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Petits arrangements avec la vie – II

Voitures. Voitures. Voitures. Motos. Motos. Voituuuuuuuuuuuuuuuures. Motos. Motos. Mo…Voitures. Voitures. Voitures.

J’ai tchéké avec Lionel ce matin, mais il était déjà pété ; yeux rouges en bille. Je suis pas sur ça aujourd’hui. ; J’ai une flemme sur moi. Le frère, depuis qu’on était au collège, il mettait toujours le bordel, ouais ; c’est normal, ouais, son père était toujours boulé. Ça met la pression sur lui. Je suis bon avec le trip à la RAA, le bagay est une manière ! Chef est passé ce matin avec les autres. Ils nous regardent. Je crois qu’ils cherchent les gars qui dealent la cocaïne ; mais bon, je suis pas sur çà. Je suis blaise, ouais. L’autre jour, Marco et Karl vendaient sur le parking des taxicos : « vini, vini !! » Les mecs sont venus, je les avais jamais vus avant. Combien tu vends ça, mon gars ? Marco et Karl leur donnent le prix, les gars achètent, et clic ! leur passent les pinces. Frère, en deux minutes, on avait déjà glissé, tracé, dégagé la place ; moi, je suis allé par derrière, vers le stade, et puis bon, je me suis assis à regarder les chou faire leur sport. Mal au ventre. Suis allé ramasser un vieil hamburger à moitié bouffé. Faim. Le crack te flashe la vie. Merde. Faim de crack. Soif de crack.

LA COLLECTIVITÉ TERRITORIALE ET LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE COFINANCENT LE PROJET D’AMÉNAGEMENT À TROIS VOIES.
DÉLAI DES TRAVAUX 28 MOIS.

Cela fait combien d’années, vingt-huit mois ? Encore des heures et des jours, et combien d’années à m’immobiliser aux mêmes endroits ! À lire des panneaux de publicité me promettant des jours meilleurs si j’achète le dernier portable ou la dernière voiture ! Population à-créditée.

Hier soir, je regardais le film Aliker. J’en suis ressortie assez troublée. Ce que je savais de lui, c’était peu de chose. Rien d’autre que l’histoire d’un jeune journaliste communiste qui s’attaqua aux grands usiniers et que l’on retrouva attaché sur une plage de Case Pilote, son corps meurtri se superposant à celui d’un autre, Marie-Louise, quelques décennies plus tard, lui aussi recraché par les vagues rouges de l’océan qui noie ses propres enfants. D’André Aliker, il me reste surtout la rue du Bourg, secteur amer où les jumpies s’abîment dans les vapeurs du crack. Ils l’appellent la « RAA ». Rue André Aliker.

Ce qui me reste du film, c’est la figure profonde, torturée, sublimée d’Aliker, et celle aussi de son frère Marcel. Heureusement ; car les figurants figurent. Ça manque de crasse, de misère et de sueur. Les biguines sont trop doucereuses. Le pays en contrechamp manque de tragique. Il fait décor. Ce ne sont que vignettes, cartes postales plaquées, mièvres. Pourtant, comme une trace en moi, il reste l’émotion ; et puis la fierté de reconnaître un frère : Aliker.

Le son bleu de Miles : Shhh/Peaceful, m’apaise. Pendant dix-sept minutes cinquante-huit secondes, je suis ailleurs, à Nanterre, mes années étudiantes ; je l’écoutais en boucle, m’endormais avec Lui. C’était l’époque où, avec Michel, Christian et les autres, nous dissertions sur l’introduction de l’orgue de John McLaughlin et les démentielles improvisations de Chick Corea. Non, je ne suis pas nostalgique, mais cela m’aide à oublier que je suis encore bloquée devant le parking du Carrefour-le-plus-grand-de-la-Caraïbe. Une manie dans ce pays arrogant de croire que chaque minuscule construction (hôpital, dispensaire, collège, médiathèque) est la plus grande d’une Caraïbe qui commence à Sainte-Lucie et s’arrête à la Dominique.

C’est quand j’ai vu l’homme de ma manman monter sur le ventre de ma tite sœur que j’ai dit Pooooo, faut que je dégage ! Les vigiles de Lagalleria m’empêchent d’entrer. Je suis un danger ; je demande deux euros. Pas plus. Pour acheter la dose. Ça coûte pas cher, le flash. Mais il me faut beaucoup de flashs, on descend trop vite sur terre. La RAA, c’est notre ghetto, ouais. Avant, il y avait un snack et puis aussi un cinéma et une boutique où une vieille fille ravèt-légliz vendait des chapeaux et des robes qu’elle cousait elle-même ; elle avait recueilli une petite nièce bien en forme. Tout ça a fermé. Pas à cause de nous. On est dans la rue, c’est tout. On n’embête personne. On dit bonjour. Mais les gens baissent les yeux, font semblant de pas nous voir. À part Josiane, la nièce en forme de la vieille de l’église. On lui fait pas peur. Elle nous toise. Bryan a même essayé de la zayer, mais bon, elle n’est pas sur lui. Le soir, je dors pas. C’est chaud. Y a des mecs bizarres qui rôdent. Qui me demandent si je vends ou bien si je veux quelque chose en échange. Le matin, les voitures font du bruit et je peux enfin dormir.

Petits arrangements avec la vie a été publié dans les Zist 9 à 13. Suivez les épisodes enfin en accès libre ces prochaines semaines.

Retrouvez tout les épisodes :
Première partie
Troisième partie