L’afrofuturisme, comme tous les phénomènes culturels globaux liés à la noirité, a ses racines dans l’histoire et l’évolution de la présence noire au sein et à la périphérie de l’Occident. Si le terme fait maintenant partie de l’arsenal culturel et critique global, il n’a été introduit qu’il y a presque trente ans dans « Black to the Future », un article/interview du critique Mark Dery où il se posait notamment la question rhétorique suivante : pourquoi y a-t-il aussi peu d’auteurs de SF afro-américains ? « Faute d’un meilleur terme », avançait-il, « on pourrait appeler afrofuturisme la fiction spéculative qui traite de thèmes afro-américains et de questions afro-américaines dans le contexte de la technoculture du xxème siècle — et, plus généralement, toute signification afro-américaine qui s’approprie des images de technologie et d’un futur amélioré prothétiquement. La notion d’afrofuturisme fait naître une antinomie troublante : une communauté dont le passé a été délibérément effacé, et dont les forces ont été suite à cela usées à la recherche de traces lisibles de son histoire, peut-elle imaginer des futurs possibles? »
La réponse était déjà dans la question : oui, et souvent dans un mouvement parallèle à la recherche de traces ; mais pas nécessairement là où on l’attend ou comment. Certains auront fait remarqué que durant les premières décennies de l’avènement de la SF, publiée principalement dans de nombreux magazines et souvent écrite sous de potentiels noms de plume par des auteurs autrement inconnus, il est impossible de dire avec certitude combien d’entre elleux étaient noir.es. Trouver l’afrofuturisme étatsunien demande qu’on regarde plus loin que la seule SF et inclure la musique, les films, la bande dessinée, et « une constellation de points éloignés dans des endroits improbables ». Comme le disait Greg Tate, interviewé dans le même article de Dery, « l’aliénation noire historique est reflétée dans l’aliénation en science fiction — les Afro-Américains vivent l’aliénation que les auteurs de SF imaginent » — et ce, depuis longtemps.
Il s’agissait déjà plutôt pour Dery de baliser un champ qui, dans les trentes années passées, s’est depuis imposé comme description et programme. Le terme a bien sûr évolué, notamment après que les critiques et auteures noires se le soient approprié. C’est que rien n’est afro-américain sans aussi être noir et à ce titre engager toute la diaspora africaine, de près ou de loin. L’afrofuturisme, c’est le croisement des racines plantées dans le continent mère, les graines semées de force à travers le monde par le biais de la traite triangulaire, et celles qu’on s’imagine semées dans des futurs plus ou moins heureux par des négriers intergalactiques ou bien des vaisseaux-mères.
on pourrait appeler afrofuturisme la fiction spéculative qui traite de thèmes afro-américains et de questions afro-américaines dans le contexte de la technoculture du xxème siècle
Mark Dery, Black to the Future
En ce sens, l’afrofuturisme est afro comme les afro-américains : diasporique plutôt que strictement continental, dérivatif, descendant, et, comme ses origines, américocentriste mais déjà de moins en moins. Récemment, l’écrivaine de SF à succès Nigériane-Américaine Nnedi Okorafor (auteure de Binti, Lagon, et récemment scénariste de Black Panther et Shuri pour Marvel comics) introduisait le terme d’africanofuturisme pour pallier aux limites du terme de Dery qui, comme elle le rappellait non sans vitriol, « est la définition d’un homme blanc qui décrit les visions futuristes d’auteurs afro-américains. Je trouve assez réducteur de ne situer cette expression qu’aux États-Unis alors qu’elle concerne également l’Afrique ». Et alors même que la présence et les influences caribéennes ont toujours eu une influence sur la culture et la politique afro-américaines, on commence aussi à réfléchir aux modes spécifiquement caribéens de penser les futurs.
Il s’agit cependant ici de revenir sur l’histoire générale et les grands noms et mouvements de l’afrofuturisme comme on l’a entendu jusqu’à présent : florilège partial et forcément non-exhaustif.
