La incultura, que mala es… Ah, l’inculture… quel fléau !
Doña Centro in CARNE TRÉMULA de Pedro Almodóvar. 1997
La raison de vivre, l’Homme l’apprend par les emblèmes, les images, les miroirs… … qui manie les miroirs tient l’Homme à sa merci.
Pierre Legendre in LA FABRIQUE DE L’HOMME OCCIDENTAL. P. 8 Éditions des Mille et une nuits, 2003
Prémisses
- Pas de société humaine hors de l’enclos institué du langage. Une société n’est pas une foule anonyme mais une transcendance construite par la culture, le théâtre où se joue – tragique et comique – la raison de vivre. Pour être habitable le monde doit être mis en scène1 . Ainsi, la langue détermine le cadre de la vision du monde qui institue l’articulation des lois et coutumes du groupe social, qui bâtit l’espace dont il a besoin pour évoluer, lequel, à son tour, supporte la narrative sociale.
- La forme de l’espace ne peut pas induire des comportements, mais peut être un obstacle déterminant. Un deux-pièces cuisine ne fabrique pas des familles nucléaires mais rend compliqué d’y loger d’autres modes d’être ensemble.
- L’architecte et l’urbaniste sont des sémiologues en charge des rustines sidérales, pas grand-chose d’autre que des plombiers ou des repriseurs du quotidien… des ouvriers travaillant à la reproduction et à la culture de la culture…
- Ici en Martinique, cela fait plus de soixante ans que nous nous servons plus ou moins consciemment les espaces de l’autre. Il est maintenant temps d’arrêter de pleurer et de nous inscrire dans la militance d’une architecture qui nous contient, afin de réensemencer la société de son propre corpus symbolique.
Si l’on se tient pour dit que la culture est la manière d’être-au-monde d’un groupe social, l’architecture est sa traduction matérielle, la façon dont le groupe anthropise l’espace. Aussi, toute architecture comporte deux faces.
La plus connue étant celle de l’apparence, où l’on remarque les choses – en l’espèce les murs, les toitures, les portes et fenêtres – bref : la matière.
L’autre face est celle de la fonction. Toute architecture consiste en fractionner et délimiter l’espace en étendues pour leur assigner un usage : la chambre à coucher, le salon, la rue, la place du marché… bref : du vide2 .
À la Martinique, comme ailleurs, la forme de l’espace bâti et le mode d’habiter sont intimement interdépendants.
Voici comment, et la violence qui peut en résulter.
En 1848, les deux tiers de la population de l’île passent de l’esclavage à la citoyenneté et, refusant de retourner travailler comme salariés dans les habitations demeurées intactes, s’en vont tenter de vivre une nouvelle vie sur les terres maigres des mornes.
Depuis l’arrière-pays donc et pendant un siècle long, cette Martinique-là assiste à l’arrivée des Chinois, à celle des Indiens de l’Inde, des Congos et, plus tard, à celle des Syriens… à la dilution de l’Ancien Régime, à l’avènement de la bourgeoisie capitaliste et à la transformation progressive des habitations esclavagistes en usines centrales où règne désormais l’exploitation sans maman de la main d’œuvre ouvrière…
De loin, elle aura vu l’école républicaine des hussards venir concurrencer les frères de Plöermel et les sœurs de Cluny jusqu’à l’épanouissement de la mangrove mulâtre. Elle a vu Saint-Pierre dévastée venir se blottir dans Foyal pour en faire un monstre centripète, et puis elle a vu la bascule du cabotage maritime vers des routes terrestres de plus en plus consolidées avec leur cohorte d’automobiles, de camions, de taxispéyi…
Ainsi, à l’écart des bouleversements du monde, vivant essentiellement de jardins créoles itinérants et de saisonnalités d’appoint dans la canne, l’habitat des mornes, protégé par son jaden suren razié, peu à peu dessina sa forme et son fond…
Pour la forme, je renvoie les curieux à KAZ ANTIYÉ, JAN MOUN KA RÉTÉ 3, où Jack Berthelot et Martine Gaumé décrivent en détail l’habitat populaire des Antilles. Ils y insistent sur le regroupement en familles élargies4 comme ensemble économique d’autosubsistance et principe de résistance en marge de l’habitation et, surtout, sur le fait que le décor du paraître sert de masque pour protéger le vivant de la vie domestique.
Pour ce qui est du fond, l’analyse de l’articulation des espaces de la case nous instruit davantage.
Posée en bordure des chemins de trace, son architecture s’organise dans une séquence linéaire qui va du public de la rue au très intime de la chambre à coucher en passant par l’interface de rencontre sociale qu’est la véranda, et le cœur du dispositif : le salon-salle à manger, noyau magicoreligieux qui joue la fonction capitale de conservateur de mémoire.
