Tu me parles de ta ville, de ses fumées, de ses encombrements. Et du parc où tu te réfugies pour respirer. Ce relief aigu et préhistorique, les aspérités anciennes, ce regard perpétuellement voilé, suspect de sournoiserie, cette détente prodigieuse depuis la mare, cette peau qui n’en est pas une, plutôt un cuir, voire un rempart, inaltérable, contre les assauts du temps. Tu me parles de ce grand-père incompréhensible et néanmoins vénéré, qu’on honore sur les côtes par des dotations de chair, qu’on désigne par un prénom, devant lequel certains vont jusqu’à se prosterner. Tu me parles de cette immobilité sourde et menaçante, ces montagnes miniatures sur son dos, son apparente immuabilité, alors qu’il est déjà presque disparu. Tu me parles de cette ville qui honore et détruit les mêmes. De ta lassitude, de ton impuissance.
Je viens t’évoquer celui qui s’ennuie chez moi, à Vincennes, qui patauge irrémédiablement dans une soupe trop froide. Celui aux rondeurs luisantes, ses nuances profondes, ses pores serrés, ses plis nets. Celui qui s’ennuie depuis la fin des temps au défilement des familles, sous un soleil toujours trop timide. Ses naseaux blasés. Ses paupières fatiguées. Je vais te dire son abandon, partie perdue, ils l’ont casé là, que faire ? Je suis allée l’écouter et j’ai été bien surprise. Dans ses vallées plissées, il y avait la sueur de l’équateur, la mémoire des grands lacs, la frousse des chasseurs du dimanche. Ses reflets évoquaient tous les autres, les restés là-bas, les déjà éteints. Et quand sa paupière s’est levée, sur sa rétine, gisait la silhouette fantomatique de notre dernière victime. Ce dodo auquel nous avions imposé un voyage interminable.
Serais-tu celui qui s’abreuve aux larmes du crocodile ? Je suis celle qui se lave dans les remous de l’hippopotame.
Tu retrouves ici, dans les prairies inondées depuis l’automne, la silhouette hiératique de l’aigrette blanche, qui devrait pourtant avoir migré en ce jour de réveillon. Que fait-elle encore là, solitaire, proie facile des gelées et des chasseurs ? Sa robe blanche ne célèbre aucune union miraculeuse, elle s’est égarée, c’est certain, trop jeune pour suivre le groupe ? Trop capricieuse ? Tu la perds de vue et déjà elle se rappelle à toi sous des cieux plus amicaux, scintillante sur le lac du zoo, ses grandes envolées maladroites et éblouissantes, sa complicité avec les bœufs, son allure toujours plus verticale.
Pourquoi cette orpheline a-t- elle oublié de les rejoindre, ses copines ? Les eaux ne sont plus poissonneuses, ni ici ni ailleurs, mais au moins le voyage est une promesse de chaleur. Tu l’auras vite oubliée, et elle, comme les bœufs autrefois, s’absorbe dans la contemplation des voitures qui défilent, défilent, en files sur l’autoroute lisse.
Les petites autos grises, et rouges, et bleues glissent sur le tapis vert des champs empoisonnés.
Est-ce que les aigrettes blanches, quand elles vieillissent, deviennent grises ?
Les prairies de mon enfance ont sacrifié les pommiers à la monoculture, et les bœufs ne sortent plus des hangars qu’il serait incongru de nommer étables. Les champs se couvrent de lignes parallèles tracées par le métal, les mains ne touchent plus terre, et l’air lui-même devient menace. À la période des semis, les pigeons voleurs de grains viennent mourir en ville, empoisonnés par la chimie des campagnes. Leur cousin dodo n’a connu que le bâton et l’appétit des cochons, ce fut sans doute sa chance, mais l’aigrette en oublie son voyage, et les mouettes aussi, qui se mettent à dévorer les frites. Pour Noël, irons-nous en Laponie ?
Les petites autos grises glissent à droite vont se ranger dans l’abri pavillonnaire à gauche vont peut-être au cinéma ou à la mer, il fait beau.
Vous vous propulsez sur le ruban gris de l’autoroute, et pourtant dans le bus tout semble immobile. L’air griffait vif au réveil, maintenant le soleil tape cru. Le bus dépasse les camions à deux wagons, toujours plus longs, mais dans leurs cabines, les chauffeurs eux aussi paraissent immobiles.
Ils s’ennuient. Distraction du portable. Indigestion de route. Le soleil plisse leurs yeux déjà fatigués. Seule la vibration de la bâche trahit le déplacement.
Ils ont des noms et des dessins d’éléphants imprimés sur les flancs, et pourtant que savent-ils de l’Afrique ? Qui serait assez bête pour imaginer qu’un éléphant sauvage puisse s’abaisser à transporter des marchandises ?
La peau de l’éléphant n’est pas aussi rose qu’on veut le croire ; elle n’est pas grise non plus, sa couleur est indéfinissable. Ses rides forment le lit de rivières où s’écoulent les sueurs odorantes, le parfum du mouvement. La peau de l’éléphant est le monde, sa mémoire en archive l’histoire, son pas mesure les saisons.
Vous vous arrêtez à une station d’essence, les blondes d’Aquitaine forment comme un décor de cinéma, planté là pour les Parisiens qui partent en vacances.
Leur robe claire ne porte que l’histoire du hangar où elles se posent captives en attendant l’abattoir. Où se niche le souvenir des troupeaux migrateurs ? Dans leurs sabots ? Leurs cornes amputées ?
Les camionneurs ventripotents sont-ils dans l’illusion de parcourir le monde, immobiles dans leurs cabines?
ZOO, deuxième volet d’une trilogie de nouvelles et de photos de Sophie Bazin entre le lieu du même nom à Madagascar, Paris, France et Saint-Louis, Sénégal. L’identité comme voyage, déplacement et aller-retours. Pour lire tout :
Misy Miala
Polymères