Récupérer les pyramides
Stargate, rappelez-vous : où l’on découvre qu’une civilisation extraterrestre aggressive possédant une technologie de portails ouvrant des passages intergalactiques a eu accès à la Terre pendant l’Antiquité. Les dieux de l’Égypte ancienne, il s’avère, n’étaient pas de ce monde, mais bien d’un autre, à des années-lumière d’ici. Le film lourdaud de Roland Emmerich donnera lieu à plusieurs séries télé produites pendant presque deux décennies. Pas mal. Mais je vous vois une grimace : afrofuturiste, Stargate ? Le film et les séries sembleraient a priori plus en phase avec la « théorie des anciens astronautes » d’Erich Von Däniken, qui préfère imaginer des extraterrestres construisant les pyramides plutôt que des noirs. Mais vous savez comment ça se passe : quand on dit le mot culture, certains sortent leurs flingues, mais la plupart sortent un calepin et un crayon. Comme tous les phénomènes culturels noirs, l’afrofuturisme inspire en silence, et ceux qui l’auront pillé à travers les âges ne le reconnaissent que rarement. Mais une autre caractéristique essentielle du phénomène, on le verra, est d’être entièrement dédié au recyclage, à la réappropriation, au détournement. Là où Von Däniken veut voir des petits hommes verts, la diaspora africaine voit et revoit depuis longtemps un portail temporel vers l’Afrique passée et future, réelle mais surtout imaginée.
C’est que l’Égypte ancienne est une présence africaine au cœur du texte fondamental de l’Occident chrétien, et à ce titre une des rares choses auxquelles les Africains enlevés à leur terre et déportés en Amérique et leurs descendants ont pu s’accrocher à travers les âges. L’attache spatiale viendra plus tard, influencée notamment par les sectes islamiques noires américaines Moorish Science Temple et bien sûr la Nation of Islam dont les mythologies, bien qu’elles n’invoquent pas forcément de voyages interstellaires, n’en évoquent pas moins l’idée que des civilisations très avancées (et noires, donc) existaient déjà dans l’Antiquité, réécrivant dans le même mouvement l’histoire de l’humanité en général et des Amériques en particulier. Ainsi, pour le Moorish Science Temple (qui inspirera la NOI), les Africains, menés par Yakub, seraient arrivés aux Amériques bien avant les Européens. Ce mythe résonne dans la théorie parahistorique d’Ivan Van Sertima selon laquelle des africains auraient été à l’origine de la civilisation olmèque. C’est que ces statues gigantesques donnent une autre dimension au signe de tête noir…
À la croisée de toutes ces idées, styles et influences, on trouve à partir de la fin des années 50 la figure imposante de Sun Ra, jazzman unique à la mythographie personnelle intense. Habillé (ainsi que les membres de son Arkestra, jeu de mot sur orchestre et arche, comme l’arche de Noé) comme une déité de l’Egypte ancienne à laquelle il emprunte aussi son nom, Sun Ra dit avoir été enlevé enfant et transporté sur Saturne, d’où il est revenu avec une mission : sauver la diaspora africaine par le son. Et quel son : pendant les décennies que dure sa carrière, Sun Ra intègre à sa musique toutes sortes d’innovations technologiques : pionnier du synthétiseur, il utilise dès la fin des années 70 l’Outer Space Visual Communicator, un clavier permettant de « peindre en lumière » en direct. Les expérimentations et réaffectations de Sun Ra sont une des caractéristiques de l’afrofuturisme musical dont les représentants de Ra à Funkadelic en passant par Jimi Hendrix, d’Afrika Bambaataa à Janelle Monáe adoptent, s’approprient et détournent les technologiques musicales et autres : voir notamment l’histoire du vocoder, outil d’encryptage sonore utilisé et abandonné par l’armée avant de se voir récupéré et recyclé, source des voix de robots si prisées du hip hop des origines. Les futurs explorés par l’afrofuturisme sont souvent antérieurs ou parallèles, des options galvaudées, ignorées ou méprisées par la majorité blanche — des univers entiers créés dans les interstices. « Je viens d’un rêve immémorial fait par l’homme noir » dit Sun Ra dans le film dont il est le héros, Space is the Place (1974), s’adressant à un parterre de jeunes ébahis par le style et le discours du musicien.
« À vrai dire, je suis une présence envoyée par vos ancêtres. Je serai ici jusqu’à ce que j’aie choisi certains d’entre vous pour vous ramener avec moi. »
— Et si on ne veut pas y aller ; tu vas nous forcer à y aller ? »
— Alors je devrai vous faire ce qu’ils vous ont fait en Afrique : vous enchaîner et vous emporter.
