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Alors elle tombe.

Elle se répand. 

Elle tombe inlassablement, s’étalant sur le sol, le recouvrant bientôt. La neige. Blanche. Belle. Immaculée. Elle s’offre en spectacle. Comme un cadeau empoisonné. 

Inquisitrice, elle s’engouffre dans ta capuche, se glisse dans tes yeux, saupoudre ton front, dans une espèce de papillonnage festif. Elle prend son pied sur toi, et tu n’as plus qu’à subir. Accepter, et te dire que tu ne vas tout de même pas t’arrêter de vivre… parce qu’il neige ? 

Tu es devenue bien parisienne. Toi qui viens d’un endroit où la nature a souvent rappelé qu’elle avait tous les droits. Quitte à vivre sous un climat de merde, dans une cité de pierre, enfumée par le nuage gris de pollution autant ne pas subir les extrémismes de la nature… Non ?

Dans la chambre, J. Cole chante sur une loop de sample d’un vieux morceau de soul. Une descente d’accords en pente douce mais racée. J. Cole, mon artiste du moment. Des textes, un flow, une rythmique et des instrus riches. Pas un mec qui se contente de répéter soixante fois la même phrase en 2 minutes 30, comme tous les rappeurs Trap-eurs de notre temps.

« Cause one day everybody gotta die, everybody gotta die oh ! » finit-il.

Et je me demande ce qui est mort en moi. Car quelque chose est en train de mourir. Je ne sais pas trop quoi. Une époque. Une partie de ma vie. Je pratique la culture sur brûlis. Cette technique qui consiste à foutre le feu dans un champ ou une forêt pour rendre le sol plus fertile pour la prochaine récolte. Mais cette technique use, quand on en abuse. Et moi j’abuse, parce que ma façon de vivre est pleine, entière. Je suis à ce moment un volcan éteint. La neige m’enveloppe et tue la vie en moi. Au plus profond de mon être, je cherche la petite goutte de lave en fusion qui saura remonter et tout faire péter.

Earthquake. 

Ça m’allait bien, ma petite vie tranquille, mon petit boulot bien conventionnel, Ariel mon bébé-titan, la danse, mes amis et ma famille bien présents pour moi, puis juste à côté, dans le cadre de la redécouverte de mon corps, de cette recherche trop longtemps sous-estimée de ce que j’aime, suis, désire, les plans-cul, multiples, occasionnels, réguliers, d’un soir. Le seul mot d’ordre étant : « Fay ce que vouldras ».

Mais là, cette neige qui toute la journée avait conspiré à me nuire, cette neige, m’avait fait craquer l’espace d’un instant. Je devais travailler exceptionnellement de la maison, mais shootée de simple fatigue, j’écoutai mon corps, et décidai de dormir une petite heure avant d’aller emmener Ariel, dont les deux ans approchaient chez le psy. Ben ouais. Le psy. Pour l’accompagner dans la séparation. Comment expliquer à un enfant qui ne parle quasiment pas, qu’il ne verrait plus ses deux parents sous le même toit ? Evidemment, le réveil n’avait pas sonné… mal réglé. En sursaut je m’étais levée et avais découvert l’ennemie, étalée de tout son blanc, tourbillonnant gaiement. La galère avait commencé. Le récupérer une fois de plus en retard à la crèche. Regards d’opprobre sur la mère indigne. Rouler au pas sur les plaques de neige prêtes à verglacer. Marcher à petits pas avec mes seize kilos de rondeur et d’amour sur les bras, la gueule enfarinée de neige.

Arriver à la PMI ric-rac, et se rendre compte que les locaux avaient été vidés… ils avaient déménagé le centre. Appeler, retrouver la nouvelle adresse, galérer jusqu’à la voiture, repartir, trouver providentiellement une place non loin. Puis marcher précautionneusement, pleurer, déposer l’enfant trop lourd, l’aider à marcher sur les plaques blanches, pleurer en silence et se demander pour qui on va consulter en réalité. Qui a un comportement anormal ?

Cette neige qui tourbillonne, ce n’est rien d’autre que le spectacle de l’impuissance de l’homme dans toute sa splendeur. Le mélange de la beauté de la vie et de sa dureté. Ou du moins c’est ainsi que je le vivais en ce moment précis. Cette sensation d’une quiétude introuvable, d’une liberté entravée par une force qui me dépassait, me rongeait, jour d’hiver après jour d’hiver. Au plus bas, j’essayais de pratiquer la pensée positive comme m’enjoignaient à le faire mes parents depuis l’adolescence. Je me concentrais sur ce que j’avais de beau et de bon dans ma vie. Tout cet amour dont je me sentais entourée, je le convoquais du mieux que je pouvais…

Quelques jours plus tard, Yoran, le prof de l’école de danse à laquelle j’allais, avait décidé de nous proposer un cours de musicalité et de chants yorubas à la place du cours habituel d’afro-orishas. Plus les mois passaient et plus il prenait de l’aisance, nous parlant dans sa langue natale, l’espagnol. Pendant que je filmais le cours avec mon téléphone, je reçus l’un des habituels sms du groupe Whatsapp familial – mes parents et mes soeurs – et je ne résistai pas à l’envie de partager l’une des réflexions de ces moments de danse durant lesquels je me sentais encore vivre:

Toni

Papa, si on m’avait dit un jour que je suivrais des cours de danse en espagnol ! :-O lol !

Papou

Tu aurais écouté ton vieux père ! Hé hé !

