“I Am Large, I Contain Multitudes”
Song of Myself ~ Walt Whitman
Derrière le Grand Carbet de Fort-de-France, à travers un long immeuble du Parc Culturel, institution césairienne de la culture, prise dans une limbe de pourrissement-rénovation depuis nanni-nannan, dans une petite cour fraîchement défrichée et transformée en espace de renaissance éphémère, denommée la Manufacture, se trouvait un petit kiosque sombre, muré, muet.
Dedans, une fois passé un lourd rideau sombre, un brouhaha de voix, trois écrans inscrits aux points cardinaux, où s’affichent des hommes et des femmes de différentes générations. Ils déclament tous quelque chose, mais on ne sait bien quoi, leurs voix s’entremêlant et se contredisant. Du bruit. Mais ce que l’on voit au premier abord, c’est des sourires, des hésitations, des silences, des yeux qui cherchent des réponses au fond du crâne, de la gêne, de la détermination.
Le nom du rite étrange auquel nous invite le réalisateur Yannis Sainte-Rose, habillé ce jour-là comme un yogi des temps modernes, crâne rasé, fines lunettes de métal, barbe longue de l’ascète, mais taillée hipster, col de chemise fermé et austère, sandales émaillées de clous dorés, c’est “Matinijé ?” (“Martiniquais ?”) : un projet d’installation vidéo réalisé pendant plusieurs mois, autour d’interviews de Martiniquais et Martiniquaises de différentes catégories d’âge, origine, couleurs, afin de répondre à la question “Qu’est-ce qu’être martiniquais ?”. Tous assis sur une chaise, en fond blanc, close-up, la parole libre, et Yannis qui filme et enregistre.
Le dispositif est simple et incroyablement ingénieux, sur chaque écran défile un long clip d’interviews de chacune des trois générations (moins de 25 ans, 25-50 ans, 50 ans et plus), que l’on peut suivre en se plaçant juste en face, sous un dispositif sonore qui isole leurs voix. Plus de brouhaha, de la clarté.
Que disent-ils ? Qu’être Martiniquais c’est la tradition, la façon d’être, une multitude de composantes, une spiritualité, une culture, un mélange de tout, une grande famille, le soleil dans le sang, la mer dans le sang, qu’ils ne sont pas martiniquais, que c’est accepter la différence, les voyages, la famille, des sonorités, des couleurs, une manière de s’habiller, une gastronomie, le métissage, que c’est être ambassadeur de son pays, une solidarité profonde qui se traduit par le koudmen, un patrimoine, s’intéresser à ses ancêtres…
… que c’est se rendre compte qu’on compte qu’on est martiniquais quand confronté à l’altérité bien particulière du continent…
… que c’est parler et vivre le créole
… que c’est être citoyen du monde et pas forcément né ici
… que c’est être descendant d’Africains
Et trop rarement, que c’est un objectif, une vision : celle d’une émancipation.
Des mots qui se contredisent, ou plutôt qui se complètent.
Rien de bien nouveau, mais rien de bien différent que les mots d’un Montesquieu ou d’un Renan. Mais ce n’est pas l’objectif : il est d’écouter (enfin!), d’apprendre de l’Autre même si ce qu’il dit peut nous faire grincer. Il est peut-être celui de présenter un miroir déformant, de decliner la faiblesse de “la conscientisation”, mais je choisis de dire qu’il s’agit de réapprendre la patience de se confronter.
Miroir. Il y a une quatrième étape, une fois qu’on a fini de tout voir, et que l’on se retourne vers la sortie, on se rend compte que ce qui de face ressemblait à un monolithe, est un immense miroir dans l’autre sens, on est invité à s’assoir et à s’y contempler, pardon, à réfléchir un moment à tout ce qu’on vient d’entendre et à peut-être formuler sa propre réponse.
“Je suis flexible”.
Cela me rappelle une nuit à Paris, après les attentats du 7 Janvier 2015 et les émois de “Je suis Charlie”, une tablée de jeune Antillais, mais pas que, invités à répondre à la question “Je suis ?”… Car après tout si la France se posait la question de son identité dans une société multiculturelle, nous, on était tombés dedans tout petits comme Obélix. Les réponses ne furent pas si différentes de celles présentes dans le documentaire de Yannis Sainte Rose. Plus pompeuses et prétentieuses surement.
Mais parmi toutes ses élucubrations plus ou moins savantes, un ami a sorti tout de go un “Je suis flexible” sec. Silence. Il présentait ainsi de manière brute sa capacité à changer de code et de conduite selon les situations et les milieux. Pas seulement le costume que l’on met professionnellement, ou quand l’on veut séduire. Comprendre : un bon Français parmi les blancs, et un Antillais comme un autre au pays. Une schizophrénie adaptive. Son existence toute entière définie cyniquement par une stratégie de survie. Un caméléon. Un bambou. Comme un signal d’alerte sur ce à quoi notre micmac identitaire peut nous réduire. Ou juste un hypocrite qui pendant un moment s’est mis à nu. Choisissez.
Quand à moi ? Simone Lagrand vient de me dresser le portrait dans son dernier Moun ici. Je le crois imaginé, mais parfois il touche juste.
Pour clôturer cette percée dans nos aller-retours identitaires, deux pôles, sans bien savoir s’il s’agit du Nord ou du Sud, disons deux types d’errances, une visite dans la Mangrove de Maryse Condé (Guadeloupe) et une lettre d’amour à V.S. Naipaul (Trinidad).
Zaka