— Y a des blancs dans l’espace ?
— Ils se baladent dans l’espace en ce moment-même. Ils voyagent fréquemment jusqu’à la lune : j’ai remarqué qu’aucun d’entre vous n’a été invité. Comment pensez-vous pouvoir exister ?»
La scène, probablement inspirée d’un épisode malheureux où Ra et l’Arkestra se virent expulsés d’une maison gérée par les Black Panthers, donne une bonne idée à la fois des paradoxes d’une certaine branche cosmique de l’Afrofuturisme dans Ra et sa musique : bizarres, uniques, révolutionnaires peut-être, mais comme les planètes peuvent l’être, trop souvent en rupture ostentatoire et voulue avec les problèmes de ce bas-monde, l’Afrofuturisme aura composé ses premières mélodies à la croisée du free jazz et de l’ère spatiale, et annoncé les premiers pas du Black Power.
C’est de là qu’on se doit de démarrer, un œil devant, et un œil derrière, comme l’aura fait Samuel R. Delany, dont la première nouvelle est publiée en 1960 alors qu’il a dix-huit ans. Rare auteur noir de SF à l’époque, il se fait vite remarquer par la diversité unique de ses personnages (des noirs dans l’espace !) et ses thèmes originaux, joignant aux planètes lointaines des réflexions linguistiques (Babel-17) ou révisant les mythes antiques par le biais de la pop culture (L’intersection Einstein). Dahlgren — un pavé halluciné suivant les aventures de Kid, un personnage amnésique, dans Bellona, une ville ravagée et constamment changeante — est souvent présenté comme le chef d’œuvre de Delany ; mais de ses essais retraçant ses aventures personnelles à la découverte de son homosexualité aux nouvelles et romans inventant des planètes et civilisations façonnées par les différences ethniques, sexuelles, c’est bien la galaxie de son œuvre tout entière qu’il faut aller explorer.
Mais je digresse: nous avons rendez-vous avec d’autres étoiles.
Poster de Space is the Place, 1974.
Abductions
Pas d’invitation officielle pour les astronautes noirs pendant les premières décennies de la course à l’espace — il faudra attendre 1983 pour voir Guion Bluford sortir de l’atmosphère dans une navette Challenger. D’aucuns cependant disent que le pionnier de l’espace Africain américain s’appelle Barney Hill, humble employé des services postaux américains. Conduisant à travers le New Hampshire pendant une triste nuit de l’année 1961, le long d’une route solitaire de campagne, alors qu’ils cherchaient à rentrer chez eux, Barney et sa femme Betty remarquent une lumière étrange dans le ciel étoilé. C’est un objet volant non identifié qui vole bientôt est si proche d’eux qu’ils réussissent à y distinguer des formes humanoïdes. Le couple se retrouve soudain une trentaine de kilomètres plus loin sans aucun souvenir de ce qui a pu se passer. Couple interracial à une époque où on n’en voit pas beaucoup, petits bourgeois bien mis avec une histoire digne de la Quatrième Dimension, les Hills passeront des années à répéter leur histoire, qui devient le standard des histoires d’enlèvement, inspirant notamment la séquence d’ouverture culte de la série Les Envahisseurs. Après les agents du gouvernement, c’est avec les fidèles de leur église que les Hills partageront d’abord cette histoire. Plus tard, des rêves récurrents viendront suggérer un enlèvement, des tests, pire même peut-être, enfin bref, le prototype de l’abduction extraterrestre.