Maya

Et moi ? Qu’est-ce qu’il me serait resté niveau études ? 😛 (car Maya était devenue professeure d’espagnol).

Ariane

Mayarita, arrête de faire ton Caliméro stp ! Vous étiez brillantes toutes les deux. Y’a que moi qui n’étais pas scolaire.

Et s’ensuivit l’un de nos débats habituels sur les dons de chacunes et l’intérêt d’être ou ne pas être scolaire… vaste question !

Mais alors, remuée par l’espèce de sanglot nerveux et émotionnel qui errait en moi à chaque cours d’afro-orishas – ne me demandez pas pourquoi, je n’en ai aucune idée – je me mis à repenser à cet homme, le premier qui m’avait montré la voie de l’amour. Il avait été et était encore éperdument amoureux de ma mère, dévoué envers ses filles auxquelles il avait appris à parler de tout, même de ces hommes qui viendraient les lui prendre. D’ailleurs il ne nous avait jamais considérées comme “à lui”. « Un enfant s’appartient » disait-il souvent. Dans mon adolescence, ma docilité avait rendu ma crise complexe. Comment se rebeller contre l’ordre que l’on craint ? Comment se rebeller quand on fuit sans arrêt les conflits ? Complexe. 

Alors, je filoutais. Doucereuse, j’étais comme Hortense-qui-danse-dans-la-manigance. Arrivée en classe de quatrième, mes résultats étaient excellents, et avaient intérêt à l’être, sauf lorsque je me frottai à cette matière nouvelle qu’était l’espagnol. Je haïssais le professeur, je haïssais la salsa que mon père et mes soeurs écoutaient chaque sacro-saint samedi lors de l’émission hebdomadaire « Latinatime » qu’ils couraient mettre, la télé à fond, rompant avec le calme monastique dans lequel j’aimais vivre en dehors de mes explosions sonores d’heavy metal. La salsa pour une ado en crise, quelle ineptie ! Je regardais d’un œil noir ces pantins désarticulés se tortiller dans les clips, asticots drapés de couleurs criardes, maxillaires tendues comme jamais, toutes dents dehors, et roulement de “r” quasi-obscènes à mes yeux. RI-DI-CULE !

Un jour donc un dimanche après-midi, mon géniteur ayant consulté mon dernier bulletin trimestriel avait tiré une chaise dans le salon, y avait posé dignement son séant, placide, en bout de la longue table familiale et magistral, avait annoncé :

–  À partir de maintenant, tous les dimanches après-midi, je t’apprendrai les bases de l’espagnol.

Évidemment, j’étais restée sans voix, crabe que j’étais, incapable de tenir tête à mes parents et la mort dans l’âme j’étais venue m’asseoir, bouillonnante de haine surprise, traînant cet éternel sentiment de défaite face à ma propre lâcheté.

Ainsi, au cours de nos séances de ce que je vivais comme une torture, je me mis à envisager cet homme.

–  Prends ton Pujol y Molina, Toniña.

–  Ne m’appelle pas comme ça, disais-je sèchement.

–  Allez. On en était à la diphtongue en espagnol. Peux-tu m’en parler ?

–  …  

Silence d’ado renversée dans sa chaise, refermée les bras en croix, le nez vers le sol.

–  C’est vraiment un point passionnant de la grammaire et de l’évolution de la langue, figure-toi…

Et il partait, passionné, dans de grandes envolées grammairiennes d’un lyrisme qui me retournait le cœur de dégoût, très certainement par principe, et puis, parce que je lui en voulais de me forcer à travailler sous tutelle, moi qui avais toujours été autonome. Je lui en voulais bêtement d’exister, parce qu’il fallait bien que je m’oppose à quelque chose aussi. Le soleil se couchait et dehors j’apercevais le rose orangé des nuages. Je restai là à subir le chapelet de règles de grammaire dans un début de pénombre dans lequel les derniers rayons du jour semblaient venir se jeter dans l’œil si clair de mon père.

« Tiens… je n’avais jamais remarqué qu’il avait les yeux marron clairs. Ils sont beaux, ses yeux. Mais comment un truc pareil peut-il le passionner ? C’est d’un chiant ! Je me sens mourir sur place ! »

–  J’espère que tu auras l’occasion de faire de la philologie à la fac un jour. Tu verras c’est une source de richesse ! Les langues sont tellement profondes, on arrive à tellement de choses par le langage !

Le souvenir de cette couleur miel d’acacia dans l’oeil de mon père, le fond sonore du cours de chants et musicalité de Yoran en arrière-plan, me transportèrent vers la camée qu’avait gravé dans mon esprit le séjour de la fin d’été précédent au festival de Rumba guaguanco de Lloret de Mar en Espagne. Errant seule dans les dédales de cette ville minuscule dédiée à la fête et tournée vers le tourisme et les Spring break, j’avais atterri sur la plage, et la fin du jour m’avait plongée dans une demi-pénombre. De lumière, il ne restait plus que le jaune du sable qui semblait se décliner en un camaïeu improvisé jusqu’au soleil. Même la mer semblait trempée de jaune, j’étais comme baignée par cette lueur, me fondant dans le paysage. Le jaune entrait en moi, j’étais le jaune, mais surtout, sensation presque curieuse, je me sentais être. J’avais eu besoin d’un petit break de quelques jours, laissant mon nourrisson de quelques mois à son père et renouant avec les amis de mon cercle social de danseurs qui avait enfin commencé à s’enrichir avant que je ne tombe enceinte – grande première compte tenu de ma nature sauvage.

