Il y a bien longtemps que le malheur voyage à visage découvert. Longtemps qu’il n’a plus besoin de se cacher, sûr de lui, sûr des empreintes de drame et des sillons de crainte qu’il creuserait dans nos mémoires de chair et d’âme. Elle arriva en plein jour. Pas de nuit, contrairement aux histoires pour enfants qui ne font plus peur.
D’abord, la lourdeur. Elle écrasa nos terres de sa colère silencieuse et acide. Elle étendit au-dessus de nos corps un voile opaque de réprimande alors même que nous avions oublié nos fautes. Nos pas collaient au sol, alors qu’il nous fallait fuir. Tout de suite. Elle cracha sans arrêt des flocons de poussière en bouquet de toux. Elle expectora de l’abrasif pâteux et visqueux. Et partout, partout où nous posions nos yeux, elle fut là, marâtre aux mille nuances de brun, ocre et sable qui ne vieillissait jamais, aussi belle que l’alpinia, aussi dure que des vestiges rouillés qui refusent de disparaître.
Ensuite, ce fut son odeur. Elle promena sa robe de poison, dévoila ses jupons létaux. La brume avait ramassé les effluves marrons des littoraux, les souvenirs pestilentiels de leur décomposition. Les plus jeunes d’entre nous avaient encore leur odorat. C’était les plus vulnérables. Le mois dernier, un garçon s’était asphyxié, debout. Il avait enlevé son filtre nasal pour jouer avec. Quand la brume est arrivée, il tomba de ses mains ; de la taille d’une graine de goyave, il lui fut impossible de le retrouver dans l’épaisseur du nuage.
Nous autres adultes, étions désormais habitués, et pour les plus âgés, les nez s’étaient complètement recollés à force de n’être plus utilisés. Comme nous nous étions habitués aux yeux rouges et gonflés que certains affichaient à perpétuité.
Le courage serré, nous ramassâmes nos cœurs terrifiés à l’idée d’être le malheureux élu qu’elle avalerait, étouffant la peine pour ceux déjà partis. Notre espoir respirait à moitié, il reniflait plutôt, désireux de vivre, mais forcé de se recroqueviller sous la nécessité de se terrer, tributaires de la gravité imposée. Nos pas englués s’efforçaient de nous conduire chez nous.
Les flocons s’abattirent sur nos têtes. Ils se déposaient en lourds tapis. Leurs effluves piquaient nos yeux. Encore quelques minutes et il nous serait impossible de voir. Certains plisseraient les cils, d’autres s’arrêteraient sur place, le temps que les larmes acides s’estompent. Mais il fallait continuer. Avancer, même au compte-goutte, entre chaque grain de poussière, sinon, elle nous arracherait chaque gorgée de souffle.
Nous devions vite rejoindre les carbets sous-terrain si nous ne voulions pas mourir : il fallait tenter le passage pour arriver en lieu sûr. Le transpatjeur partait du tombolo. Il fut construit quand les sargasses remplacèrent l’eau de nos îles. Quatre colonnes de verre enfouies dans le cadran courbaient la matière et le temps. Elles étaient activées une fois donnée la permission de transpatjé. Le seul risque était que l’on vous assène un « non ». Depuis vingt ans, la technologie nous permettait de voyager ainsi pour les petites distances. Les longues n’étaient plus autorisées. Au pire, là où vous naissiez, vous mourriez. Au mieux, cela vous prenait une vie de trouver un endroit moins pollué.
Nous nous trouvions dehors, ma mère et moi, en bordure d’un liquide noir qui était autrefois la mer du Lorrain. En quelques secondes à peine, nous avions ramassé tous nos effets. Nous avions pris l’habitude de sortir légers. Notre maison se trouvait dans le beaubourg, derrière l’ancien cimetière, aussi, nous n’avions pas beaucoup de distance à parcourir. Pour autant, ayant laissé nos distanceurs, nous hâtâmes notre fuite autant que possible. Elle était maintenant rôdée. Le foulard de fibres de bambous noué autour de notre cou remontait jusqu’à notre nez. Nos chapeaux de paille renforcés par de la fibre de verre épousaient la forme de notre front ; ils limitaient ainsi l’incrustation de la poussière. J’émis un sifflement qui se perdit dans la masse : il n’y avait pas que de la poussière. Je soulevai le chapeau et regardai derrière moi : la dame jaune galopait sur les anciens flots ; immense, elle couvrait le ciel de sa présence furibonde. Je me réajustai. Je tentai un chant pour percevoir où poser mes pas avec le moins de risque d’inhalation néfaste. L’air devenait tellement lourd que son écho s’arrêta en milieu de course. J’attrapai le bras de ma mère.
