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Vingt heures quarante. Vingt minutes avant le couvre-feu. Il faudrait jouer serré ce soir. Dévalant les escaliers, je déverrouillai mon téléphone pour y commander mon taxi quotidien.

Je saluai Stéphane d’un signe de tête alors qu’il fermait les salles de réunion une à une, et traversai d’un pas rapide le jardin de l’ambassade. Les pierres expiraient les quelques degrés de chaleur emmagasinée au cours de cette belle journée ensoleillée. Il faisait encore bon. Mais je connaissais les rues nairobiennes : la nuit vous tombe dessus comme un manteau froid, en même temps qu’un nouveau monde fait d’insécurité et de rues sans éclairage.

Le visage sérieux de Shadrack Cheruiyot apparut sur mon application au moment où je passais le PC sécurité pour quitter l’enceinte diplomatique. Here we go, Shadrack, mon conducteur du soir.

Comme à l’accoutumée, un numéro inconnu m’appela dans la foulée. Lire une carte semblait être une gageure ici.

« Sasa, wewe ni Shadrack ? » m’enquerrai-je de son identité, dans mon swahili le plus urbain. Au téléphone, ces quelques mots faisaient toujours forte impression et laissaient même planer quelques instants le doute sur ma couleur de peau si je m’appliquais sur mon accent. La vision des yeux écarquillés d’un taximan découvrant qu’il avait affaire à un jeune diplomate à taches de rousseur et non à un énième râleur kényan de classe moyenne était des plus savoureuses. Un petit plaisir de fin de journée. Mon goûter quotidien.

« Yes. Where are you ? »

Je lui décrivis les alentours paisibles de l’ambassade, les routes fleuries pleines de nids de poule qui y menaient, puis raccrochai, non sans lui enjoindre poliment de se presser. Curfew inakuja. Le couvre- feu arrive. Je vis sur mon application le dessin miniature d’une petite voiture grise serpenter sur les lacets virtuels du GPS en amont de l’ambassade.

« How are you ? »

Je sursautai. Dans mon empressement et mon angoisse naissante, je n’avais pas salué comme je le faisais d’habitude les deux gardes de l’ambassade, assis derrière moi dans l’ombre sur les marches de leur guérite.

Ils étaient bien les seuls dans cette ville à pouvoir ignorer l’approche du couvre-feu. Leur kalachnikov en bandoulière était ajustée aussi négligemment que d’ordinaire, pointant dangereusement à mi-hauteur d’homme.

Peu à l’aise, j’alimentai la conversation avec un peu moins d’agilité que les jours précédents, qui m’avaient vu quitter bien plus tôt les murs épais de l’enceinte. Qu’importe, Adam et Simon étaient bon public. Je n’avais qu’à mentionner la énième défaite de Manchester United le week-end précédent pour déclencher un flot de commentaires acerbes et désabusés. Tout se finissait en éclats de rire, toujours.

Sur mon écran, la voiturette prenait une éternité à approcher. Pinçant la carte de mes deux doigts, je dus réduire l’échelle du plan pour la voir se tortiller péniblement à quelques hectomètres de là.

Vingt heures cinquante. Il était déjà trop tard pour annuler. Si rapide soit-il, son successeur viendrait plus tard encore.

À court de sujets de conversation, je fis part aux deux militaires de mon inquiétude.« Ça va aller », me répondit machinalement Adam. « Avec nous, tu es en sécurité », compléta Simon avec un sourire que je devinai derrière son masque, dans le timbre de sa voix.

Il était vingt heures cinquante-deux quand la Mazda grise de Shadrack s’immobilisa devant moi, faisant craquer les gravillons de la route.

« You let something fall down, sir », me lança Simon alors que je lui tournais le dos. Il me tendait un billet de 1000 shillings tombé de ma poche de costume. “Je connais des gens qui pourraient tuer pour moins que ça par les temps qui courent”, me lança le militaire dans un éclat de rire.

Rajustant mon masque, je glissai la coupure dans ma poche intérieure et m’assis à l’arrière du véhicule, posant mon sac à dos sur le siège voisin. Nous fîmes demi-tour et nous engageâmes sur la route principale.

« How was your day ? » m’interrogea le chauffeur avec déférence.

Je bredouillai quelques banalités sur la réunionite de l’ambassade. Sur l’impolitesse des interlocuteurs qui ne répondent pas aux e-mails. J’en vins au fait : arriverait-on à temps chez moi avant le couvre-feu ?