–  Alors la Belle ? me dit une voix derrière-moi, tu montes?

Fabien et Sadie avec qui je partageais ma chambre et la location de voiture pour l’occasion s’étaient arrêtés en double file sur la chaussée goudronnée qui suivait le bord de mer, en bons parigots d’adoption, pas gênés, et attendaient que je sorte de mon état contemplatif afin de retourner ensemble à l’hôtel se changer pour la soirée. La journée de workshops avait été intensive, et s’était achevée sur un cours animé par un homme et une femme, qui nous avaient présenté la danse dite “Yuka” de reproduction, du folklore yoruba que je découvrais à peine par le truchement de ce festival. Une histoire de “galina” dans les chants répétitifs du coros – choeur comprenant musiciens, chanteurs et danseurs. La poule qui séduit son coq et inversement. Bref, j’étais arrivée là par hasard, m’étant trompée de salle, et pensant être au bon endroit pour un cours de « Son cubano », je regardai ébaubie, les mouvements que les professeurs nous demandaient d’exécuter. Tout y était, les coups de tête et de bec de la poule, les coups de patte secs et latéraux du coq montrant fièrement ses ergots, le déplacement lascif et les battements d’ailes des galinacés, bras en triangle, les mains sur les hanches. La grâce des deux danseurs transfigurés sur l’estrade m’avait saisie en même temps que ce sentiment si prégnant durant l’adolescence de honte, car comment ne pas être ridicule en essayant de reproduire de pareils gestes ? Je n’étais pas prof moi !  Ca serait forcément ridicule ! Mon regard trop européanisé prenait toujours un certain temps avant d’entrer dans le sublime des danses afro. Sub-limen. Je devais dépasser les frontières de ma culture et de mon identité personnelle, mais aussi, celles de ce corps qui refusait parfois, comble de frustration, de m’obéir. Et puis le regard des autres hein… heureusement, je commençais à ne plus trop m’en soucier à mon âge, et au vu de tout ce que je traversais… mais quand même… 

Pendant ce temps, les musiciens frappant un rythme lancinant, chantaient en boucle la mélopée qui progressivement accélérait. De temps à autre ils s’éclaircissaient la voix d’une gorgée de rhum, et leurs têtes se balançaient en rythme, pendant que leurs mains frappaient, caressaient, jouaient des percussions. J’étais galvanisée par l’un d’entre eux, un petit homme, maigre, clair de peau, mais à la chevelure nègre, doté d’un sourire renversant, qu’il diffusait en chantant, charismatique, à chaque cours où je l’avais croisé. Sa voix s’élevait enchanteresse et solitaire, puis le choeur investissait l’espace sonore, répondant à ses appels incantatoires. Et pendant que je dansais en suivant le modèle des professeurs sur l’estrade, mon regard, comme aimanté, ne cessait de lui retomber fatalement dessus puisque le groupe se trouvait en arrière-plan du cours. 

Mes mouvements de “galina” commençaient enfin à ressembler à quelque chose, car Khadidja, une autre élève de mon école de danse était venue à côté de moi, m’expliquer que mes pieds devaient marteler le sol, et marquer ainsi les temps forts.

–  En afro, la plupart du temps, si tu fais bien tes pas, tu dois entendre le rythme dans tes pieds. Ils participent à la musique en fait. Tout comme tu dois chanter les phrases du choeur, en réponse aux solistes. 

–  Ce ne sont pas seulement des intentions visuelles, mais je me fonds dans la musique en fait ? C’est énorme… dis-je ! C’est aussi pour ça que l’on danse pieds-nus ? Ou bien il y a une symbolique derrière, d’ancrage dans le sol ? De liberté ? Ou bien de connexion à la nature et aux hommes qui nous entourent ?

–  Oui c’est ça. C’est tout ça, je crois bien. J’apprends moi aussi hein ! Mais c’est fort ! Tu as mis un doigt dans l’engrenage de l’afro-cubaine maintenant. Quand tu commences, tu verras, c’est un univers infini qui s’ouvre. Lorsque tu crois que tu maîtrises un aspect, tu en découvres un autre.

–  C’est un genre de philosophie ensuite, de sacerdoce ?! dis-je partagée entre l’envie d’en rire, et celle de prendre l’idée au sérieux.

– Ouais c’est un peu ça. D’où l’aspect religieux. En orichas par exemple, chaque rythme a son pas principal, et le Dieu qu’il incarne, poursuivit Khadi. 

–  J’ai ouvert la petite porte de la salsa, je croyais être forte… puis j’ai ouvert celle de la salsa con rumba, qui a débouché, sur la rumba et finalement, je découvre toutes sortes de rythmes et de symboliques associés que je ne sais visiblement pas encore bien situer…

Heureusement, les temps forts étaient très simples à repérer en Yuka, et lorsque le workshop se finit en une sorte de transe générale et géante, je pris plaisir à vivre cette expérience forte d’une culture célébrant ce qui m’apparaissait comme un mythe des origines. Je suivais toujours des yeux les professeurs qui dansaient sur scène lorsque je sentis derrière moi un souffle, une approche masculine. Lorsque je me retournai, je vis Fabien, souriant, qui me défiait, afin que l’on se livre à la parade métaphorique et surtout que je rompe avec mon côté scolaire, l’oeil toujours rivé sur le modèle, pour m’encourager à danser, simplement. Le coq et la poule s’approchent, roulant le bassin, adoptant des postures de fierté, les épaules hautes, les bras portés vers le haut en fin de mouvement puis reculent. Ce jeu peut durer longtemps. 