— C’est aujourd’hui. Ne t’éloigne pas.
Elle ne broncha pas. L’émobracelet lui avait déjà signifié ce que je venais d’oraliser. Nous frayâmes notre chemin jusqu’à notre maison, découpâmes chaque ombre de sulfate qui tentait de nous étrangler. Nous touchâmes enfin notre porte d’entrée. En haut, le seul objet d’antan qui nous servait encore : un mini ventilateur qui éloignait les vapeurs les plus dangereuses. Une fois la porte fermée, nous rejoignîmes le sous-sol par la trappe. Toutes les habitations en disposaient désormais. L’air devenu irrespirable, nous avions construit une deuxième ville, en-dessous. L’intimité de chaque famille était respectée et délimitée au mieux, mais au final, nous avions retrouvé cette osmose et ce sens communautaire qui avait fait défaut, à une époque, notamment quand nous nous étions détachés de l’hexagone. Certes, il était réduit aux quartiers et villes proches, mais il était solide. Dans l’escalier qui menait au sous-sol, ma mère ralentit.
— Ne t’arrête pas, la priai-je.
— Attends, ordonna-t-elle.
Elle compta le nombre de marches déjà descendues. Treize. Elle en dévala six autres, avant de s’arrêter. Elle martela de ses talons chaque coin de la marche-cible, jusqu’à ce que j’entende un déclic. Un tiroir s’ouvrit. Elle s’accroupit. Je la rejoignis au moment où elle sortait, enveloppée dans un papier journal, ancien comme mes aïeux, doublé d’un torchon, une bouteille en verre, au goulot étroit, mais au corps large et carré.
Je regardai l’objet, mais surtout ce qu’il contenait. Un nuage aux couleurs et scènes changeantes dansait. Il y avait aussi quelques écorces, des feuilles, un sable encore pur, un rayon de soleil du matin. Quand je collai mon oreille à la paroi de verre, j’entendis le chant d’un oiseau. Et puis ce souvenir ultime, tellement puissant qu’il m’en arracha des larmes. Je levai sur ma mère des yeux interloqués.
— C’est ton père qui l’a fait. Tu le connais, toujours inquiet. Trouver dans la science des réponses qui complètent la magie, avant que ne naissent les questions. Il croyait aux deux, alors il les allia. Dans cette bouteille, c’est une partie de l’âme de Matine.
— Une partie ?
— Nous avons tous un peu de Matine en nous, pour peu qu’on s’en rappelle. Nous sommes chacun un bout de cette terre.
Ma mère baissa la tête. Ses doigts encerclèrent avec plus de fermeté l’objet. Je l’embrassai sur le front.
— Il me manque, à moi aussi.
Elle enveloppa de nouveau la bouteille, et me la tendit.
— Pour recréer. J’espérais que tu serais déjà pleinement adulte quand cela arriverait.
Je glissai l’objet dans ma besace.
— Dix-sept, ce n’est pas si jeune.
— Ça dépend pour quoi.
Nous reprîmes notre course. L’image de mon grand-père se positionna à mes côtés.
— Ils sont déjà là, la prévins-je.
— Qui ?
— Papi et son cousin également. Ils ont lancé l’alerte. Les gens du Sud sont prêts à partir.
— Les transpatjeurs sont défectueux au Sud, comment vont-ils faire ? Sur la zone caraïbe, ils ne sont pas achevés, s’inquiéta ma mère. Tu imagines ? un seul port pour toute notre population ?
Nous arrivâmes dans la salle commune du premier quartier ; l’inquiétude de ma mère y trouva une partie de sa réponse. Des milliers de Matinois se trouvaient là, quelque part dans les différents carbets. Je sentais leur présence et le sifflement de leurs pensées. Leurs craintes silencieuses perçaient ma poitrine. C’est à ce moment que le sol au-dessus de nous trembla.
La montagne ! s’écrièrent certains.