« We shall be fine », répondit Shadrack d’un ton pastoral. Fine. Le mot passe-partout. Les lampadaires qui défilaient éclairaient à intervalles réguliers la moitié de son visage juvénile visible depuis la banquette arrière. Il plissait légèrement les yeux.

Les larges rues du quartier chic des Westlands s’étaient vidées avec plus de rapidité qu’une étagère de pâtes dans un supermarché le jour de l’annonce du couvre-feu. Plusieurs étages des buildings de bureaux construits par les Chinois l’année dernière étaient encore éclairés, mais il n’était pas nécessaire d’être une lumière pour savoir que plus personne ne s’y trouvait depuis dix-sept heures trente, l’heure de pointe.

Les supermarchés avaient tiré leur rideau de fer. Seules la station-service et sa boutique attenante donnaient des signes de vie. Pompistes et caissiers faisaient naturellement partie du personnel essentiel détenteurs d’une permission de minuit par ces temps de pandémie. Quelques taxis aussi, d’ailleurs. Pas Shadrack, m’informa l’intéressé quand je l’interrogeai. Le pot-de- vin à verser aux autorités pour l’avoir était trop cher.

Nous empruntâmes la quadruple-voie de la Waiyaki way, artère principale de l’ouest de la capitale kényane. Nous étions seuls comme un marathonien en tête de course qui n’entend que son souffle cadencé. Jadis noyée sous les embouteillages, la route semblait comme respirer et les quelques arbres qui l’encadraient sur un tronçon paraissaient s’être redressés.

Vingt heures cinquante-sept. L’application estimait à vingt-trois minutes le temps de trajet restant. Quelques lumières filant sur l’autoroute aérienne au loin nous indiquaient que nous n’étions pas seuls à mener cette course contre la montre. C’était la première fois que je prenais ce risque stupide, et presque involontairement. Ma visioconférence s’était éternisée, ce soir, et il eût été bien impoli de la quitter prématurément. Je repensais aux unes macabres de la presse quotidienne à scandale que je m’épuisais à lire chaque matin pour ma synthèse à l’ambassadeur : le couvre-feu de Nairobi est un continent hostile aux lois spécifiques, une nécropole nocturne que je découvrais avec un mélange d’angoisse et d’excitation.

Telles des statues muettes, les gratte-ciels du centre-ville nous accueillirent spectralement, comme avançant vers nous à mesure que nous roulions. Le seul mouvement venait des publicités défilant sur les écrans géants des ronds-points. Quelques silhouettes affalées contre le béton des immeubles brossaient le contour d’un groupe de vagabonds, parti pour une nuit rude. Bien entretenu, le moteur ronronnait doucement. Un air froid pénétrait dans l’habitacle par les quelques centimètres baissés des vitres.

Shadrack aussi soutenait Manchester United, et ses injures à l’égard de l’entraîneur rivalisaient celles, déjà bien fleuries, de Simon. Ce sujet me lassa bien vite.

Cheruiyot… C’est d’origine kalenjin, ça, non ?

J’aimais ce jeu. Deviner l’ethnie de mes interlocuteurs à leur seul nom de famille. Aiguisée par quinze mois de lecture assidue de la presse, ma perspicacité faisait souvent mouche, créait une connexion immédiate avec mes interlocuteurs. Bien sûr, mes questions en froissaient parfois quelques- uns, vexés de se voir démasqués comme d’ethnie kikuyu ou luo, ou de s’entendre résumés à un seul mot, une unique origine dans ce pays si multiculturel.

« Yes, Kalenjin, kabisa ! », s’exclama faussement allègre Shadrack, que je voyais jeter un œil de plus en plus fréquent sur le tableau de bord et la pendule retardataire qui s’y trouvait.

J’allais lui demander quelle ville l’avait vu naître – autre poncif de mes escapades en taxi – lorsque son téléphone sonna. Les vibrations de l’appareil posé négligemment dans le vide-poches se répercutèrent dans tout l’habitacle. Surplombant un visage souriant, le prénom de Susan s’afficha sur son écran. Se tournant à moitié vers moi comme pour s’excuser par son regard contrit, le chauffeur décrocha.

Je grappillai quelques mots en swahili de la courte conversation. J’arrive bientôt. Dernier client. Les enfants dorment ? Je t’aime.

How is Susan ?”, lui demandai-je, un brin espiègle. Mon jeune âge me permettait encore ces facéties.

Shadrack éclata d’un rire sonore qui fit frétiller le tissu de son masque. Elle va bien. Elle s’inquiétait un peu, mais je lui ai dit de coucher les enfants.