Prototype ? Comme le dit en passant Mark Dery, « les Afro-Américains sont les descendants d’abductés extraterrestres ». Si vous ne le croyez pas, prenez ce passage extrait du récit d’Olaudah Equiano : enlevé enfant dans les années 1750 au cœur du Nigéria actuel par une nation voisine hostile, il fut forcé de traverser le continent jusqu’à la côte Atlantique où il fut vendu à des négriers anglais. Écrivant des années plus tard après avoir acheté sa liberté et s’être installé à Londres, il se remémore le traumatisme absolu de ce moment où voyant simultanément pour la première fois l’océan, les navires, et les blancs, il bascule dans un autre monde :
« En arrivant sur la côte, la première chose que je vis fut la mer, et un navire négrier ancré dans la rade qui attendait sa cargaison. Mon étonnement à cette vision se transforma rapidement en terreur lorsqu’on me transporta à bord. Immédiatement l’équipage me bouscula, me touchant ci et là pour s’assurer de ma bonne santé. J’étais dorénavant persuadé que je venais d’entrer dans le domaine d’esprits mauvais et qu’ils allaient me tuer. La couleur de leur peau, tellement différente de la nôtre ; leurs cheveux si longs ; leur langue si différente de toutes les langues que j’avais entendues jusque là : tout venait confirmer mes soupçons. Telle était l’horreur de mes convictions et de mes appréhensions à ce moment qu’eus-je eu en ma possession dix mille mondes différents, je les aurai tous abandonnés de bon gré contre la chance d’échanger ma condition avec celle de l’esclave le plus malheureux dans mon propre pays. Lorsqu’observant le navire, j’y vis une grande Chaudière de cuivre remplie d’eau bouillante et une multitude de noirs enchaînés, l’abattement et la tristesse marquant chacun de leurs visages, je n’eus plus aucun doute quant au sort qui m’attendait; accablé d’horreur et d’angoisse, je tombai raide sur le pont et m’évanouit. Quand je me réveillai quelques temps plus tard, je trouvai des noirs autour de moi — probablement ceux-là même qui m’avaient amené à bord et avaient reçu leur salaire — ils me parlèrent pour essayer de me remonter le moral, en vain. Je leur demandai si ces blancs aux airs horribles, aux visages rouges et cheveux lâchés n’allaient pas nous manger. Ils me dirent que non… Je demandai si ces gens n’avaient pas de pays et vivaient dans cet endroit creux (le navire) : on me répondit que non, mais que leur pays était très lointain… Je demandai comment le vaisseau avançait ? Ils me répondirent qu’ils ne le savaient pas, mais que lorsqu’ils accrochaient des tissus accrochés aux mats avec des cordes, le vaisseau avançait ; les blancs avaient un sort ou autre formule magique qu’ils mettaient dans l’eau quand ils voulaient arrêter le navire. Ce récit m’impressionna grandement, et me convainquit encore plus qu’il s’agissait là d’esprits. J’aurais voulu ne plus être parmi eux, car je pensais qu’ils allaient me sacrifier. Mes prières furent vaines : nous étions entreposés de telle manière qu’il était impossible de s’échapper. »
Olaudah Equiano, The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano
Les ouailles du couple Hill auront aussi peut-être reconnu dans la mésaventure du couple un écho à un ou deux épisodes bibliques bien connus du christianisme noir américain : c’est que les esclavisés africains déportés aux Amériques, convertis de force, même si souvent juste en surface, écoutent les histoires et se les approprient aussi. Si la musique gospel de par son nom peut sembler se référer de prime abord aux évangiles du Nouveau Testament, elle est tout autant imbue des épisodes de l’Ancien : la sortie d’Égypte des Hébreux est un parallèle à la situation des Africains d’Amérique aussi évident qu’il est constamment évoqué. Mais ce n’est pas tout : contre l’abduction originelle, la culture afro-américaine s’approprie des enlèvements célestes, enviables, inspirés par le Verbe. Le livre d’Ézéchiel raconte ainsi ses « visions divines » de roues gigantesques pivotant dans les nuages et lui communiquant la parole de Dieu. Ces roues célestes se fondent à d’autres rêves, aussi inspirés par la Bible, parlant d’exode au-delà du prochain fleuve, de la prochaine frontière, terrestre ou pas, qui tous animent l’imaginaire noir américain pendant toute la période de l’esclavage, se mêlant notamment aux véritables projets de relocalisation aux Antilles, en Amérique centrale, en Amérique du Sud, au Canada ou en Afrique, n’importe où ailleurs.