Ainsi, parachutée sur la plage de Lloret quelques minutes plus tard, j’avais tenté de faire le tri dans mes émotions. Ca allait mal avec Maël, on se l’était dit. J’allais mal. Je vivais une vie qui ne me ressemblait plus, je n’étais plus moi même que dans les aspects les moins valorisants. Qu’est-ce qui m’avait pris ? Mise sur ce chemin ? 

Mais le Démiurge en moi avait disparu. Je n’étais plus qu’un réceptacle d’émotions plus confuses les unes que les autres. Impossible d’organiser mon chaos intérieur. J’avais envie à la fois de pleurer et de sauter de joie, d’évacuer ces énergies vitales venues du sol pétri par mes pieds nus, qu’avaient brassés mes roulements de bassin jusqu’à mon coeur, ou ce que j’avais de plus profond en moi. Je n’arrivais plus à appréhender le monde qu’à travers mon corps, encore déformé par l’être qui m’avait laissée vide, insensée. 

–  Alors, c’était bien?

–  A un moment, j’ai eu l’impression de faire l’amour avec Jésus. Tu penses que je dois consulter ? dis-je partant d’un rire sonore.

– Hmmm, est-ce qu’il t’a fait léviter ? s’enquit Athéna, d’un air faussement sérieux.

–  T’es encore plus bête que moi ! Mais ces cheveux, cette barbe si noirs sur un teint hâlé, ces traits droits et fins… C’était drôle. C’était bon aussi. 

–  Je ne trouve toujours pas ça naturel, les app, comme façon de rencontrer des gens, me dit-elle avec cet accent si savoureux et traînant qu’était le sien. Cette plantureuse blonde aux yeux de chat, vert anis, m’était liée par la naissance simultanée à la part afro du folklore cubain qu’avait été la nôtre.On dansait la salsa, se croisant souvent en soirée, sans jamais se parler puis on s’était retrouvées toutes les deux, débutantes à l’école de Yoran. D’un an ou deux mon aînée, cette fille respirait la sagesse. Elle avait vécu plusieurs vies, plusieurs pays, plusieurs langues et donc visions du monde. J’adorais sa diction alanguie et à la fois pleine de petites pierres vocaliques. Sa voix grave et douce.

–  C’est vrai. Ca n’est pas naturel. Mais ça ne me dérange pas. Je n’ai pas hyper envie de me fixer. C’est commode en fait car je me sens libre de faire ce que je veux sans penser au “qu’en dira-t-on”.

Eh non lecteur ! L’homme, objet de ce potin là, ce n’était donc pas Fabien. Lui dans le style ce n’était pas Jésus, mais des yeux d’eau, un grand roux de neuf ans mon aîné, généreux, enveloppant de bienveillance… J’étais sensible à ce qui se dégageait de lui. Mais trop peut-être… j’avais peur de moi même, ce n’était pas le moment pour ça.

Non. Ce soir là, quelques mois après le festival, juste après le cours exceptionnel de musicalité on s’était posées à la Rhumerie vers Mabillon… Athéna était encore sous le choc de la nouvelle de ma séparation, dont j’avais peu parlé autour de moi, traînant un sentiment de d’embarras, de honte aussi. Devoir avouer publiquement un tel échec. 

Expliquer qu’on est malheureuse… On était le couple parfait. Mariés, un beau gros bébé, toujours souriants, toujours entourés, pas de disputes, pas d’histoires, pas de jalousie, ni de possessivité. Un couple sain, sportif, sans télé, estampillé bio. Les gens qui mangent des légumes à chaque repas, du quinoa en veux-tu en voilà, donnent des galettes de riz à leur enfant pour patienter quand le repas a un peu de retard… Mais sous le vernis…

Bref, elle était sous le choc. Néanmoins, comme un peu toutes mes copines, elle avait vite pris le pli et ne résistait pas à l’envie d’avoir régulièrement le dernier épisode des chroni-X de Tinderbelle. Comme une manière de se dévergonder par procuration. Elles étaient toutes partagées entre plusieurs sentiments… 

L’INDIGNATION 

Mais enfin Toni!? comment tu arrives à coucher avec autant de mecs que tu ne connais pas ?! Moi je ne pourrais pas ! Mais qu’est-ce que tu cherches ? Es-tu sûre que c’est bien ?

L’ÉGAREMENT 

      – Hein, quoi ? Jim ? Mais c’est lequel encore ? Un pompier ? T’étais pas avec le croate là ? 

LA PEUR

“Tu vas chez eux ? T’as pas peur de tomber sur un fou ? »

L’ENVIE

“Ben dis donc, elle travaille ta fouf’! Je suis trop en manque moi… Pfou!

ou encore “T’as de la chance toi, plein de mecs te tournent autour, moi je ne rencontre personne”.

L’EXCITATION

Alors Toni ? C’était bon ? Mais comment t’arrives à jouir les premières fois avec des mecs que tu ne connais pas, qui ne savent pas comment tu fonctionnes ?

LA SURPRISE

{Voyant les photos de mes matches}

Punaise ! Y’a des mecs aussi sexy sur Tinder ? Mais comment ça se fait ?

LA SUSPICION

Ils doivent avoir un problème…c’est pas possible ! Ou juste rechercher des plans-cul.

Mais Athéna, c’était la voix de la sagesse, un genre de réincarnation de ma mère:

–  Ne sois pas trop pressée Toni. Ton histoire vient à peine de se terminer. Tu t’étourdis déjà avec des mecs ! Tu devrais prendre une pause des hommes et te recentrer sur toi, tes objectifs.