— Ce n’est pas la montagne, répondis-je après quelques secondes d’écoute. Ce n’est pas la montagne. Je m’accroupis et posai une main au sol. Sous mes yeux ahuris, elle devint trouble, avant de danser dans un fracas destructeur, puis de s’assécher. Je relevai la main. Je voulais voir ce spectacle. Je voulais imprimer cette vision dans mes souvenirs et l’inscrire dans le Livre des Mémoires. Ma mère surprit mon regard, tourné en arrière.
— N’y retourne pas !
Je l’entendis, mais n’obéis pas. Je repartis en sens inverse, suivi par les cris de ma mère.
Je retournai jusqu’à la trappe et la soulevai de quelques centimètres. Un miroir faisait face à l’entrée de notre maison. C’est lui qui me permit de voir. La marée de sable. Elle arrivait en courant sur le cobalt liquide, galopait sur les terres, s’infiltrait dans les tréfonds de nos sols, soulevait nos fondations, détruisait tout de l’intérieur. Les squelettes de ceux avalés avant nous roulaient entre ses grains. Elle ouvrait et claquait des dents, rugissait les ossements de ceux qu’elle avait déjà emportés, frappait chaque morceau de vie. Elle ne se contentait pas de nous avaler. Elle scalpait les derniers moignons qui nous aurait permis de rebâtir par la suite.
Le sol trembla de nouveau. Plus fort. La porte d’entrée éclata. Je refermai la trappe, mais j’avais déjà attendu trop longtemps. La première marche se fracassa. La deuxième ne tarda pas. Je dévalai aussi vite que je le pus. Je me concentrai. Grand-père, grand-père, à mon signal, que je sois là ou pas, ferme la grille. L’escalier implosa sous un coup de tonnerre. Je n’eus que le temps de voir, du coin de l’œil, le sable faire irruption sous mes pas. La force me jeta en bas des marches. Je repris ma course à quatre pattes avant de me relever. J’entendis le sol se démembrer derrière moi. Plus que quelques mètres, mais la marée était rapide. Je plongeai. La bouteille survécut au choc, mais ma hanche prit un coup. Mon grand-père et les autres hommes se précipitèrent pour m’arracher à l’ensevelissement, juste à temps pour condamner notre couloir. De chevrotant, mon grand-père n’avait que les cheveux.
— Aux colonnes, tous. Les gardes des autres îles ont été prévenus. Mais nous devons nous hâter. Le phénomène s’amplifie sur toute l’île.
Nous rejoignîmes le carrefour intra-terre. Les autres quartiers étaient déjà là. Leur nombre me laissa pantois. Nous étions tellement habitués à vivre en différant nos sorties, que nous ne savions même plus combien nous étions exactement. Nous pouvions ainsi rester des mois, des années sans voir certains. Seuls les mirotransmetteurs nous permettaient de savoir que nos familles proches ou éloignées s’étaient élargies. Nous nous préparions à un exode, sans savoir quoi emmener, sans savoir où nous nous établirions. Et c’est seulement maintenant que certains se découvraient.
Nous cheminâmes jusqu’au point de départ ; du tombolo, les colonnes de verre apparaissaient déjà. Le garde des flux demandait sûrement une autorisation.
En bas de l’escalier qui menait aux colonnes, il activa le mirotransmetteur. Quand il déclina son identité, la surface du mirotransmetteur prit une consistance d’eau, sortit de son cadre et vint se promener sur son visage. Au bout de quelques secondes, elle se colora d’une teinte bleue : l’identification était réussie. Il fallait maintenant négocier une destination.
— Poste Matine, pour Karuk. Poste Matine pour Karuk.
Un visage aux traits durs et sableux apparut.
— Karuk pour Matine. Ki jan ?
— Demande autorisation de transpatjé maintenant.
— Impossible.
La froideur de la réponse surprit le garde. Il se battit encore.
— J’insiste. Demande autorisation de transpatjé maintenant. Une marée de sable attaque de toute part sur l’île. Elle attaque les fondations même de nos sols.
— Impossible.
— Cela fait trois fois que vous refusez nos habitants, vos voisins, vos frères d’histoire. Dans quelques heures, voire moins, nous n’aurons plus de terre ni d’habitants, tout est en train de s’écrouler.
Le garde Karukois fixa le garde Matinois de ses coulis impassibles.