La plupart de ces projets disparaissent peu à peu des discussions politiques afro-américaines après la guerre de Sécession, mais ils restent en filigrane dans les gospels dont la popularité devient globale à la fin du XIXème siècle (notamment grâce aux tournées européennes des Fisk Jubilee Singers). Ezekiel saw the wheel/Way up in the middle of the air, dit la chanson, reprise par Louis Armstrong et bien d’autres. C’est le vers qu’utilisera Ray Bradbury pour intituler le chapitre de ses Chroniques Martiennes (« À travers les airs » ou « Tout là-haut dans le ciel » en traduction française) où une ville du Sud ségrégationniste se réveille un matin pour voir toute sa population noire se ruer vers un banc de fusées à destination de la planète rouge. Une manière comme une autre de régler sur le papier une « question raciale » en passe de redevenir la question centrale de la politique domestique étatsunienne à la publication de cette histoire en 1950, l’histoire de Bradbury a aussi la particularité d’être un rare, sinon unique, exemple de traitement direct du racisme à l’américaine par un auteur blanc à cette époque.
Plus encore qu’Ézéchiel, c’est le prophète Élie, enlevé sous les yeux de son disciple Élisée par un « char de feu et des chevaux de feu », qui inspire les visions d’évasion mysticosmiques qui sous-tendent deux des gospels les plus célèbres : « Swing Low, Sweet Chariot », et « Swing Down Chariot ». C’est la chanson à laquelle fait écho Parliament Funkadelic, l’autre source incontournable du son afrofuturiste, dans « Mothership Connection (Star Child) ». Dès l’entrée de ce morceau épique, le programme est clair : « Starchild, Citizens of the Universe, Recording Angels/We have returned to claim the pyramids » « Enfant des étoiles, citoyens de l’univers, anges enregistreurs/Nous sommes revenus pour récupérer les pyramides ». L’écho à la phrase du poète Beat Ted Joans, en scène avec l’ensemble free jazz d’Archie Shepp au festival panafricain d’Alger (« Nous sommes revenus ; nous sommes des noirs américains, des Africains des Etats-Unis mais, première chose : nous sommes Africains ») n’est pas un hasard ; mais les apôtres du funk reviennent de l’espace, pas des Amériques, et c’est là qu’ils retourneront. En concert, c’est quand Funkadelic cite le refrain de « Swing Down Chariot » — Swing down, sweet chariot stop and let me ride ; Descend, doux chariot, arrête-toi et laisse-moi monter — que le vaisseau-mère apparaît, descendant sur scène dans un déluge d’étincelles et de fumée pour révéler Dr Funkenstein, remède à tous vos maux de tête (Commencez ici et laissez rouler). Après s’être présenté, le docteur cite un autre gospel bien connu — « Dem Dry Bones », écrit par l’écrivain et secrétaire du NAACP James Weldon Johnson — inspiré par les visions post-apocalyptiques (littéralement) de l’inévitable Ézéchiel. Pfiou. Les roues célestes n’arrêtent pas de tourner.
Et les extraterrestres n’arrêtent pas d’abducter : on ne s’étonnera pas que le motif revienne régulièrement dans les écrits de l’écrivaine Octavia E. Butler. Il est notamment au centre de sa trilogie Xenogenesis (en cours de publication au Diable Vauvert), où l’on suit Lilith Iyapo, femme noire et rare survivante d’une guerre nucléaire ayant décimé l’humanité et ravagé la Terre. Elle comprend peu à peu que sa survie est due aux Oankali, un peuple extraterrestre humanoïde (deux jambes, deux bras en général, une tête) mais aussi indéniablement autre (il y a trois genres chez les Oankali, et iels sont couverts de tentacules grâce auxquels ils obtiennent toutes leurs informations sensorielles) — et les Oankali ont un projet : ayant rendu la Terre habitable, ils veulent la repeupler en joignant leur race à la race humaine. Dans son chef d’oeuvre Liens de Sang — récemment adapté — non sans problèmes — pour une série sur Amazon — Dana, femme noire américaine évoluant en 1976, se retrouve inexplicablement projetée dans le XIXème siècle et y rencontre ses ancêtres : son aïeule esclavisée et l’esclavagiste qui l’a violée. Expliquant l’origine de cette idée, Butler explique avoir été inspirée par des camarades de fac trop prompts à déclarer que dans les circonstances imposées à leurs ancêtres, eux n’auraient pas hésité à se battre pour leur liberté. Butler, elle, n’en était pas si sûre ; c’est pourquoi — dans Liens de Sang comme dans Xenogenesis et bien d’autres — plutôt que s’intéresser à la résistance ostentatoire, romantique, violente à l’oppression, elle se penche plutôt sur les compromis et arrangements nécessaires à la survie sous toutes ses formes.