Elle était déconcertante d’avoir autant raison.

–  C’est vrai.

–  Comment te sens-tu au fond de toi ?

–  Je ne me sens pas. C’est bien ça le problème.

–  Comment ça ? 

–  Je suis incapable de dire ce que je veux vraiment tant je suis changeante. Je fonctionne vraiment à la minute près. Impossible de me projeter, de saisir ce que je veux, ni ce que je suis réellement maintenant que je réalise que personne ne m’a demandé de mettre toute mon essence, toute ma consistance dans la maternité. Je suis une femme visiblement. Peut-être. J’en sais rien.

–  Mais n’oublie pas Ariel non plus. Qu’en dit-il ? Comment lui avez-vous annoncé votre séparation ? Il doit bien se rendre compte que vous n’êtes jamais ensemble en même temps dans l’appartement?

–  Il en est à “Maman, Papa, caca, banane, zizi” et “non”.

–  T’es bête. Il faut lui parler. Surtout s’il vous entend parler de la séparation.

–  Non. Tant que son père n’a pas trouvé d’appartement ça ne sert à rien. Il ne faut pas anticiper trop avec les enfants sur ces situations sinon ça crée des angoisses. On le préparera le moment venu.

–  Oui mais, parlez lui. Ça n’est pas parce qu’il ne parle pas qu’il ne comprend pas.

Et ce moment était venu. Mon ex avait quitté l’appartement, mettant fin à des mois de cohabitation de plus en plus difficile… Ariel nous demandait des comptes à travers son comportement à la crèche. Il était “caractériel” et possessif vis-à-vis de certaines figures devenues maternelles pour lui. Un vrai pot de colle, jaloux et capricieux. Une petite brute qui tapait, mordait les “copains”. Bref, l’enfant sauvage. Une Maman m’avait alpaguée à la sortie de la crèche:

–  Vous êtes la maman d’Ariel?

–  Oui.

–  Charles tape depuis qu’Ariel est arrivé, et j’ai fini par apprendre que c’était parce qu’il tapait les autres enfants.

–  Eh bien, dis-je gênée, écoutez… chez nous personne ne tape… on ne le tape pas non plus. Je ne sais pas pourquoi il fait ça. Je ne peux qu’être désolée.

Et c’était vrai. Que pouvais-je faire ? J’étais tout à coup la “cassos” de la crèche, moi qui gagnais honnêtement ma vie, lisais toutes sortes d’ouvrages de psychologie de l’enfant, prévoyais du temps pour des activités de qualité et régulières. J’étais donc rentrée chez moi, rassurant mon fils qui avait gardé les yeux ronds face à cette scène :

–  Tu es un gentil garçon Ariel. Ce n’est pas bien de taper, mais tu es capable du meilleur.

–  Mama, m’avait-il dit en posant une petite patte toute chaude sur ma main qui tenait fermement la poussette, sur le chemin de la maison.

Puis j’avais appelé mes parents et pleuré. Je savais que c’était ridicule. Cette maman qui entrait dans des querelles de couches-culottes. Mais au fond j’étais la mauvaise maman. Celle qui portait le sceau de l’échec du divorce en cours, celle qui faisait sa crise, et voulait vivre au lieu de se sacrifier sur l’autel de la Maternité. Je devais vivre avec ces projections-là, sur ma personne. Le regard des autres est d’une lourdeur indicible dans ces cas-là. On a beau n’en avoir habituellement cure, fragilisé, on fait difficilement fi des jugements, des peurs qui se cachent derrière les questionnements de nos proches… et des autres.

Cette ribambelle d’hommes que j’étais en train de me tailler me permettait donc, exactement comme l’avait dit Athéna, d’oublier ce que j’avais de plus important à faire, me reconstruire.

Ainsi, à la fin du cours de musicalité, Yoran, le professeur, nous avait pris un à un, comme il le faisait souvent, pour faire le bilan de notre progression. Je constatai lorsque ce fut mon tour, qu’il ne connaissait toujours pas mon prénom :

–  Jeune fille, m’avait-il dit, – “Comment ça jeune fille ? Il me prend pour une gamine ou quoi ? Il est à peine plus vieux que moi! ” – toi, c’est la régularité. Tu dois être plus assidue.

Puis il s’était adressé à tous les élèves:

–  Pour être un danseur qui fait la différence, qui a du succès, qui dure, que les gens appellent dans le monde entier, il n’y a pas de secret. Vous devez travailler, et avoir du charisme. Le charisme, c’est de vivre les movimientos, pas de compter les temps, s’énerver parce que vous n’avez pas réussi uno de los pasos. Non, générosité! Vous vous kiffez, vous kiffez la musique, hay que vivir lo ! Claro ?

Cette notion de charisme pour moi était centrale. Pourquoi étais-je là tous les mercredis soirs après le travail, puis la deuxième journée de travail, celle de Maman ? Pourquoi m’infliger un rythme de folie, et réduire sur mon temps de sommeil pour aller en cours, puis aller apprendre sur le tas en soirée salsa les jeudis, alors que je bossais toute la semaine, que mon enfant ne faisait pas réellement ses nuits – considère t-on que la tétine à deux heures du matin et le biberon à quatre heures c’est anecdotique, et que l’enfant fait ses nuits 🙁 ? – et que j’arrivais en plus à caser des plans cul dans tout ça! ? Pourquoi ?