Celui-ci est occupé par du mobilier qui déborde : à côté d’un buffet démesuré et d’une table trop grande, dans l’immense canapé du salon, entourée de ses admirateurs en peluche, trône une poupée (blanche) soigneusement habillée en reine. Des napperons au crochet mettent en scène la table basse d’où émerge un vase avec des fleurs à longues tiges qui se déploient sans égard pour le manque de place et dans un coin, un petit meuble vitrine expose des « sujets » en faïence blanche à la parade. Les murs sont parfois tapissés de papier-journaux5 …
C’est là que la mémoire du mode d’habiter des mornes se recharge lorsqu’on le traverse au quotidien.
1946, départementalisation et fin des usines… on est alors à l’heure de l’assimilation. C’est le début de ce qu’on appellera les trente glorieuses et ni le gouvernement central ni les élus locaux ne peuvent accepter l’insalubrité… aussi, les programmes d’habitat social mis au point en métropole arrivent à la Martinique pour faire le ménage… Dillon, Godissard et Batelière sont satellisés autour de la ville. La Martinique entre en modernité.
1960-1970, le port se conteneurise, la Chambre de Commerce met l’aéroport à l’heure des Caravelles et trace à travers champs la grande route qui emmène derrière elle l’ensemble des activités qui faisaient de Fort-de-France le cœur économique de l’île.
C’est le grand déménagement croisé : la ville-centre se vide de ses ressources en même temps qu’elle accueille les délaissés de la crise agricole dans les bidonvilles de Volga Plage, Texaco, Pointe de la Vierge et autres Canal Alaric… sans l’ombre d’une péréquation : au Lamentin les richesses, à Fort-de-France la misère.
Ainsi la case des mornes se fraye un chemin et arrive en marge de lanvil pour se faire une existence6 avec l’entraide comme moteur des premières occupations, et même si l’on commence à perdre la matrifocalité en chemin, avec ses catégories d’espaces et surtout avec l’ordre de leur séquence encore préservé…
Mais pour celles qui restent dans les mornes ce sera l’assainissement. Toute la richesse de leur architecture vernaculaire ouverte à l’échange, mal comprise et stigmatisée par les bienpensances, sera alors progressivement transférée dans les HLM qui pullulent désormais même (surtout) en rase campagne.
Voyons comment est fait un logement HLM : conçu pour abriter le modèle de famille nucléaire occidentale de l’après-guerre (papa lit le journal en fumant la pipe sur son canapé alors que maman tricote à sa botte tandis que les deux enfants jouent sagement au centre de l’image), il comporte lui aussi un salon-salle à manger, une cuisine et des chambres à coucher… et parfois un petit balcon, qui sera transformé ici après une longue lutte en véranda au prétexte, justement, de notre culture locale…
Mais l’ordre de la séquence y est inversé et, de fait, pour atteindre la véranda depuis l’espace public il faut traverser le salon… exposant celui-ci à la vue de tous et rendant impossible d’y organiser l’espace magico-religieux. Le montage disparaît alors et sans lui plus de reset à chaque fois qu’on traverse la pièce… en peu de temps, le sujet s’étiole7 .
Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss décrit comment les Salésiens sont venus à bout de la résistance des Bororos à leur successives tentatives de conversion au catholicisme : le transfert dans des maisons disposées en rangées parallèles sans repères cardinaux a complètement désorienté les amérindiens ; privés du plan qui fournit un argument à leur savoir, les indigènes perdent rapidement le sens des traditions, comme si leurs systèmes social et religieux (nous allons voir qu’ils sont indissociables) étaient trop compliqués pour se passer du schéma rendu patent par le plan du village et dont les gestes quotidiens rafraichissent perpétuellement les contours8.
Ici, on s’est fait le coup tous seuls. Depuis plus de soixante ans, on tourne nous-mêmes le dos à la richesse culturelle et à l’architecture induite des mornes. Pourtant, Blancs et Créoles, Mulâtres et Nègres se sont succédés à la tête de ces sociétés anonymes qui bénéficient des crédits bonifiés et encaissent en direct de la CAF les loyers des populations triées sur le volet… Pendant plus de soixante ans les sociétés d’HLM se sont constituées un trésor de guerre de quelques 40 000 logements, de quoi caser le tiers de la Martinique… et pas une virgule du plan occidental de base n’a jamais été changée…
Plus de soixante ans plus tard, on continue de construire les mêmes appartements à familles nucléaires occidentales pour loger des familles minutieusement mélangées de sorte qu’elles ne se connaissent pas et qui, de fait, n’ont jamais osé se plaindre du cadeau empoisonné qui leur était fait…
Ce même phénomène est à l’œuvre lorsque de leur côté, les villas individuelles des classes moyennes se sont déployées sur les hauteurs dans des lotissements raquettes qui ont fini de rendre l’automobile indispensable… trois voitures par maison, en moyenne… Et là aussi, le schéma a commencé par résister, allez voir du côté de Plateau Fofo, à Bellevue ou à la Démarche et même à la Colline, les villas y sont encore tournées vers la route, leurs vérandas sont encore orientées vers l’espace social comme une main tendue au voisinage… pas encore contaminées par le repli, par la vue, par le paysage, par la prédominance de l’image sur l’oralité.
