pour rôle de la traduire dans l’espace. Le paradoxe de l’omniprésence de statues pour les porteurs d’une cause dite perdue prend ainsi tout son sens.

Hal Jespersen/Wikipedia Commons

Un rapport de la Southern Law and Poverty Center (SPLC), explique l’historique du marquage du territoire par des symboles Confédérés. Aucun de ces monuments n’a été érigé directement après la Guerre Civile. La vaste majorité a été érigée entre 1895 et la Première Guerre Mondiale, l’ère des lois Jim Crow, puis avec une résurgence durant le Mouvement des Droits Civiques. Donc deux périodes d’affirmation du Sud, de ses valeurs, et de ses pratiques violentes en réaction à une période d’affranchissement des Noirs. Ce n’est pas un hasard. Tout comme la violence raciale nue et la défense de ces symboles suite à l’élection d’Obama.

Ces statues et ces drapeaux confédérés s’érigent en parallèle des violences. Un parallèle doux, qui promeut que l’esclavage était une question secondaire, que le destin de la Confédération est tragique et que l’histoire américaine est une succession non rompue de héros, de saints, de demi-dieux pendant que l’on tue. Ces statues monumentales du Général Lee, de Thomas “Stonewall” Jackson sont des monuments qui sont là pour immortaliser cette histoire et que la domination raciale est justifiée. Ils sont là pour superposer une histoire idyllique à une réalité meurtrière.

Parmi les principaux financiers et acteurs de l’érection de ces statues, on retrouve les suspects habituels, les United Confederate Veterans et les Daughters of the Confederacy. Ces monuments pouvaient se trouver dans des cimetières ou des parcs mais la plupart se trouvaient devant les institutions publiques de ces États. Palais de justice, siège du gouvernement de l’État etc. L’idée est de signifier à ceux qui pénètrent ces lieux qu’ils se soumettent aux lois de la suprématie blanche. Ainsi, parmi les 37 écoles qui portent le nom de Confédérés dans le Nord, 19 sont à majorité afro-américaines. Ces palais et sièges gouvernementaux où marche le mouvement des droits civiques étaient toujours ornés de leurs statues et/ou de leur drapeau confédéré.

Une « Mammy » noire pleure le départ d’un soldat confédéré (Wikipedia Commons)

Même les monuments qui pourraient signifier une histoire commune réconciliée comme celui dans le cimetière national d’Arlington en Virginie, où sont enterrés les héros nationaux de l’époque contemporaine aux États-Unis, honorent la Cause perdue. Ainsi, sont présentes des images de soldats Confédérés héroïques, d’esclaves soumis et loyaux mis volontairement par le sculpteur pour « écrire une histoire correcte” et corriger les mensonges dits sur le Sud par le Nord victorieux, et des inscriptions qui indiquent que la cause était juste.

Que faire lorsque les symboles de la mémoire collective sont là pour effacer et superposer une histoire politiquement correcte à une autre vraie mais discordante ? Doit-on accepter, passer l’éponge, au nom du sacro-saint mythe national ? Comment une nation moderne peut-elle intégrer dans sa mémoire collective ses parties moins reluisantes ? Plus prosaïquement, on fait quoi des statues de trou du cul, on les démonte ?

Ces questions se posent pour toutes les sociétés modernes. Nous avons vu durant tout le siècle dernier les impasses d’un discours mythologique historicisant basé sur le mensonge et l’arbitraire, les dangers auxquels il mène, et les impossibilités d’appréhender et de recréer le contrat social qu’il suscite.

Nous avons tous ces images de statues de Lénine, Staline ou Saddam Hussein se faisant déboulonner dans la chaleur d’une révolution ou d’une chute de régime. Mais dans les cas des Confédérés, il s’agirait de le faire à froid, 50 ans ou 100 ans après. Il serait tout aussi possible de trouver à chacun d’eux des accomplissements divers reposant sur les arguments de stabilisation ou de puissance d’une nation. Comme pour Colbert ou Napoléon. Cela n’enlève rien à leurs crimes. D’autant plus quand ces crimes ont participé de la fabrique de la Nation.

Les déboulonner ne me gêne pas. Mais il y a quelque chose de stalinien à tout effacer, surtout quand les idées elles, ne disparaissent pas. Si la mémoire collective est un processus vivant et complexe ne vaudrait-il pas mieux conserver nos regrettables reliques ? Quitte à prendre la liberté des les transformer ?

Statue de Stroessner recomposée par Carlos Colombino (Wikipedia Commons)

La statue du dictateur paraguayen Alfredo Stroessner, responsable de milliers d’assassinats et accusé de génocide, est un bon exemple. L’artiste Carlos Colombino a choisi de laisser des parties visibles du monument originel. La statue est écrasée entre deux blocs de béton comme écrasée dans un broyeur, afin de montrer la force nécessaire qu’il a fallu pour écraser le régime précédent. Mais le processus est incomplet : des mains s’accrochent aux rebords tel un zombie toujours capable de ressurgir, et les yeux du dictateur regardent le spectateur d’un regard inquiétant. Le mal n’est jamais vraiment vaincu et il vaut mieux se rappeler sa menace que l’oublier.