Parce qu’à travers la salsa et les danses dites sociales – “social dancing”- j’avais découvert l’autre face de la ville de Paris. La danse m’avait réconciliée avec mon quotidien et son cadre : cette ville qui me mortifiait, que je trouvais froide et impersonnelle. Je n’en pouvais plus du climat de pierre, des gens tristes et froids, de l’absurdité de ces solitudes superposées d’une ville surpeuplée. On vivait dans une espèce de vide plein. Les RER étaient pleins à craquer de ces gens qui n’osaient même pas se regarder, même pas se sourire. On pouvait très bien se plaire, mais ne jamais se parler, puis se retrouver sur une appli de rencontre… Bizarre non ?

– C’est bizarre une fille qui va en soirée salsa toute seule ? avais-je demandé à Maël qui n’avait pas vraiment accroché au cours d’initiation à la salsa qu’on avait fait ensemble avant de se marier.

– Oui. Mais et alors ? Tu t’en fiches. Fais ce dont tu as envie. Puis l’esprit n’est pas le même que dans les soirées en club, non ? 

–  Non effectivement, là on vient vraiment pour danser, d’abord.

Alors, je m’étais prise par la main, et affrontant ma timidité naturelle, j’avais compté les pavés de la rue de Lappe – dite “rue des bars” à Bastille – et tous les jeudis, je m’étais postée là, au Balajo, attendant, après avoir suivi un rapide cours débutant, qu’une âme charitable veuille bien me faire pratiquer un peu. Certains soirs je faisais tapisserie, d’autres je me faisais draguer, mais j’aspirais tout ce que je pouvais de savoirs et de savoir-faire au contact de chaque danseur.

Puis j’étais tombé sur Eric, un danseur confirmé. Une année durant, il avait chômé et donc, au lieu de rester là à ne rien faire, et parce que ce n’est pas une activité très onéreuse, je voyais sa face-de-chinois, où que j’aille danser. En réalité, c’était un péruvien, typé amérindien avec plein de cheveux noirs et droits dressés sur sa tête. Lorsqu’il était là, je ne dansais quasiment plus qu’avec lui.

–  Ça ne te dérange pas de danser avec une débutante ? Je veux dire, ne te sens pas obligé de rester avec moi.

–  Mais non, ça me fait plaisir. Tu sais j’ai donné des cours particuliers, donc je sais ce que ça peut être, et vraiment, tu as du potentiel. Tu dois corriger ta posture, et faire attention à ta connexion. Tes bras ne doivent pas être mous et mouliner dans le vent. Tu dois avoir l’arrondi de la danseuse classique, ferme mais souple en même temps… puis une demi-heure d’explication et d’ajustements plus tard :

–  Oui mais bon tu devrais profiter de ta soirée et danser avec des personnes confirmées comme toi.

– Tu sais, maintenant que je sais danser et que je ne cherche plus à le prouver à qui que ce soit, je viens surtout pour échanger. J’aime bien être avec toi car tu as certes ta vie, ton fiancé, tes projets, mais tu es ouverte.

–  Normal, non ? Les gens sont tous comme ça dans ce milieu. Ils sont hyper chaleureux, souriants, sans engagement.

–  Oh, t’es toute neuve par ici ! Rien n’est gratuit. C’est ta sincérité qui me plaît. Tu souris beaucoup, et ce que tu donnes en dansant est vrai.

Ça me rassurait car je n’avais qu’un seul but, moi : progresser, apprendre, grandir dans l’expression par le corps d’une féminité à laquelle je laissais habituellement peu de place.

Évidemment, entre nous, un drôle de rapport s’était créé. On était en quelque sorte des partenaires officiels. Plus personne n’osait nous inviter à danser lorsqu’on était ensemble. On se suffisait à nous-mêmes et dans la danse, je ne voyais plus l’homme pas très grand, plutôt mince, sans corps, du départ; je ne ressentais plus que la souplesse de ses gestes, l’extrême propreté, la précision de son guidage.Il était beau quand il dansait. Comme la plupart des gens vrais et généreux dans la danse. Un soir au Tout-le-monde-en-parle, un roof-top des Galeries La Fayette de Montparnasse, on avait complètement déliré sur toutes les passes les plus curieuses qu’il pouvait entreprendre, parce qu’il m’avait fait un appel du dos de sa main, sur ma joue, pour m’inviter à tourner. Un genre de petite claque, presqu’une caresse, mais tellement lourde de virilité. Comme celles où il se baissait pour me faire tourner via une pichenette sur une hanche, dans l’intérieur d’une cuisse, un doigt et un tour de poignet par dessus ma nuque…etc. La salsa est une danse hyper sensuelle. Contrairement à la kizomba où on est d’entrée de jeu dans le concret, corps contre corps, cette danse me ressemblait. Le jeu du chat et de la souris. Les partenaires jouant au yo-yo à s’attirer et se repousser sans arrêt avec le principe que c’est l’homme qui dirige et que la femme doit d’abord suivre le guidage puis savoir jouer suffisamment pour agacer, titiller l’homme. Lui échapper dans le cadre qu’il a créé.

