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Elle remonta mon col blanc qu’elle avait frotté, briqué, fourbi toute la journée comme pour  laver je ne sais quoi qui l’obsédait… Elle aplatit encore mes cheveux qu’elle avait exigé que je  gomine. Elle m’agrippa les bras fermement et planta son regard dans le mien. Un regard  d’acier qui vous harponne. Elle intima : « On y va. On descend. »

Je la suivis dans le même silence épais et effrayant qui m’avait servi de refuge depuis mon  réveil. Que j’avais adopté par réflexe, la voyant aller et venir. La voyant déployer cette énergie  folle, presque hystérique, qui s’était emparée d’elle et qu’elle abattait au hasard sur les objets  qu’elle touchait, les prenant, les déplaçant, les reposant dans un mouvement perpétuel.  C’était une force puissante qui envahissait jusqu’à son esprit, la poussant à élaborer des  stratégies délirantes tissées d’amours et de haines d’où surgissaient de grands projets d’avenir ou de vengeance. Elle en fouillait mentalement tous les détails, scrutait les insignifiances,  explorait l’infinité des possibles, donnait de l’importance au néant, s’agitait, intranquille, et  ourdissait ainsi des scénarios improbables auxquels elle essaierait plus tard de donner vie.

Je connaissais bien cette énergie. C’était celle qu’elle convoquait dans ses plus grands chagrins et qui la rendait invincible. Et je savais qu’il ne fallait interrompre ni les gestes, ni la mécanique mentale, sous peine de devenir le malheureux réceptacle de cette colère enfouie. Cette rage, même, pétrie de solitude et de courage, qui habite tant de femmes de mon pays.  

Dehors, les bataillons de grenouilles avaient entamé leur chant nocturne et la chaleur était  moite. Elle essuya grossièrement mon front avec son mouchoir en m’ordonnant :

— Ce soir, il faut que tu sois le plus beau.

J’osai :

— On va où ?

— À Fort-de-France.

Puis, elle ajouta sèchement :

— Tatie Josie nous emmène.

Nous embarquâmes dans la 206 abîmée. Tatie Josie nous salua avant d’adopter elle aussi  notre mutisme.

Tranquillisé par le bruit du moteur, sur le chemin qui nous emmenait au bourg, je regardais  défiler les alternances de cannes et de bananiers dont les ombres semblaient abriter des  espaces mystérieux. Au détour d’un virage, je me laissais aspirer par l’étendue sombre qui  avait remplacé la mer à l’aurore avec l’espoir, peut-être, d’y trouver une signification à notre  étrange périple. Sur la route sans éclairage les couleurs avaient disparu rendant plus opaques  encore nos solitudes rassemblées dans la voiture.

Au bout de quarante minutes, nous tournions pour descendre sur le parking de la Joyau et ma tante gara sur l’une des places encore vides, l’une des plus éloignées, réservées aux  retardataires. Il nous faudrait marcher. Des processions d’hommes et de femmes en noir et  blanc sortaient des véhicules et montaient lentement vers le crématorium, affichant des  mines graves de circonstance, parfois brusquement égayées à la vue d’un vieil ami repéré dans  la foule. Les rires et les embrassades dissipaient momentanément la tristesse. « Sa ou fè viè  fwè ? »

Nous entamâmes à notre tour l’ascension du bout de chaussée glissant et escarpé qui nous  séparait de l’entrée du site, ma mère plantant chacun de ses pas dans le sol avec une lourdeur  déterminée et refusant obstinément la main que je lui offrais. Nous entrâmes dans le parc, puis nous nous dirigeâmes instinctivement vers la grande salle, celle du milieu, celle qui était comble et de laquelle les conversations débordaient. Sur notre passage vers la veillée, les discussions s’interrompaient et je sentais plantés sur moi, sans trop les comprendre, des regards makrel, désapprobateurs ou amusés. Ma mère accéléra, dressant la tête, et me serra  le coude pour s’assurer que je la suivais.

Parvenus dans la salle, nous remontâmes l’allée qui séparait la pièce en deux, de nombreuses  têtes rivées sur nous. Le cercueil était là, une femme endeuillée immobile à son côté. Elle était  d’une beauté simple, sans apparat, et semblait perdue. Arrivée à sa hauteur, ma mère la toisa de ses yeux secs. Dignement, l’autre soutînt son regard pour évaluer la situation et se résigna.  Elle se tourna pour lui céder la place.

Maman m’attira contre ses flancs larges, m’encerclant d’un bras solide, et se pencha sur le  cercueil ouvert. Elle siffla :

— Regarde-le. Regarde-le bien !