— Ah, atjelman, nou bro ? Ce n’est pas le souvenir mwen ni. Quand il fallut s’indépendantiser et choisir si nou té ka lyanné ou non épi lexagone, vous nous avez trahis. Konsidéré nou sé té dé brutes incultes sanguinaires épi an koui. Comme si nos revendications étaient des lubies sorties d’un kanari. Frère ? Tchip.
Le garde des flux ne m’entendit pas arriver. Le tumulte des Matinois me parvenait aux oreilles, sans que je ne perde une miette de l’échange entre les deux officiels.
— Nous ne pouvons pas risivray zot. Mwen pa sav ki jan sa yé chez vous, mais c’est la pagaille, ici aussi. Gadé koté îles du Sud. Ou l’hexagone, ajouta-t-il, narquois.
La population traversait le tombolo. Elle s’impatientait.
— Matine pour Nalao. Bizwen transpatjé, souplé. Matine ka kolapsé.
— Nalao ba Matine. Pé pa. Menm problem here. Kwazé dwet ou.
Et il interrompit la communication. Le garde ne se découragea pas.
— Matine pour Francia. Demande autorisation de transpatjé. L’île est sur le point de s’effondrer, une catastrophe naturelle nous touche de plein fouet. Demande autorisation d’envoyer les habitants.
Un grésillement laissa place à un visage sans réponses.
—Francia pour Matine. Plait-il ?
Il n’avait rien écouté. Le garde répéta.
— Combien de personnes ? Trois ? Dix ? demanda le francien, inintéressé.
— Les habitants. Tous.
Le visage sans réponses leva alors les yeux sur le garde Matinois.
— Négatif.
— Je vous rappelle le traité signé à l’issu de la sécession à l’amiable entre Matine et Francia. Il est établi que chaque partenaire s’engage à aider l’autre en cas de force majeure. C’est un cas de force majeure.
— Votre cas de force majeure va au-delà de cet accord, j’en ai peur. Trois personnes, dix personnes, ça passerait. Vous nous demandez d’accueillir quoi, plus de 300 000 ?
Le garde des flux corrigea d’une voix inquiète.
— 517 324.
Le garde francien éclata de rire.
— Débrouillez-vous. Voyez avec vos îles sœurs, ajouta-t-il, sarcastique.
La population se rapprochait de l’escalier. Une voix fraîche et curieuse s’éleva du groupe. Je scrutai ; c’était celle d’une fillette aux nattes dégourdis et au visage déterminé.
— Tonton Ruffin, c’est par là qu’on s’en va ? demanda-t-elle en tirant sur le bras d’un grand belliqueux.
Le garde des flux mit rapidement fin à la communication. Il se fraya un chemin dans la foule.
— Reculez, s’il vous plaît, laissez-moi le temps de trouver une solution.
Les réactions fusèrent.
— On n’a plus le temps !
— Ki mannyiè sa poko paré ?
— Comment ça du temps ?
— Comment ça, une solution ? Y’a un problème ?
Le garde resta silencieux une seconde de trop. Les habitants se bousculèrent au pied de l’escalier, prêt à s’emparer des colonnes pour transpatjé.
— Eloignez-vous de ces colonnes !
— Man pé ké mô jodi-a !
— Laissez-nous partir !
— Eloignez-vous de ces colonnes ! Les flux sont saturés chez nos voisins insulaires.
— Et Francia ?
Le garde ne savait pas comment annoncer la nouvelle. Je l’aidai.
— Les franciens refusent de nous accueillir.
— Comment cela ? hurla ma mère. Et le traité ? C’est du vent, leurs écrits ? Ils ont promis de ne pas briser les liens cordiaux !
Nos peaux étaient moites de sable, de poussière, de sueur et de peur. Tous ceux qui avaient la force de hurler le faisaient. Les autres restaient dans un mutisme hagard et suppliant, prêt à se ruer dans la première brèche créée par ce chaos.
— Laissez-nous transpatjé !
— Reculez, nos voisines sont débordées !
— Vous voulez qu’on meure engloutis ?! L’île est en train de s’effondrer !
Je portai mon regard au-delà du tombolo et constatai. Tout le Nord Atlantique se piétinait aux portes du Pon Patjé, comme nous l’appelions également depuis que les eaux du tombolo avaient été écartées. Tout le tombolo grouillait de fourmis humaines fuyant la seule terre qu’elles n’aient jamais connue.