Je me sentis coupable, m’excusai sans trop savoir que dire.

Les temps sont durs depuis la crise, me rassura-t-il. J’étais son dernier client d’aujourd’hui. Mais aussi son premier. Il fallait bien qu’il ait roulé toute la journée pour quelque chose. Et puis s’il refusait ma requête, l’application risquait de le bannir pour trois jours : il avait déjà décliné deux demandes dans la semaine.

« So, it’s fine », acheva-t-il, alors que nous quittions le centre-ville pour nous diriger vers mon quartier de Kilimani à vingt-et-une heures sept. Sept minutes déjà post-couvre-feu. Nous grimpions la pente douce ponctuée d’églises et de banques qui menait à la Présidence. Pour l’instant tout allait bien.

Le chapitre footballistique épuisé, j’ouvris celui tout aussi fertile de la politique. En tant que Kalenjin, il devait certainement aduler son vice-président, issu de la même région.

« I don’t care. They’re all thieves » maugréa Shadrack. Tous les mêmes, tous pourris. Ils n’avaient que ça en bouche. J’avais beau partager son constat, je ne pus m’empêcher d’être déçu. Déçu que la conversation n’aille plus loin, déçu de ne pas l’entendre déployer un argumentaire que j’aurais pris plaisir à décortiquer, par pulsion rhétorique.

Vingt-et-une heures seize. Seize minutes dans le temps additionnel. Les tirs au but approchaient. La conversation s’était tarie. Shadrack avait bien tenté de la ranimer par quelques questions sur la France, sur l’étrangeté de notre langue et ses consonnes muettes, mais j’étais absorbé par les messages de mes colocataires, inquiets de mon absence. J’arrive bientôt. Dans six minutes, selon l’appli.

Nous parcourûmes les rues rectilignes de Kilimani, entre la verdure sombre des arbres et la lumière blafarde des lampadaires. Les larges trottoirs étaient déserts. Les silhouettes se faisaient plus rares, et tapies dans l’ombre, comme des vampires fuyant la lumière. Aussi vide qu’éteint, le cube ocre qu’est le centre commercial Yaya avait l’air d’un paquebot à la dérive. Nous n’étions plus qu’à deux rues de chez moi. À deux cents mètres du but. De ma petite rue paisible. Je me sentais observé, épié par les quelques lumières allumées des immeubles résidentiels, barricadés derrière leurs murs.

Soudain, ils étaient là. Debout au beau milieu de la route, faisant les cent pas de part et d’autre du rail clouté qui barrait la voie. Quatre militaires aux uniformes dépareillés. Oisifs. Agitant les mains en notre direction. La kalachnikov horizontale, tout aussi négligée qu’Adam et Simon.

Je maudis intérieurement ces deux derniers, et leurs paroles réconfortantes.

La Mazda ralentit et s’arrêta à quelques mètres du barrage.

Une sergente vint à nous et se pencha par la vitre-conducteur que Shadrack venait de baisser. Papiers s’il vous plaît. Je pensais que ça n’arrivait que dans les films, ce genre de scène.

Se penchant vers le chauffeur, la militaire m’aperçut. Nous échangeâmes un regard bref, insignifiant. Une bande de tissu scratchée sur sa veste semblait porter son nom. Wamalwa. Tiens, une luhya, réalisai-je, toujours obsédé par ces questions sans importance d’ethnie.

Elle reprit son dialogue avec Shadrack. Je ne compris pas tout, quelques grappes de mots seulement. Muzungu. Le Blanc. On verra plus tard. Pesa. L’argent.

Les doigts tremblants, Shadrack fouilla dans sa poche de blouson, en tira un portefeuille élimé. Je reconnus le visage sobre et officiel de sa Susan, sur une photo d’identité cornée, derrière la petite poche translucide où l’on range ses papiers. À côté, deux photos, tout aussi formelles, d’autant d’enfants en bas âge, regard droit et bouche horizontale. Bien élevés, probablement.

Mon compagnon d’infortune extirpa douloureusement deux billets de cent shillings du portefeuille et les enroula autour de son permis de conduire, qu’il tendit à la sergente. Regardant le document sans le voir, elle fit glisser les billets et enfourna la monnaie dans la poche intérieure de son manteau. Je pensais sa patte assez graissée lorsqu’elle vociféra de plus belle, plus fort encore qu’avant. Son index noueux pointait tour à tour Shadrack et la banquette arrière.

Je compris rapidement ce qu’il était en train de se passer.

Je pouvais payer. Facilité de Blanc.