Avec Eric, comme avec les autres, dès que j’arrivais à capter le regard de mon partenaire, et planter le mien dans ses yeux, je m’immergeais dans la dimension symbolique de la danse, je vivais une sorte de rapport sensuel. J’étais l’excitation même, la séduction et je me fondais dans mes partenaires à partir du moment où je réussissais à appréhender la connexion – ferme, souple, fantaisiste, rigoureuse, nette, musclée… – que chacun me proposait. C’était une expérience forte, car je dansais avec des vieux, des petits, des plus jeunes, des moches, parfois même en sueur, et surtout, je m’appliquais à les regarder dans les yeux, choses que je ne faisais jamais dans le quotidien, un reste de ma timidité naturelle, qui me poussait à regarder ailleurs quand on me parlait, ou bien fixer la bouche des gens. Je connaissais mieux la dentition de mes proches que la couleur de leurs yeux.

Au final, grâce à Eric, j’étais devenue une danseuse confirmée de salsa cubaine – la portoricaine, c’était une autre affaire, je dansais divinement avec lui, mais terriblement mal avec les autres, ça n’était pas naturel. Et donc pendant des années, j’explorais un nouvel aspect de ma vie.

Un nouveau langage. Celui du corps, qui m’apprenait que je n’avais pas de raison d’avoir peur des autres, ni de moi. Je n’avais pas besoin de commettre d’infidélité parce qu’après chacune de ces discussions sans paroles avec des inconnus, je me sentais exister de nouveau. Pas belle ou séduisante, juste humaine. Alors, l’entrée dans la rumba, ce jeu où les partenaires se lâchent et se défient en brillant par leurs solos – en gros l’équivalent de battles – avait rajouté des arguments et de l’intérêt à l’échange. Il n’y avait plus de statut sociaux, religieux, physiques, dans cet univers. Seule comptait l’originalité du style, le magnétisme et les aptitudes de chaque danseur. Il y avait de belles surprises dans certaines de ces rencontres. Des gens s’illuminaient dès les premiers pas, pétillants d’une malice insoupçonnable.

–  Alors ma coquine, comment vas-tu? me glissa Athéna dans les vestiaires, quelques mercredis après l’épisode neigeux, et celui de la Rhumerie.

–  Oh ben ça va.

–  Tu rencontres toujours des mecs ?

–  J’ai fait une pause, comme tu me l’avais dit.

–  Ah enfin ! C’est bien ! Qu’est-ce qui t’y a poussé ?

–  Oh ! La multiplicité des rencontres, ça m’a fait du bien en quelque sorte. J’avais besoin de me prouver plein de choses toutes bêtes, et je crois que je suis en train de passer à autre chose.

–  C’était quoi alors, ce que tu avais à te prouver ?

–  Oh ! C’est tellement banal… J’avais besoin de me prouver que j’étais belle, désirable… que mon nouveau corps, que j’avais du mal à accepter, pouvait plaire. Et surtout, que je n’étais pas la femme frigide que Maël croyait avoir épousé. Je n’ai pas un problème sexuel en fait… Mais voilà, j’avais besoin de savoir que je pouvais avoir du désir, besoin de réussir à me réapproprier mon corps, savoir jouir à nouveau, avec d’autres. J’étais vraiment sexuellement perdue. Après la naissance d’Ariel, j’ai hérité d’un nouveau corps que je ne maîtrisais, ni ne reconnaissais plus. J’avais plein de peurs. Au final, je me suis vraiment amusée avec Tinder.

–  Hmmm… dit-elle avec ce mélange de flegme, lenteur et scepticisme qui lui était tellement familier. Je me sentis obligée de rajouter:

–  Mais bon voilà, j’ai fini par m’accepter, un an et demi après mon accouchement ! Tu te rends compte ?

–  Tes vergetures sont si terribles que ça ?

–  Une horreur. Je les trouvais ignobles, ignominieuses, ça relevait de l’abomination.

–  Mais tu n’as pas utilisé de crèmes ? D’huiles ?

–  Oh si…

–  Moi j’aime penser aux traces de ma grossesse. Pour moi ce sont comme les rides, des traces de ce que tu as vécu. C’est ta vie écrite sur ta peau. C’est beau au fond.

–  Oui, mieux qu’un tatouage. Plus authentique, moins artificiel. Pour moi, le jour où je trouverai quelqu’un capable de m’accepter telle que je suis physiquement, je pourrai me sentir aimée. Et pour ceux que ça freine, tant pis.

–  Et au final, ça choquait tes partenaires tant que ça tes vergetures?

–  Je pense qu’il y en a que ça a refroidi. D’autres non. Joël, le pied -noir dont je m’étais amourachée là, tu sais ?

–  …

–  Eh bien il m’a embrassé le ventre et m’a déclaré que mes vergetures étaient le plus beau cadeau que mon fils ait pu me faire la première fois. J’étais tellement émue. Chaque fois il découvrait mon ventre et le caressait, me faisant des réflexions sur ma peau “prâlinée” comme il disait. Une autre fois, il m’a dit que mon ventre lui apparaissait comme une pièce de marbre… bref, cet homme m’a fait du bien en me redonnant confiance quand à mon aspect dans un premier temps.

–  C’est important, c’est sûr. Mais il faut d’abord que tu t’acceptes toi. Sur tous les niveaux.

– Oui, le processus est lancé. J’y travaille. Physiquement ça va maintenant. Au final, c’est maintenant que je suis vraiment plus fragile car c’est au niveau mental que je dois m’accepter, me redécouvrir surtout, car je ne sais plus trop qui je suis, ce que je veux… Donc j’essaie de me comprendre, m’améliorer, me redéfinir…

–  Je comprends, mais ne cours pas… ça va venir. 