Le mur d’algues domptées retenait les eaux, mais il tremblait sous la pression du sable qui recouvrait maintenant tout le littoral de l’île. Il céderait bientôt. Je le sentais. Je regardai le garde des flux. Il ne laisserait personne passer. Ni femmes ou enfants. La fillette aux nattes dégourdies s’écria :
— Et le transpatjeur du Diamant ?
Son oncle la regarda, fier et désespéré.
— Nous n’arriverons jamais à temps, yich mwen.
Le garde se rapprocha d’elle.
— Non. Le ponton qui supportait le transpatjeur s’est écroulé sous le poids du sable. Les grains ont rongé les colosses de béton et d’acier qui plongeaient dans la mer.
Prends les yoles, entendis-je.
Un « hein » m’échappa.
— Dépêche-toi, insista mon grand-père.
— Où es-tu ?
— Dépêche-toi. Je me dirige vers le Sud.
— Mais les trans—
— On réfléchit à un autre moyen, m’interrompit-il.
Je traversai la foule en sens inverse. Malgré le tumulte de leur voix, j’entendais l’île se désagréger dans ses bas-fonds. Je criai à la volée :
— Artisans et travailleurs de la mer, par ici !
— Poutji ? Sa ou pé fè ba nou é fanmi nou ? hurla Ruffin, en me talonnant.
Je dévoilai mon tatouage, signe de ma lignée de sages, situé au bas de ma nuque. Il était encore incomplet, mais il fit son effet. La nouvelle se répandit entre les rangs désordonnés. Ruffin stoppa ses questions. J’en profitai.
— Nous partirons par …l’océan, hésitai-je, en me rappelant l’étendue liquide noir cobalt. La brume se concentre sur l’île, une fois passée la mer. Elle veut détruire l’île, elle espère nous engloutir avec. Notre seule chance, c’est de trouver des yoles ou autre embarcation.
Trois autres hommes me rejoignirent. Je poursuivis :
— Prenez tout ce qu’il vous faut comme matériel pour les réparer au cas où.
— Tu veux qu’on traverse ça, gamin ? ricana Ruffin.
Je stoppai ma course, sans prendre garde à la bouteille qui s’agitait dans ma besace. Me retournai et lui fit face :
— Non. Il faut qu’on traverse ça, nuançai-je.
Comme pour me donner raison, un immense tunnel de sable s’éleva plus haut que le sommet de l’église proche. Il s’abattit sur nous comme un cétacé s’affale sur l’océan. Des vagues de cendres jaunes roulèrent et malmenèrent nos corps mous. Nous devînmes des pantins de papier, évoluant sur une musique dans une chorégraphie non apprise, et dont le seul but était de nous faire danser jusqu’à la mort.
J’attrapai la main du belliqueux, et lui enjoignit par la pensée de faire de même avec ses camarades. L’absence de tout naquit alors. J’aurais aimé dire qu’il fit noir, mais ce terme était impropre. Rien n’exista plus pendant un temps que je ne pus calculer. Et puis une bulle de lumière d’un blanc parfait apparut et grossit jusqu’à ce que nous soyons tous à l’intérieur, Ruffin, les trois hommes et moi. Du coin de l’œil, j’aperçus ma besace : de marron défraichi, elle était devenue dorée. C’était l’œuvre de la bouteille. Quand le danger fut passé, la lumière persista quelques instants encore ; puis de blanc, devint solaire ; de solaire, devint, tempérance ; la bulle rapetissa alors, comme ces bulles de savon arc-en-ciel qui se dégonflent, sous le regard émerveillé des enfants. Elle traversa nos corps secoués, mais saufs, avant de s’engouffrer et de disparaître dans la bouteille. J’émergeai avec méfiance. Nous étions couverts d’algues et de poussière. Je me dépêchai d’enlever les premières : elles grignotaient nos peaux.
— Qui est encore là ?
— C’était quoi, ça ? glapit Ruffin.
— Une tornade, peut-être.
— Je ne parle pas de ça.
— Ce n’est pas important pour le moment. Qui est encore là ? A part Ruffin ?
— Raymond.
— Célestin, ajouta le plus jeune.