Les histoires de contact restent prisées des auteur.es afrofuturistes, ou africanofuturiste dans ce cas : dans Binti, le roman court de Nnedi Okorafor, la protagoniste du même nom, est en transit spatial vers son université quand les Méduses, une race extraterrestre récemment en guerre avec certains humains, attaquent le vaisseau. Les origines, la culture de Binti qui faisaient d’elle une paria parmi ses camarades l’aideront à communiquer avec les extraterrestres, sans pour autant que le conflit général ne disparaisse. Il en faudra plus pour régler les problèmes du monde.
Butler explique avoir été inspirée par des camarades de fac trop prompts à déclarer que dans les circonstances imposées à leurs ancêtres, eux n’auraient pas hésité à se battre pour leur liberté. Butler, elle, n’en était pas si sûre ; c’est pourquoi — dans Liens de Sang comme dans Xenogenesis et bien d’autres — plutôt que s’intéresser à la résistance ostentatoire, romantique, violente à l’oppression, elle se penche plutôt sur les compromis et arrangements nécessaires à la survie sous toutes ses formes
Des lendemains qui chantent peu
On ne s’étonnera pas de l’intérêt porté par les auteurs afro-américains aux apocalypses en tous genres : ici encore, la vision du monde après la fin du monde offerte du Livre de la Révélation fait écho à celles d’autres prophètes, dont bien sûr notre ami Ézéchiel : un meilleur monde arrive. Imaginez donc. C’est notamment ce à quoi s’intéresse Samuel Delany dans son roman Triton où la lune de Neptune voit se développer une société dont la technologie et les lois laissent une liberté quasi-absolue à ses citoyens. Libres de changer de sexe, d’apparences et mêmes de goûts à l’envi et en l’absence presque totale de gouvernement, Triton se trouve cependant vite en porte-à-faux avec la société terrienne bien plus stricte. Le paradis ne pouvait pas durer…
C’est que l’expérience terrestre suggère aussi que la route vers ce meilleur monde passe probablement par d’autres bien pire où il ne fera pas forcément bon être noir. On trouve beaucoup de textes afrofuturistes dans cette veine. WEB DuBois, figure incontournable de la culture afroaméricaine (historien, sociologue, littérateur, fondateur du NAACP, activiste panafricaniste, n’en jetez plus), aura notamment été en 1920 l’auteur de la nouvelle « The Comet », où l’on suit un rare rescapé noir d’une catastrophe ayant apparemment tué l’humanité tout entière… ou presque. Une décennie plus tard, c’est le journaliste et auteur George Schuyler qui publie The Black Internationale et Black Empire, l’histoire rocambolesque de Dr. Belsidus, un scientifique maniant une technologie ultra-avancée qui permet à son organisation secrète, l’Internationale Noire, de se battre pour expulser les blancs d’Afrique. Belsidus est un monstre en puissance, mi-Mussolini mi-Dr. Mabuse, qui installe un culte du Dieu de l’Amour destiné à apprendre aux masses l’obéissance à l’Internationale Noire. Si Schuyler, champion du contrepied même dans sa jeunesse socialiste, avait tendance à regarder tous les leaders politiques du coin de l’œil, son scepticisme ne le sauvera cependant pas. Schuyler s’enlisera peu à peu dans la fange maccarthyiste et l’extrême-droite. Les futurs ne sont pas tous radieux.