Je fouillai frénétiquement la poche gauche de mon costume, en tirant avec soulagement l’unique billet de mille shillings qui s’y trouvait depuis plusieurs lavages intensifs de ma femme de ménage. Imitant mon chauffeur, j’enroulai la grosse coupure autour de mon passeport diplomatique, que je fis passer à Shadrack, qui le transmit à Wamalwa.

Cette dernière déroula avec dextérité la coupure, qu’elle glissa dans sa poche.

Soudain, à la vue du petit livret bleu nuit qu’il entourait et des tracas qu’il représentait, elle détourna le regard. Elle me rendit la coupure et retira brusquement ses mains de la carrosserie, comme si celle-ci était chauffée à blanc.

« You can go. It’s fine ».

Nous poussâmes un soupir de soulagement, d’un même souffle. Les trois autres militaires firent glisser dans un fracas métallique le rail de l’autre côté de la route pour nous permettre de nous engager vers le cul-de-sac menant à mon immeuble.

Nous étions silencieux. Nous entendîmes dans notre sillage le rail clouté qui bloquait de nouveau la route.

Quelques secondes plus tard, la voiture ronronnait en position statique devant le large portail vert de ma résidence. Vingt-et- une heures vingt-sept.

Le front de mon chauffeur était perlé de sueur. Il me regardait avec gratitude. Je déverrouillai mon téléphone et sélectionnai l’option « pourboire maximal +20% » sur mon application. Un généreux virement le récompenserait en fin de semaine, lui offrant davantage que ses deux cents maigres shillings donnés au barrage.

Shadrack aurait préféré du cash et me le fit savoir sur un ton bien éloigné de nos conversations footballistiques du soir. Cela m’irrita. Sans mon passeport, l’affaire eut été bien pire pour lui, et peut-être moi. Que réclamait-il ?

Il devait lorgner sur mon billet de mille, qu’il a dû voir quand cette corrompue de Wamalwa me le rendait. Mille shillings, c’est un bon restau, une place de cinéma, ou une bonne bouteille de vin. Fallait-il lui offrir tant en plus d’un pourboire déjà généreux ? Je restai ferme et refusai, d’un ton assuré. Si j’avais réussi à nous sortir de là, pourquoi pas lui ?

Dans une ville où tout se payait par monnaie mobile dans des transactions électroniques sécurisées et enregistrées, le cash était devenu précieux dans un domaine bien précis : la corruption. J’avais bien vu Shadrack donner ses billets froissés aux militaires, je n’allais pas livrer mes mille shillings à un sort semblable. J’avais sauvé cet argent des mains de la police, fallait-il qu’il y retourne ?

La course s’acheva comme toutes les autres, banalement. Une fois franchi le portail, je me sentis tel un enfant, chat perché, hors d’atteinte. « Asante, Shadrack. Safe journey. Baadaye ». Mon chauffeur s’était résigné et me salua d’un grommellement monosyllabique.

Prenant la direction des escaliers, j’entendis le portail se rouvrir, et la Mazda le traversant dans l’autre sens dans une accélération effrénée. Je grimpai les marches quatre à quatre. J’avais une sacrée anecdote à raconter aux colocs.

À peine arrivé au 4e étage, essoufflé par ma montée, j’attrapai une bière dans le frigo et constatai que tout le monde avait déjà rejoint sa chambre. Frustré, je me jetai vers le balcon pour m’en griller une, bien méritée. Je humai l’air du soir, aux légers effluves de bois de chauffe.

Je sortis machinalement le téléphone de ma poche.

Deux coups secs comme des claquements de fouet retentirent du bout de la rue. Celle-là même que nous venions d’emprunter. Celle-là même par laquelle Shadrack était reparti. Une troisième détonation réveilla le quartier. Crissement de pneus. Silence.

Mon cerveau et mon regard se figèrent.

Sur mon téléphone, l’application était encore ouverte, et m’interrogeait : « sur une note de 1 à 5, comment s’est passé votre trajet avec Shadrack ? »

Je mis cinq étoiles. Comme d’habitude.

Note aux lecteurs : l’application du couvre-feu au Kenya pendant la pandémie de Covid19 a causé plus d’une centaine de morts selon les organisations de défense des Droits de l’Homme. Parmi eux, Yassin Moyo, 13 ans, abattu alors qu’il jouait sur son balcon, ou encore Benson Njiru Ndwiga et Emmanuel Mutura Ndwiga, deux frères de 22 et 19 ans. Cette nouvelle leur est dédiée.