Je demandai :

— C’est qui ?

Les dents serrées, elle cracha un murmure :

— Ppp…

Le mot ne faisait pas sens.

— Qui ?

Elle se crispa.

 Sé papa’w ! » hurla-t-elle.

Mon cœur me brutalisa. Ce ne pouvait pas être ça. Cet homme petit, rabougri, enfermé dans  sa boîte, à jamais figé dans sa laideur. Je ne lui reconnaissais rien de moi. Je tentai de  m’accrocher aux photos de lui qui défilaient sur un écran placé au-dessus. Mais non. Rien. Je le trouvais repoussant de banalité. J’étais bien plus grand, plus mince, plus noir, plus finement dessiné. Lui avait été énorme apparemment, le crâne chauve, sa peau trop claire était tâchée  par le soleil et son menton pendouillait. Je le voyais vivant sur les images, souvent flanqué de  la femme à la beauté simple et avec des enfants. Trois dont un devait avoir mon âge. Les avait-il chéris ? Quelle place dans son cœur y avait-il eu pour l’amour ? Lui qui n’avait pas même pris la peine de me rencontrer. Lui qui avait condamné ma mère à une vie clandestine.

Quatre vieilles femmes en face de moi, assises de l’autre côté du cercueil, priaient, chapelets  à la main. Cet homme que je ne peux appeler mon père avait-il été croyant ? J’observai la salle qui était pleine et qui semblait nous montrer du doigt, ma mère et moi. Nous qui restions debout, là, vêtus de blanc comme deux spectres venus hanter le défunt encore tiède.

Ma mère répéta :

— Regarde-le bien. Tu ne deviendras jamais comme lui, tu m’entends ! Il a  vécu une vie petite. Petite et mesquine. Une vie uniquement tournée vers lui-même. Il n’a  rien construit de beau, il a semé partout le désespoir. Je t’interdis de devenir comme lui, tu  comprends ? Et ne crois pas que les gens qui sont là sont venus parce qu’ils tiennent à lui. Ils  sont venus se pavaner, se montrer, faire la société… Ton père était puissant mais il ne valait  rien. Il a blessé tous ceux qui ont fait l’erreur de l’aimer. Il n’a tenu aucun engagement, ni  envers moi, ni envers personne. Il s’est pensé libre. Pauvre fou ! Il n’a jamais compris que la  vraie liberté est celle qui s’engage… Sa mort aussi aura été misérable. Il est tombé d’une  échelle ! D’une échelle ! Il se croyait encore jeune, ha ! Il a toujours eu peur de vieillir. Il avait  peur de tout ce qui est important. Un capon, un lâche ! Tu ne seras pas un homme comme ça.  Ou tann mwen ?

Je ne répondis pas, cherchant à rassembler le sol qui s’éparpillait sous mes pieds. Accédant  violemment à un état de conscience qui m’était étranger. Un yich dewò, voilà ce que j’étais. Un  enfant dehors : sous la pluie, sans demeure, sans abri, sans repère autre que la dureté de ma  mère qui avait décidé, ce soir, de ne pas se laisser voler son deuil ni son chagrin. Elle avait  décidé de sortir du petit coin d’ombre que cet homme lui avait assigné et de s’emparer de la  place qui aurait dû être la sienne. Pour la première fois, je crus la comprendre pleinement.  Cette femme muraille qui avait si étonnamment flanché sous l’assaut de l’amour, acceptant sans mot dire d’être réduite à pas grand-chose et qui avait assumé à la sueur de son seul front ce fils qu’elle avait accueilli en offrande.

Je parcourus des yeux la foule et y trouvai les trois enfants. Dans leurs regards se reflétait ma  stupeur. Ils ignoraient, eux aussi. Les femmes avaient docilement gardé cet encombrant  secret. Et nous nous trouvions projetés, là, soudainement, frères et sœurs de misère, frères  et sœurs de trahison, frères et sœurs d’abandon. Ne sachant trop si nous devions nous aimer  ou nous haïr, nous scrutant sans bouger.

Une femme s’approcha, elle posa ses mains sur les épaules de ma mère puis tourna vers moi  un visage bienveillant. « Que tu es beau ! » me dit-elle en souriant avant de s’éloigner et je  sentis ma mère vaciller légèrement. Alors, je lui pris la main et la serrai dans la mienne. Mes  yeux s’embrumèrent avant de s’assécher comme les siens. Je fis mien son courage. Non, je ne  serai pas comme cet homme.