C’est donc souvent que les auteurs afrofuturistes nous font voyager dans les ruines. À ce petit jeu-là, c’est encore Butler qui règne : sa Parabole du Semeur (et la suite, La Parabole des Talents), chef d’œuvre absolu, commence aux Etats-Unis en 2024 alors que le pays tombe petit à petit en morceaux, saccagé par la montée en puissance d’entreprises tentaculaires exacerbant la pauvreté et l’insécurité, ce qui reste du gouvernement fédéral s’enfonçant dans une dictature suprémiste blanche et théologique (tiens, tiens) alors que du fait du déréglement climatique, la Californie brûle (TIENS TIENS). Le personnage principal de Butler est Lauren Olamina, une jeune femme noire souffrant d’ « hyperempathie » : elle ressent tout ce qu’elle voit les gens ressentir, la douleur tout particulièrement. Lauren développe une philosophie à la fois pour faire face aux exigences toute particulières de sa vie, mais qui s’applique plus généralement au monde autour d’elle : la seule vérité est que « Dieu est changement » et l’humanité, « la Semence de la Terre », qui devient aussi le nom de sa philosophie, se doit de façonner Dieu pour pouvoir survivre. Alors qu’elle est forcée par les circonstances à fuir le complexe où elle habite pour partir sur les routes, Lauren s’entoure petit à petit d’une communauté qu’elle convertit. L’horizon ambitieux qu’elle propose pour la Semence de la Terre, bien qu’elle soit clouée au sol : les étoiles, un champ sans fin à aller féconder. La fin du monde n’est jamais que la fin d’un monde.
Le futur dystopique proche donne aussi le décor de La Ronde des esprits, un classique de l’écrivaine jamaïco-canadienne Nalo Hopkinson qui me permet de me tourner vers la Caraïbe. Dans ce futur proche, suite à des émeutes suivant elles-mêmes la chute de l’économie, les autorités ont abandonné le centre-ville aux plus démunis ; la ville est virtuellement séparée de ses alentours et ces populations doivent se débrouiller seules, retournant à un système de troc et devant subir la loi de Rudy Sheldon, chef de gang terrorisant la population et ses subalternes grâce à sa connaissance de l’obeah. Face à lui, Ti-Jeanne, jeune mère vivant avec sa grand-mère Gros-Jeanne, guérisseuse servant toute la communauté qui se trouve bientôt directement menacée par Rudy, au service du gouvernement. Le roman d’Hopkinson révèle ce qui s’avère être une caractéristique spécifique — sans bien sûr être exclusive — des contributions caribéennes et africaines au genre, à savoir la jonction de la spiritualité aux thèmes futuristes de la SF. Si l’on retrouve cet élément dans nombre des romans de N.K. Jemisin, une des figures les plus prééminentes de la SF en général et de l’afrofuturisme en particulier, et dont les romans enjambent allègrement le fantastique, la SF et l’horreur. C’est notamment le cas de sa trilogie, Les Livres de la terre fracturée, décrivant une planète dont les cycles cataclysmiques ont dicté une l’organisation d’une société de castes étouffante, dont chaque volume a raflé les prix de SF cette dernière décennie.
Il y aurait beaucoup plus à dire et à décrire, beaucoup de musique, de films (les courts Pumzi de Wanuri Kahiu ; Afronauts de Nuotama Bodomo ; Dirty Computer, le film musical de Janelle Monáe, ou plus récemment Neptune Frost de Saul Williams) ; on pourrait explorer
l’art visuel sous toutes ses formes (voir l’exposition il y a déjà dix ans The Shadows Took Shape), ou pour revenir à la littérature, les histoires parallèles qu’on retrouve chez Colson Whitehead (L’Intuitionniste) ou P. Djéli Clark (Les tambours du dieu noir) entre autres ; les fables SFilosophiques de la seconde vie afrofuturiste de Walter Mosley, l’écrivain de polar ; les romans de Rivers Solomon qui transportent une société esclavagiste dans un vaisseau spatial dans L’incivilité des fantômes, et dans Les Abysses nous amène sous les flots à la suite d’une civilisation sous-marine créée par les descendants des femmes enceintes jetées dans l’océan par les navires négriers — un thème inspiré par la chanson « The Deep » du groupe Clipping, mais qui n’est pas sans évoquer le duo techno de Detroit Drexciya dont l’album The Quest suggérait que les « Drexciyens » seraient les descendants amphibiens des victimes noyées pendant le passage du milieu, démontrant par des cartes saisissantes (ci-dessous) un des tenants silencieux de l’afrofuturisme : les voyages interstellaires à travers l’Atlantique Noir, introduits de force par la traite négrière, ne se sont jamais arrêté. Le futur noir, c’est toujours maintenant. Allez y jeter un œil.