Ce qui était drôle, c’était que mes interrogations autour de ma sexualité nouvelle, et de toute la crise qui l’accompagnait trouvaient un écho étrangement égal dans l’intimité de mon cercle de copines. Claudia avait du mal à se séparer de son homme avec qui elle était malheureuse, frustrée par son manque d’attention et de considération. Mais ils ne se séparaient pas pour le seul motif qu’entre eux c’était chimique. Une alchimie particulière.

–  Tu vois, j’ai peur de ne pas retrouver quelqu’un avec qui c’est aussi intense. Je ne sais pas si j’arriverais à jouir avec quelqu’un d’autre.

J’en étais scandalisée presque:

–  Toutes les bites sont pareilles ma chérie ! Ce qui compte c’est ton attitude, le mental qui va avec. Tu prends forcément ton pied si tu pars gagnante dans l’esprit en ayant pris la précaution de choisir quelqu’un qui te plaît et prend en considération ton plaisir. 

Maya, qui venait enfin d’accoucher de son petit Marceau, restait, elle, enfermée dans la violence sourde et psychologique de son copain, qui l’avait progressivement coupée de ses proches, et qui entre autres, ne supportait pas jusqu’à l’idée qu’elle passe du temps avec moi, sa soeur. Il la rendait responsable de ses accès imprévisibles de colère. Tout était toujours de sa faute. Il avait profité de la grossesse pour lui refuser toute caresse, tout mot doux, prétextant que son état ne l’inspirait pas. La rendant monstrueuse en somme. Depuis plus d’un an il ne la touchait plus. Le sale type : 

–  Ton ventre est trop gros. Reprends le sport, prends un peu soin de toi, et arrête de pleurnicher chaque fois que Marceau ne fait pas sa nuit. Tu m’agaces à la fin à m’appeler en pleurs au boulot. Tu es ridicule !

Alors timidement, assises dans le salon de mon appartement de banlieue tranquille, l’une des rares fois où j’avais tenu dans les bras mon neveu depuis sa naissance, elle m’avait demandé, d’une toute petite voix:

–  Le vagin… il reste pareil après le passage du bébé ?

–  Comment ça ?

–  Eh bien… en mettant mon tampon, je l’ai trouvé tellement large… tu sais ? Comment un mec pourra-t-il encore prendre du plaisir avec moi ? Et moi aussi ? Comment vais-je faire pour sentir quoi que ce soit ?

–  Oh ! dis-je dans un éclat joyeux, mais non ! Ne t’en fais pas pour ça. La rééducation périnéale t’aidera, puis la rééducation abdominale que tu dois absolument te faire prescrire. Ensuite, le fait d’avoir des rapports fréquents te fera sentir la différence. Ca finira par se resserrer et tu prendras à nouveau du plaisir. Ne t’inquiète pas. C’est passager. 

–  Vraiment ? demanda t-elle à mi-voix.

–  Oui, je te promets. Tu n’es pas la seule à vivre ça, ni à te poser ces questions. Si autre chose te tracasse ne reste pas seule, parles-en. Après la naissance d’Ariel, j’ai su que Solène avait eu le même problème que moi après avoir mis le stérilet suite à la naissance de son deuxième enfant. J’avais honte, je me trouvais écoeurante parce que depuis qu’on me l’a posé  – d’ailleurs je n’ai rien senti, n’écoute pas les histoires de Maman, ça ne fait pas forcément mal – quand je suis excitée, je mouille énormément.

– T’es une femme fontaine ? hasarda-t-elle, ses yeux en amande arrondis pour l’occasion.

–  Non, je ne crois pas, je crois que le mécanisme est différent et que c’est au moment de la jouissance qu’elles inondent… moi non, c’est diffus, mais ça reste quand même impressionnant. 

–  Pas évident…

–  Certains n’aiment pas particulièrement, d’autres sont émoustillés, voire déchaînés lorsqu’ils voient ça… Mais personne ne m’a jamais dit que c’était trop. Et tous les goûts étant dans la nature, si ça plaît à certains, ça me va.

–  Je suis tellement en manque… mon Dieu !

–  Mets-toi sur Tinder ?

–  Tu crois ?

Puis me sentant comme le serpent tendant la Pomme à une nouvelle Eve, je me ravisai:

–  Non. Je te sens trop fragile affectivement. Il faut vraiment pouvoir vivre les choses avec détachement. Tu as vécu trop de choses douloureuses pendant ta grossesse. 

Pauvre Maya ! Un moment si important et si fragile dans la vie d’une femme. Ce moment où elle avait été sur le point de devenir mère. Se voir ôter tout d’un coup toute féminité, tout droit au désir et au plaisir. Quelle violence ! Et pourquoi ? Parce qu’elle portait son enfant à lui ? Ça ne pouvait pas être la vraie raison… J’en voulais vraiment à ce type… 

–  Règle tes problèmes d’abord. Apaise en toi tous les points douloureux, et si tu as envie d’expérimenter des choses, de te faire plaisir sexuellement, vas-y. Je suis en pleine désintoxication, et je te promets que c’est vraiment compliqué de s’en passer. Mais la vie ce n’est pas ça… Et plusieurs expériences, m’ont démontré que malgré les gens bien qu’on y croise, il est illusoire de s’imaginer trouver quelqu’un avec qui construire quelque chose. Grand bien fasse à ceux qui y arrivent. Toi pour le moment, tu dois redevenir solide avant de penser à te jeter dans les bras de quelqu’un d’autre.

L’Octopus, la série de Toni Bell est parue dans son intégralité dans les Zist 1 à 8. Retrouvez quatre extraits en accès libre pour les deux ans de Zist :
Première partie
Deuxième partie

Troisième partie