Il en manquait deux. Ruffin se morfondait.
— J’ai lâché la main de mes cousins, je n’ai pas réussi à les rattraper.
Je scrutai au loin. Tous ceux qui se trouvaient près des colonnes gisaient sans vie, leurs corps se décomposaient déjà, à la faveur des algues amenées par la tornade qui les recouvraient peu à peu et s’en régalaient.
— Poursuivons. Préparons les yoles. Nous sommes quatre. Je sais barrer également. Prenez autant de survivants que vous pourrez.
Célestin me regarda, un haut-le-cœur dans les yeux. Je le soulageai.
— Reste ici, en ce cas, mais tu seras le premier à partir.
— Comment comptes-tu les prévenir ? s’énerva Raymond. Regardez Célestin ! Tu penses vraiment que les autres vont marcher sur des cadavres ?!
Il avait raison. Je m’assis pour me concentrer.
— Très bien, Fabien ! me cracha-t-il à la figure. Maintenant, tu médites !
Je ne répondis pas.
— Ecoutez-moi. Rejoignez-nous. Gardez les yeux fermés, si vous le souhaitez. Suivez ma voix. Mais levez-vous, si vous êtes en vie.
Des corps se levèrent, clopin-clopant, parfois, moins que cela encore, mais déterminés à s’extraire de ce marasme.
Les yoles furent rapidement remplies, mais force fut de constater que nous n’aurions pas eu besoin de plus. Restait à espérer que dans les autres parties de l’île, ils avaient, eux aussi, trouvé un moyen de partir. La mise à l’eau fut hésitante et triste. Je regardai ce que je devinais être les côtes de la seule terre que j’avais toujours connue. Aussi, nous partions, sans savoir où. Notre caraïbe, déjà éclopée par les divergences politiques, s’éparpillait physiquement, cette fois. Il ne s’agissait pas que de Matine. Tout l’archipel caraïbéen s’écroulait aujourd’hui. Je l’avais entendu quand le garde des flux demandait les autorisations. Autrefois, des peuples divers avaient été amenés de force ici. De la douleur, naquit la cohésion. Mais de l’ego, naquirent ensuite les divergences. Aujourd’hui, nous repartions, mais comme une histoire qui se répète, nous ne l’avions pas choisi. Tout ce que nous pouvions choisir, c’était d’oublier les querelles entre îles pour nous retrouver, dans un là-bas que nous ne connaissions pas. Perpétuer, voire, créer ailleurs des traditions pour maintenir des liens effrités, ou qui nous souderaient de nouveau, indépendamment de nos origines insulaires respectives.
Tandis que je regardais, mes jambes se dérobèrent. Mes bras me lâchèrent et la barre aurait fait basculer l’un d’entre nous si la fillette ne s’était précipitée pour la retenir. Mes sanglots pleuraient ma famille égarée, l’inconnu qui nous attendait. La fillette se bagarrait avec la barre.
— Fout’ sa lou ! se plaignait-elle, les yeux luisants de joie. Cette joie disparut quand ses yeux rencontrèrent l’étendue qui nous portait. Je devinai ses pensées.
— Cela n’a pas toujours été comme ça. Noir caoutchouc. Visqueux. Repoussant. Effrayant. Insondable. Incompréhensible.
— Comment tu sais ?
— Mes grands-parents m’ont raconté. Alors, comme une seule personne, tous, barreurs comme passagers, regardèrent le sable plonger dans un dernier assaut notre terre et grignoter chaque mètre carré de vie. Leurs expressions questionnaient le même espoir mitigé : quand pourrions-nous revenir ? Pourrions-nous revenir ? Matine disparut de notre champ de vision. Notre dernier jour sur notre île s’éteignit. Notre premier jour d’exilés commençait.
Pwan patjé’w est une chanson du chanteur martiniquais Kali datant de 1993. Reggae léger et entraînant, mais aux paroles très sérieuses, il invite les membres de la diaspora antillaise à « faire leurs bagages » et à rentrer chez eux. A refaire racine (qui est aussi le nom d’un des albums de Kali) loin de l’aliénation, du froid, près des siens.
Sylvia Saeba reprend ce titre mais imagine une Martinique « aux martiniquais », souveraine mais rendue invivable. Alors que reste-t-il à faire ? Pwan patjé’w ! Z.T
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