Tous ces nouveaux concepts qui, aujourd’hui, ont finalement conquis le pays en nous faisant miroiter que la modernité est l’avenir du monde… en nous détournant des rivières et des forêts pour aller bronzer sur les plages comme de vulgaires touristes.
Et alors que cette migration des mulâtres vers les lotissements de banlieue a vidé les bourgs et les centres-villes, le peuple de la Martinique danse dans des multiplexes ou des méga-centres commerciaux implantés au milieu de nulle part, mais toujours richement entourés de parkings bétonnés… La Galleria, ma ville à moi… annonce fièrement depuis son ouverture la réclame de l’enseigne marchande, célébrant ainsi autant la confiscation de l’espace public par le privé que l’individu roi…
Enfin, et pour couronner le tout, nous avons fait exactement de même avec notre espace de représentation9, ce lieu miroir où nous nous donnons à voir les avatars de notre être-au monde. Le grand Carbet, fleuron de la culture martiniquaise avec son architecture circulaire et son arène centrale caractéristiques du pitt ou de la place du conteur dans notre société, a finalement été grimé au forceps en théâtre frontal à l’italienne.
Ainsi fut expulsé le public de sa communion avec l’acteur pour devenir le spectateur passif d’une scène dans laquelle il n’est plus…
Ainsi va le pays, ainsi s’est desséché un grand pan de notre culture avec la bénédiction de notre aveuglement, ainsi allons-nous, toujours prompts à importer des nouvelles idéologies pour nous raconter des histoires d’être autre.
Ainsi se vide le pays de sa jeunesse sans même qu’il y ait besoin d’un autre BUMIDOM, ainsi va notre vie, à devoir transformer nos lycées en EHPADs…
Ainsi continuons-nous à jouer à être ce que nous ne sommes pas, et non pas au carnaval des autres, mais à notre propre vidé…
Peau noire et masques blancs disait Fanon, cela est également vrai des espaces que nous nous construisons… architectures inadéquates qui nous font violence au quotidien, comme ces souliers qu’on imposait aux mousmés japonaises pour former leurs pieds au fantasme de leurs hommes…
- Pierre Legendre. Ibid. ↩︎
- L’argile est façonnée pour faire des vases mais c’est du vide interne que dépend son usage Lao Tseu in DAO DE JING XI, Chine -600. ↩︎
- Jack Berthelot et Martine Gaumé : KAZ ANTIYÉ, JAN MOUN KA RÉTÉ, ouvrage accompagnant l’exposition itinérante « Kaz Gwadloup – habiter créole » présentée notamment à Carifesta et au Centre Pompidou. Édition Perspectives créoles. Paris 1982. ↩︎
- cf. Contrat Famille de Fort-de-France. Lariamep. Fort-de-France 1985. ↩︎
- cf. William Rolle in RÉNOVATION URBAINE ET ANOMIE COMMUNAUTAIRE. Tyanaba #1 p.89. Fort-de-France 1991. ↩︎
- cf. Estelle Sarah-Bulle in LÀ OÙ LES CHIENS ABOIENT PAR LA QUEUE. Éd. Liana Lévi Pointe-à Pitre 2018. ↩︎
- « L’espace n’est pas une donnée primitive, c’est un « construit, il n’y a pas d’espace sans sujet ». Jacques Coursil in LE LANGAGE L’ESPACE ET LA MÉMOIRE, communication aux architectes lors des IIèmes rencontres d’architectes et d’urbanistes de la caraïbe. Fort-de-France 1991. ↩︎
- Claude Lévi-Strauss : TRISTES TROPIQUES, p. 250. Éditions Plon Terre Humaine. Paris 1955 ↩︎
- Les espaces que chaque société se fabrique répondent structurellement au même patron, dans une sorte de figure fractale se déclinant toujours quel que soit l’échelle, de l’habitation au village et aux espaces de représentation… ↩︎