Pour se rapprocher de notre histoire coloniale, « Le Pavois » en Algérie est un exemple intéressant. En 1928, les autorités coloniales françaises ont commissionné un monument aux morts , pour commémorer l’amitié entre soldats français et algériens décédés lors de la Première Guerre Mondiale et pour marquer le centenaire de la colonisation française de l’Algérie. Beaucoup de symboles coloniaux seront détruits ou saccagés après l’indépendance mais la sculpture de Paul Landowski reste intacte jusqu’à la fin des années 1970. En 1978, le gouvernement mandate l’artiste M’hamed Issiakhem, l’un des pères de la peinture algérienne moderne, pour remplacer le mémorial. Issiakhem décide de le sauvegarder à sa manière. Même si le symbole est une relique de l’époque coloniale, c’est une œuvre de l’un des sculpteurs les plus connus du XXe siècle (Landowski est notamment l’auteur du Jésus de Corcovado). Issiakhem décide d’encaser le monument original dans un sarcophage de ciment puis de le couronner d’une paire de poings brisant les chaines. Indépendamment de sa volonté, il semblerait que des fissures apparaissent dans la structure révélant la sculpture originale.

Le Pavois. Structure originale de Landowski.
Le Pavois enclos par Issiakhem

A la croisée de notre sujet, de la France et de ses anciennes colonies se trouve la statue de Joséphine de Beauharnais, Impératrice des Français, Béké de Martinique (du nom de la classe des créoles blancs de l’île) et donc femme de Napoléon.

La statue apparaît sous le Second Empire, sous l’impulsion de Napoléon III qui lance une souscription en Martinique (sic) pour financer le monument et fait un don de 12 000 francs. La première esquisse en plâtre de la statue est montrée le 15 mai 1855 à l’Exposition universelle de Paris. Le sculpteur Vital-Dubray s’inspire d’un buste de l’impératrice réalisé par François Joseph Bosio, que celle-ci avait offert à sa fille la reine Hortense pour sa parfaite ressemblance.

Statue de Joséphine sans-tête et recouverte de sang (Zaka Toto)

Le monument est élevé au centre du jardin de la Savane à Fort-de-France, initialement sur un piédestal en marbre installé au centre d’un large socle carré en granit surmonté d’une belle grille ouvragée et aux angles duquel sont installés des candélabres. Huit palmiers royaux sont plantés autour du socle pour mettre l’ensemble en valeur et attirer l’œil au centre du jardin de la Savane. La statue est inaugurée le 29 août 1859 et donne lieu à trois jours de fêtes où sont invités les gouverneurs de la Martinique et de la Guadeloupe, le gouverneur anglais de Sainte-Lucie, aux étrangers de distinction venus des îles anglaises et danoises et aux autorités des deux colonies françaises. Discours et salves de canons s’enchaînent. Un banquet de 200 couverts et un bal attendent les convives dans le salon du gouvernement. Une grande fête populaire a lieu dans la Savane et une exposition de produits créoles fait la clôture.

Tout cela est fantastique si l’on ne considère que le fait que c’est un pays qui fête une des siennes. Ça l’est beaucoup moins quand on constate que le seul mérite de cette femme est d’être l’épouse de celui qui a rétabli l’esclavage dans la colonie dont elle est originaire, dont la population est en grande majorité issue de cet esclavage, et qu’elle est issue de sa caste esclavagiste. Sa position initiale au centre de la ville, est une position de domination des pauvres hères qui peuplent les îles.

Au milieu du XXe siècle, Aimé Césaire, élu par ses hères qui ont gagné la ville, la mettra d’abord en marge, ne sachant qu’en faire. Puis en 1991, l’un des derniers soubresauts de l’indépendantisme antillais se manifestera par l’idée de génie de lui couper la tête et de lui verser du sang sur le corps.

D’un coté, la statue de Joséphine, n’est pas que la mémoire du rétablissement de l’esclavage dans les colonies. Elle est la symbolique de l’accord entre la métropole, qu’elle soit royaliste, impériale ou républicaine avec les forces dominantes des îles. Elle est le symbole d’une union qui équivaut souvent l’assujettissement de la majorité des populations ultra-marines, du Code Noir (acte fondateur de la France coloniale) à l’autorisation de l’utilisation du chlordécone.

Que la Martinique ait produit une tête impériale ne signifie rien sinon que nos colons furent parfois des aristocrates. Qu’un tel sort lui soit fait, dans l’indifférence et l’amusement général, dit que peut importe les babioles impériales si leur utilité est de taire la barbarie. Que les statues célèbres sont parfois l’institution de fausses idôles.

Mais la geste de lui couper la tête est peut-être signe d’une possibilité de réinvention, d’appropriation de la symbolique coloniale pour produire une représentation nouvelle qui intégrerait ces vieilles traces comme un palimpseste.

La roue est la plus belle découverte de l’homme et la seule
il y a le soleil qui tourne
il y a la terre qui tourne
il y a ton visage qui tourne sur l’essieu de ton cou quand tu pleures
mais vous minutes n’enroulerez-vous pas sur la bobine à
vivre le sang lapé
l’art de souffrir aiguisé comme des moignons d’arbre
parles
couteaux de l’hiver la biche saoule de ne pas boire
qui me pose sur la margelle inattendue ton visage de goélette démâtée
ton visage
comme un village
endormi au fond d’un lac
et qui renaît au jour de l’herbe
et de l’année germe


Soleil Cou Coupé, Césaire

Ce texte est le dernier d’une série de six textes sur la généalogie des politiques et idées racistes aux Etats-Unis intitulé l’Histoire à L’Endroit publié en Novembre 2017. Il est republié dans le contexte de l’événement Inscriptions en Relation au Palais de la Porte Dorée du 14 au 16 Février 2020.

Zaka Toto est écrivain et le fondateur de Zist.